Odessa transfer – être traducteur, c’est se prononcer et choisir

Il y a des moments où connaître sa propre place et s’élever pour la défendre devient vital. Etre une traductrice aujourd’hui c’est être, dans la mesure du possible, un acteur du débat intellectuel et culturel. Notre place aujourd’hui, la mienne en tout cas, m’intime d’affirmer que nous devons être conscients de la richesse de nos valeurs démocratiques et prêts à les défendre. Le faire en tant que traductrice littéraire, c’est défendre ce qui fait de nous des êtres incontournables dans le dialogue et la paix.

Nous devons savoir ce que l’on fait et comment nous le faisons. Nous devons connaître la valeur de chaque mot que nous posons sur le papier. Même en traduisant une notice technique, on a une responsabilité. Même en traduisant un texte de sciences humaines, on a une responsabilité (et ô combien!). Même en traduisant « un simple article de presse« , on a une responsabilité (encore plus aujourd’hui!). Il est donc inconcevable, me semble-t-il, d’être traducteur et de ne pas vouloir poser devant soi ce qu’est l’acte de traduction, ne pas prendre le temps de penser à ce que l’on écrit et comment on l’écrit.

Je tenais à écrire ces mots qui s’adressent à tous ceux pour qui le beau don de cette profession deviendrait quelque chose d’automatique et de banal.

*

Aujourd’hui, je tiens à présenter un extrait de ce texte formidable de Nicoleta Esinencu, traduit par mes soins en 2009 pour le très beau recueil Odessa transfer – Chroniques de la mer Noire, chez Noir sur Blanc. C’est une sorte de slam pour un one woman show. Poignant et juste. 

Nicoleta Esinencu est une dramaturge européenne, elle écrit en roumain, elle vit à Chisinau, la capitale de la Moldavie – quand elle n’est pas dans des résidences d’écriture -, elle parle aussi le russe évidemment, au regard de l’histoire de son pays. Elle est une écrivaine féministe, un de mes collègues a traduit son Evangile selon Marie, aux éditions de l’Arche. 

Je propose aujourd’hui cet extrait à votre lecture parce que la ville de Marioupol est sous les bombes, parce que la ville d’Odessa semble le prochain objectif des troupes russes, parce qu’Odessa, c’est à 60 km de la plus proche frontière de la Moldavie, à 200 km de la capitale de la Moldavie, à 300 km de la plus proche ville roumaine, Galati, ma ville d’adoption, ville de l’Union européenne, ville jumelée avec Pessac (agglomération de Bordeaux).

Mais surtout parce que la réponse universelle à ce conflit est et sera l’intelligence par la culture et l’échange, après le bruit des armes, car il faudra se retrouver. 

Nicoleta Esinencu : 

« …et aujourd’hui le même professeur dit

dans le processus de résolution du conflit de transnistrie

la moldavie compte beaucoup

sur l’aide de l’amérique et de l’otan

pour l’intégration dans l’ue la moldavie

compte beaucoup sur l’aide de la russie

et brusquement

tout le monde descend dans la rue

et certains

se couchent sous les tanks

d’autres observent de derrière les rideaux

et craignent d’être vus

d’autres lancent des pierres

à leurs fenêtres

des pierres qui sont transportées

et déposées au centre ville

par les ambulances

qui ne répondent plus

à aucun appel d’urgence

et brusquement

certaines frontières se ferment

et brusquement

d’autres frontières

s’ouvrent

et quelqu’un

fonde le club des « casseurs de gueules »

des garçons jeunes et solides

qui traînent le soir après neuf heures

dans les allées et dans les quartiers

en demandant une cigarette

en attendant une réponse en russe

et qui en plus de se faire un but de leur casser la gueule

avaient aussi celui de leur prendre leur porte monnaie

et pendant ce temps d’autres

écrivent sur toutes les clôtures

de la ville

[…]

