Le marchand de premières phrases

Matei Visniec

Editions Actes Sud
ISBN 978-2-330-05786-2
marchand

O n ne peut mieux écrire qu’Anne-Marie Mitchell, dans sa très belle chronique livres à l’intérieur des pages du quotidien La Marseillaise! :
« Instrument qui, garni de petits fragments de diverses couleurs, montre à chaque mouvement des combinaisons variées. Ainsi le dictionnaire définit-il le kaléidoscope. Ainsi l’écrivain roumain, installé en France, définit-il son roman Le Marchand de premières phrases. À sa lecture, nous revint en mémoire l’image de Blaise Cendrars « kaléidoscopant », au moyen d’une longue vue, les paquebots sortant du port dans la rondelle « irréelle » de sa lunette. Ouvrons le livre de Matéi Visniec et lisons le tout début: « La première phrase d’un roman est le cri irréfléchi qui provoque l’avalanche… C’est l’étincelle qui déclenche la réaction en chaîne… Une première phrase n’est jamais innocente. Elle contient le germe de toute l’histoire, de toute l’intrigue. La première phrase est comme l’embryon de tous les possibles, comme un spermatozoïde chanceux, si vous voulez bien me permettre cette comparaison… Ha ha!… » Vous avouerez que nos collégiens aimeraient davantage cette définition de l’incipit que celles imposées par les manuels scolaires! Mais à qui appartient la voix qui semble solliciter l’attention de tous les lecteurs? Elle appartient à Guy Courtois, le Marchand de Premières Phrases, qui va bientôt laisser sa carte de visite (les meilleurs écrivains d’Europe ayant déjà eu recours à ses services) au protagoniste de Visniec – écrivain récemment récompensé par un jury de prix littéraire, mais en mal d’inspiration. Carte sur laquelle ne figure aucun numéro de portable, ni adresse e-mail. Le genre épistolaire (dont la disparition le désole) étant pour lui le seul moyen d’éviter de se « laisser emporter par cette fatalité de l’urgence, inventée par la modernité ». Voilà pourquoi leur correspondance (tel est son ordre) se fera sur des feuilles de papier A4, à la main et au stylo-plume. Le Bic étant pour lui une insulte. Qui est Guy Courtois ? En vérité, c’est un bonhomme des plus mystérieux, qui dit être employé par une étrange Agence dont le travail consiste, depuis plus de trois cents ans, à procurer des incipits aux écrivains. L’un de leurs plus célèbres : « Aujourd’hui, maman est morte. », immortel sésame de L’Étranger d’Albert Camus. Ho! Il y en a d’autres. Vous pensiez que « Longtemps, je me suis couchée de bonne heure.  » avait surgi de l’esprit de Marcel Proust… hé bien, non !

La première phrase est comme l’embryon de tous les possibles, comme un spermatozoïde chanceux, si vous voulez bien me permettre cette comparaison…

Cette mémorable phrase est née sous la plume d’un ancien de ladite agence littéraire. Admettez que ça vous en bouche un coin ! De toute façon tout est subliment bizarre dans ce roman. Ne vous étonnez donc point si une ville se vide tout à coup de tous ses êtres vivants. Si un trépassé, mort depuis trois ans et entouré d’une myriade de pigeons, se demande pourquoi personne ne semble s’être aperçu de son absence prolongée. Car vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Des dizaines d’invraisemblances vous attendent à chaque nouveau chapitre. Pour ne mentionner que celui dans lequel vous seront proposés des senseurs Patch, capables de capter vos émotions quotidiennes et de les transformer en mots. Ou celui dans lequel un homme rédige la liste des problèmes de l’humanité. Chapitres qu’il vous faut lire telles des fictions entamées, mais non achevées. Des croquis de récits. Des pages disparates. Mais aussi comme des pages autobiographiques. Un roman, pour reprendre une phrase du livre qui mêle « le fantastique à l’onirique, le goût de l’absurde et de l’insolite à une immense capacité d’observation de la réalité dans toute sa profondeur. Gogol, Kafka, Beckett, Cioran, Ionesco, doivent se mordre les doigts de ne point l’avoir écrit. Un chef-d’œuvre qui fera l’admiration de la postérité la plus reculée. »

Paru en janvier 2016