Etre à sa place. Et le savoir. Mes Carnets de Solénoïde remis en ligne!

En 2019, je publiai ici chaque jour et pendant plusieurs semaines mes Carnets de traduction du roman Solénoïde. Puis je crus que je pourrais publier ce travail après avoir été très encouragée par de nombreux lecteurs et par l’auteur lui-même, Mircea Cărtărescu.

Mais un seul jugement acerbe et violent me remit à ma place: je n’étais pas de ces personnes dignes de recevoir ne serait-ce que quelques conseils éditoriaux qui auraient permis d’améliorer l’ensemble afin de le publier. Non, il fallait me faire sentir que je n’étais vraiment pas à ma place.

Je tire enfin, aujourd’hui, une petite leçon morale de cet épisode mortifiant: il m’a fait prendre conscience qu’il existe sans doute autant de versions du plafond de verre qu’il existe d’individus sur terre. Le plafond de verre que j’ai heurté un jour d’été en 2020 a pris la forme de semences de cordonnier. La malheureuse lettre de refus aurait pu se contenter de n’être que cela, une lettre de refus inoffensive et banale. Il a fallu que son autrice qualifie les textes de mes Carnets de « travail de cordonnier ». De l’art de transpercer à la fois une malheureuse candidate à la publication et ces pauvres artisans qui n’ont rien demandé.

J’ai brisé mon plafond de verre personnel, car aujourd’hui je me sens libre de m’exprimer et d’expérimenter.

J’ai publié un livre, dans un domaine inattendu pour moi-même, puisqu’il allie texte et photographie et que je m’y suis sentie entièrement libre.

Je continue d’écrire dans mes Carnets de traduction. Ils éclaireront, le moment venu, le lecteur de l’œuvre gigantesque qu’il m’a été donné de traduire.

Aujourd’hui je remets en ligne ces chères pages de carnet qui peuvent accompagner la lecture de Solénoïde, et qui sont tout simplement le reflet de ma vie de traductrice. 

Bangalore stories – où il est question autant de traduction que de photographie

La traduction et la photographie se mêlent de plus en plus dans mon expression quotidienne, ou du moins révèlent ces jours-ci leur ancienne intrication, qui passait peut-être inaperçu, y compris à mes propres yeux.
 
J’ai passé une partie de janvier et février 2023 à Bangalore, dans le sud de l’Inde. Enorme et étonnante ville, dans l’Etat du Karnataka. 
J’avais emporté Théodoros, de Mircea Cărtărescu, pour continuer ma traduction sur place. J’ai écrit dans la chambre d’hôtel, dans des cafés, et même dans la cour de l’Alliance française, une fois. 
J’ai aussi eu chaque jour une seconde vie, celle de photographe. Je sortais en fin de journée, le soir, je rentrais tard, je parcourais la ville (enfin, quelques quartiers, car il s’agit d’une mégapole très étendue et comptant plus de 14 millions d’habitants).
 
Ainsi, quelques images fortes de Bangalore, mais aussi de Mysore et Cochin, où j’ai fait de rapides voyages les week-end, ont-elles nourri les pages colorées et puissantes de ce roman extraordinaire. Le point de contact? Il se trouve dans les lectures du héros de Mircea Cărtărescu, Théodoros, qui lit et relit, dans son enfance, les aventures d’Alexandre le Grand parti « jusqu’aux terres de l’Inde où se trouvaient des fourmis de la taille d’un homme ». De quoi alimenter sa future soif de conquêtes et son talent littéraire et fabulateur qui éclate brillamment dans ses lettres à Sofiana, sa mère (mais je vous laisse découvrir le roman).
 
Un jour, j’ai trouvé non pas une fourmi, mais une élégante mante religieuse, très petite, accrochée à une brindille rapportée dans ma chambre d’hôtel. Quel lien étonnant! La mante religieuse apparaît (les lecteurs de Mircea Cărtărescu le savent) dans le magnifique roman Solénoïde, que j’ai eu l’occasion de traduire en 2018 et qui a été publié en 2019…
 
Mon reportage photographique? Mes images entre chien et loup? Mes rencontres avec les hommes et les femmes qui y offrent généreusement leur regard? J’ai eu besoin de 3 années pour les regarder vraiment.
 