et tout aussi brusquement toutes les rues changent de nom

les trains changent de destination

les gens changent de passeport

les russes deviennent ennemis

les moldaves roumains

les roubles deviennent des coupons

les coupons deviennent des lei

les communistes deviennent des démocrates

les camarades deviennent messieurs

la milice devient police

et tous deviennent chrétiens

les américains deviennent amis

surtout si tu trouves un, un pigeon

égaré en moldavie

et que tu lui prends au lieu de 1 leu

100 lei

parce que de toute façon il ne pige rien

et pourquoi  ne pas en profiter alors

les billets se ressemblent tant

et ce n’est pas ta faute

et ensuite tu l’invites à prendre une bière

une bière que bien sûr il paiera

et encore

tous deviennent libres

et tout devient

guerre

et les jeans deviennent des jeans déchirés

alors que quelqu’un disait que les jeans véritables

ne peuvent être déchirés

et maman dit à papa

nous devons acheter aux enfants

une paire de jeans neufs

tu ne les vois pas comment ils se promènent les pauvres

avec des jeans déchirés

la guerre

dont je ne me souviens que d’une chose

une chose que je ne comprenais pas

pourquoi il arrive que

les moldaves meurent en combattant du côté des russes

et les russes meurent en combattant du côté des moldaves

dans ce cas pourquoi la guerre

et depuis lors papa n’est plus jamais allé à la mer

et depuis lors maman n’est plus jamais allée à la mer

et mon frère s’est marié en ukraine

et il est parti […] »

Dans le même recueil, il y a aussi entre autres Andrzej Stasiuk et Attila Bartis, Katia Petrovskaia et aussi Mircea Cartarescu, avec son merveilleux texte Pontus Axeinos. Rendez-vous demain.

Thrillers, Spillers, Fillers en traduction

Comment j’ai traduit Le livre de toutes les intentions

13 janvier 2021

Thrillers, Spillers and Fillers :  les jardiniers utilisent cette expression mnémotechnique ressemblant à une formulette, facile à retenir, pour composer des jardinières spectaculaires :

Thrillers: pensez à créer un point d’intérêt, avec des feuillages voyants, une plante érigée peut-être; j’ai noté caladium dans mon carnet;

Spillers, ce sont les retombantes, utiles peut-être pour cacher le bac; evolvulus? scaevola? réglisse?

Fillers : penser à utiliser aussi des variétés qui remplissent les trous… Mandevilla (dypladenia), angelomia?

Inutile de vous dire que ces principes ne doivent surtout pas s’appliquer à la traduction! En revanche, je crois bien que c’est utilisable par les communicateurs lorsqu’il s’agit de doper un texte un peu mou du genou! 

Je vois une chose, peut-être, quand même : il est utile de repérer, dans la version originale, les thrillers, ces mots qui sont structurants, qui à la manière des caladiums voyants et colorés si chers à Huysmans, ou du moins à Des Esseintes, forment des îlots de sens. Que les phrases soient longues et sinueuses ou courtes et nerveuses, il s’agit, en premier et meilleur lecteur du texte original, de repérer ces mots ou groupes de mots qui sont des pivots, des îlots, des feuillages colorés – pour poursuivre en bonne jardinière des mots. Et ce ne sont pas forcément des articulations dans la syntaxe, mais souvent des sonorités, des paquets d’allitérations ou d’assonances, le choix est assez large et la nature est tellement riche en sensations.

Quant aux spillers, on en voit beaucoup dans la littérature ronflante, de celle qui cherche à dissimuler la pauvreté du contenant. Enfin, peut-on vraiment critiquer celui ou celle qui a besoin d’un peu de verdure pour combler avec des spillers les espaces vides et arrondir les angles d’une argumentation un peu sèche?  