J’ai récemment été stupéfaite par ce que j’ai vu dans mes images. J’en ai montré une vingtaine sur mon second site, consacré à mon travail de photographe : https://photographe.laurehinckel.com/bangalore-stories-2023/
 
Allez voir mes photos, et dites-moi ici ce que vous en pensez, car je n’ai pas de module de commentaire sur l’autre site. Dites-moi si vous pensez à telle ou telle maison d’édition ou galerie pour abriter mon travail.
Je souhaite montrer mes images et en tirer un livre, une exposition. 
A bientôt, chers lecteurs fidèles de ma Part des Anges!
 

Écoutez le chapitre 20 de Solénoïde de Mircea Cărtărescu

J’étais en train de mettre à jour la page de Solénoïde ICI quand j’ai reçu un commentaire très agréable sur ma traduction et alors… j’ai découvert la chaîne Youtube d’un lecteur extraordinaire. Ci-dessous ce que Oncléo écrit au sujet de ce livre majeur.

On voudrait pouvoir le dire simplement : parmi les contemporains, on n’a jamais rien lu de si grand que Solénoïde, de Mircea Cărtărescu – superbement traduit par Laure Hinckel. Tout y est. Et encore le reste. Tout s’y trouve qu’on ne savait plus avoir perdu. Tout ce qu’on n’imaginait même pas possible du livre. Que peut la littérature face aux trous noirs ? Peut-être rien. Et c’est pourquoi Cărtărescu est le grand maître de « l’art de ne pas écrire de livres ». Un immense génie. Bien sûr, vous devez tout lire. Mais en attendant, on partage le chapitre 20 de Solénoïde, si beau, si troublant, si parfait, comme toutes ses autres pages. @Les Éditions Noir sur Blanc

Et puis le lien vers la lecture à haute voix avec un peu de musique très bien choisie. Beaucoup aimé cette voix. Et vous, l’aimerez-vous? Oncléo lit le chapitre 20 de Solénoïde:

« Le maître des rêves, le grand Isachar, était assis devant le miroir« … On y va? Bonne écoute!

 

 

J’ai pensé que ce serait intéressant…

… alors je l’ai fait. Voici, sous la forme d’une liste de liens, les 38 chapitres du journal de traduction de Solénoïde (rédigé du 31 décembre 2017 à fin novembre 2018), que j’ai publié ces trois derniers mois, après la parution du livre chez Noir sur Blanc en août.

Je les rassemble ici pour qui voudrait les lire tranquillement dans l’ordre chronologique de leur rédaction, et je pense surtout à ceux qui lisent sur leur téléphone, où il est plus difficile de naviguer via les mots-clés ou les archives. J’espère que cela sera utile. Il suffit de passer la souris sur les chapitres pour faire apparaître le lien.

Se mettre à nu

Le bois du manche

…que je sois dans un corps

Astrolabes

Des milliards d’existences virtuelles

Sur le statut de l’écrivain

La maison en forme de navire

De la place et de la politesse

Un plan d’évasion

Arrachés au forceps

Les salles à manger des périphéries

Comme une écaille

Le jumeau et le miroir

Secret de famille / Caty et Boltanski

Comme des lèvres

La grande femme en caoutchouc

Un mot roule dans ma tête

Qui a dit que traduire était facile?

Un mot inconnu

Les énormes rouages du temps crissent sur ce grain de sable!

De la transparence du sucre… candi

Kafka in the mirror

Métamorphose du rêve

Un merlu mélancolique

Le très béni corps humain

Tresses, queues de cheval et midinettes

Do not go gentle in that good night : hymne à l’humanité entière

L’éclosion du bouton de rose

Un blocage de plusieurs jours

De la mue, de l’esprit et du souffle dans Solénoïde

Le Rubik’s Cube dans Solénoïde

« Le sortilège d’un monde dépourvu de la bureaucratie psychique du réel »

Le faux rêve d’une Brasilia-sur-Dâmbovita

Les insectariums oniriques de Nicolae Vaschide

Défaire plusieurs rangs pour reprendre la maille perdue

Fourmilion des mots, je tourne et creuse le texte

Je sarcoptise dans le vide…

Point final… « à l’abri des terrifiantes étoiles »

 

 

 

Point final… « à l’abri des terrifiantes étoiles »

Une année de traduction de Solénoïde. La fin de mon journal.

21 novembre

L’ivresse de la course. Il me reste neuf pages à traduire! Je regarde derrière moi comme si un autre coureur de fonds me talonnait. Le tournis. Je ne cesse de scroller en tous sens. Je vérifie et revérifie des termes récurrents. Elle est tellement évidente, la démultiplication de nos possibilités, permise par l’outil informatique. Scoabe de fier, centrul de butelie, halat, aur topit, molie, sifonarie, cângi, aprozar, alimentara, Pelikanol (c’est notre colle Cléopâtre, fabriquée à base d’amidon et avec un parfum d’amande amère!), Petrosin… Des mots anodins qui requièrent mon attention. Et je pense à un Dictionnaire Cărtărescu. Comme une carte littéraire de son univers à travers ses thèmes, ses lieux, ses personnages et ses objets parfois (souvent) récurrents. Je me rends compte que je n’ai rien écrit au sujet de la traduction du fameux lada studioului. Un juteux exemple. Ce sera pour une autre fois.

Il me reste neuf pages, demain je commencerai la relecture finale. Il me faudra  resserrer les boulons, comme on dit dans notre jargon. Corriger des milliers de fautes de frappe. Prendre encore plus de distance critique avec ce que je choisis d’écrire pour donner une forme française à ce merveilleux texte. Je sais que cette relecture ne sera que la première. Une fois ma version envoyée, je continuerai à relire et il y aura ensuite la relecture de mon éditeur. Et, je le sais aussi déjà, qu’elle pointera des corrections à faire. C’est le jeu. Heureusement, je sais qu’elles seront limitées. Mais elle est là, la nouvelle trouille, après celle du bien faire pour l’auteur : que ce que j’ai écrit en traduction plaise à ceux qui liront. Car mon éditeur sera finalement le premier francophone à découvrir par lui-même les personnages, l’histoire, la pensée, toute la chair de l’oeuvre intitulée Solénoïde. Et il aimera ou pas. Je sais déjà que je serai dans mes petits souliers tant que je n’aurai pas un bon retour de David.

Mais d’abord, finir. Il y a eu l’époustouflant chapitre 45. Des jours et des jours à 18157, à 18354, à 17700, à 18468 signes dans la journée. Parfois seulement 3653 signes, comme le 9 novembre, lorsque j’ai dû aller à Orléans pour rencontrer les responsables de l’association Tu connais la nouvelle? On va travailler ensemble sur une tournée d’écrivains roumains en région Centre en 2019. J’espère que cela sera du sérieux.

Et puis il y a les préparatifs de la Tournée des traducteurs que je partage avec Cristina Hermeziu. Notre première étape sera à Beaune, début décembre et il y en aura huit ou neuf en tout durant les six premier mois de l’an prochain, le temps de la Saison france-Roumanie. Recréation de la conception des affiches, avec mon idée d’une France vue du haut d’une montgolfière, et nos étapes marquées par une petite manche à air rigolote que j’ai tracée à l’aquarelle… De la respiration dans mon marathon.

Le chapitre 45, donc, est l’étonnant voyage du narrateur dans la peau d’un acarien, d’un sarcopte de la gale dans la main de Palamar. Jeu fractalique des mondes et des visions imbriqués, marque de fabrique de M.C. Le très grand se reflète dans l’infiniment petit et vice-versa. Tout est signe, signal et correspondance biblique dans ce voyage vers une autre dimension, pas au sens de 3e et 4e dimension, mais au sens de taille des univers, voyage dont il revient avec l’amertume de n’avoir pas réussi à délivrer son message : car l’homme n’est pas capable de saisir ce qui est au-delà de lui. Il est réellement aussi aveugle qu’un acarien.

Il y a eu aussi le joli conte des trois cœurs, le cœur de cristal, le cœur de fer et le cœur de plomb, que le narrateur écrit pour sa fille à naître. Et puis, devant la carte de Bucarest, le narrateur marque les emplacements de tous les solénoïdes enterrés dans le sous-sol de la capitale.

Avec tout ça, je suis arrivée au chapitre 49 et j’ai senti que Mircea Cărtărescu voyait lui-aussi le bout de son livre : « Mon monde va prendre fin bientôt, avec la fin de mon manuscrit ».

Si vous ne voulez pas savoir comment se termine le roman, il est temps d’arrêter votre lecture!

Par une journée torride anticipant la catastrophe finale, le couple et le bébé se promènent dans le centre de Bucarest, entrent dans un vieux cinéma pour y trouver de la fraîcheur et là, le narrateur se retrouve devant un film-rêve où il se voit guidé par un enfant dans un tombeau où se trouve le gisant de sa propre mère. Moment de douleur suprême du remord, celui de n’avoir pas allumé de bougie au chevet de sa mère morte pour éclairer son chemin dans l’au-delà. Remord symbole de tous les remords, je le vois comme un appel à accomplir nos actes, ceux qui nous construisent. Tant qu’on ne les a pas accomplis, fût-ce par l’intermédiaire d’un rêve salvateur, ils restent comme une brique manquante, celle qui affaiblit, par son absence, la construction de nous-mêmes.

L’ultime chapitre est à la fois swiftien (coexistence gullivérienne des humains et des assaillants très petits –  ici les acariens, c’est-à-dire des araignées), naïf, c’est-à-dire renvoyant à des images iconiques et grand moment d’explication : les veines mystérieuses qui apparaissaient ici et là dans le sol tout au long du roman étaient les points d’alimentation des enfers, peuplés de créatures se nourrissant de la douleur humaine. La vision apocalyptique de la Bucarest en forme de pyramide inversée s’élevant dans le ciel, est une nouvelle Laputa et une vision en creux de l’Enfer de Dante tel que représenté par Botticelli. La double auto-référence est visible dans l’évocation de cette Laputa, peuplée de mathématiciens, comme cette Bucarest recréée autour des pensées mathématiques les plus extrêmes, les plus impensables, les plus poussées aux limites de l’entendement humain, et que le narrateur manipule et interprète à son niveau…

Reprise du poème sublime de Dylan Thomas et vision saisissante, dans la Morgue où tout le peuple des piquetistes s’est rendu une dernière fois avant le décollage de la ville, des dizaines d’hypostases du corps du narrateur, illustration de la pensée espace-temps enfermant chaque hypostase de nous-mêmes dans la seconde immédiate, comme une suite d’arrêts sur image. Notre expérience existentielle est une succession de présences corporelles uniques, chacune d’elle côtoyant son double irréalisé. Le narrateur traverse une vaste exposition de ces corps sur les tables d’analyse de la Morgue. Vision non pas mortuaire ni morbide, mais philosophique. Irina, leur nourrisson et lui vont finir leurs jours dans la petite chapelle en ruine découverte dans la forêt, un jour quand ils cueillaient des glands pour les rapporter à l’école 86.

22 novembre 2018

« …à l’abri des terrifiantes étoiles« . Je viens de taper le point final de la traduction. Il est 15h39.

302505 mots. 1 772 737 signes. 21299 lignes.

10 mois et 22 jours d’écriture.

J’ai vécu le calvaire scolaire de la manipulation maladroite des chiffres et des calculs. Noter, avec cette précision maniaque leur interprétation de mon travail a aujourd’hui quelque chose de jouissif, car ils ne disent rien que ce qu’ils décomptent. C’est ma revanche. Ils sont parfaitement univoques. 21299, c’est 21299. Ça ne peut pas être interprété. Seulement décomposé, éventuellement. Pas coloré. Ni mal traduit ni bien traduit. Ni chargé de rêve et de références. Les mots, en revanche…