Je m’amuse un peu. Il n’est question d’aucune de ces méthodes jardinières dans Le livre de toutes les intentions. Mais ma vie de traductrice est ainsi faite que je passe de ce roman à mon jardin et à la traduction, aujourd’hui, aussitôt que je l’ai reçu, d’un article écrit par Mircea Cărtărescu à la demande de l’Obs pour le futur supplément Flaubert. Gustave Flaubert, « n’est pas un auteur mais une classe biologique à lui seul, donnant un nombre infini d’espèces littéraires » écrit Mircea Cărtărescu. Je reste dans le biologique, le vert, le vivant. Et je me suis régalée à traduire l’article qui paraîtra sans doute en février*, m’a expliqué Didier Jacob. 

Je retourne à Marin Mălaicu-Hondrari, je recherche la traduction française du vers de Trakl « Er aber war ein kleiner vogel im kahlen Geäst » , « Il n’était qu’un petit oiseau sur les branches vides. »

 Je cherche aussi, à la page d’après, à bien comprendre la phrase où l’écrivain évoque Alejandra Pizarnik et Virginia Woolf en deux phrases où les pierres sont leur point commun:

De acum încolo era treaba sfinţilor să-i extragă piatra nebuniei. La fel cum treaba sfinţilor e să golească de pietre buzunarele largi ale Virginiei Woolf.

D’abord, je dois me résoudre à comprendre que les « saints » (c’est la traduction du dictionnaire pour sfinţi) sont les anges, et Marin me le confirme assez rapidement. Magnifique image qu’il a inventée là, pour la poétesse argentine, née dans une famille d’immigrants juifs d’Europe centrale et qui a mis fin à ses jours à seulement 36 ans : un de ses célèbres recueils de poèmes est intitulé Extraction de la pierre de folie**.

Et puis il y a « treaba« , qui est l’affaire, le boulot, l’occupation. Je choisis le « job ». C’est dans la tonalité du livre de Marin. Les deux images lourdes et légères à la fois, en deux phrases contenant des sfinţi et des pietre, des anges et des pierres, des anges et des cailloux (oui, j’ai trouvé qu’en français la répétition de pierres en fin de paragraphe, finissant sans finir, sur un e ouvert, aurait nui à l’équilibre recherché) font se contempler les deux femmes, comme dans un miroir: 

A partir de ce moment, il revenait aux anges de lui extraire la pierre de folie. Le job des anges, aussi, de vider les grandes poches de Virginia Woolf de tous leurs cailloux.
À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

* »Le grand-père de l’Europe littéraire » de Mircea Cărtărescu est paru dans l’Obs n°2937 du 11 février 2021 **Extraction de la pierre de folie, traduction de Jacques Ancet, Paris, Ypsilon éditeur, 2013

Envie, désir irrésistible

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

C’était en mars, j’avais déjà fini la traduction du Livre de toutes les intentions et je cherchais encore la meilleure manière de rendre la première phrase du livre. Le roman est court et les premiers mots ont d’autant plus d’importance.

Mais surtout, comme écrit l’autre jour ICI, je butais sur le mot « avid« . Avide, en français, ne disait pas grand chose. J’avais beau avoir fini les 100 pages du livre, résolu presque toutes les questions, ce début ne me plaisait pas. Alors j’ai appelé Marin Mălaicu-Hondrari lui-même.

Notre discussion a été comme toutes les précédentes, celles que nous avions à Bucarest, quand on passait du temps à la terrasse, sur le côté des halles où se tenait le salon du livre : cool. Et sérieuse en même temps. Marin Malaicu-Hondrari est aussi traducteur (il a traduit en roumain le poète chilien Nicanor Parra et l’Argentine Alejandra Pizarnik, et aussi des textes de Vargas Llosa), alors il a parfaitement compris que j’aie besoin de lui poser cette question étrange et ensuite, il a compris pourquoi je bloquais sur ce terme en apparence bénin.

Au bout du fil, il a décrit, défini ce qu’il entendait par « avid« , une agitation, une envie, et le terme « frenesie » est sorti : « oui, il avait quelque chose de frénétique, Kleist, et les autres aussi. » 

Nous avons encore discuté de quelques points – et j’aime beaucoup entendre Marin parler, aussi parce qu’il détache si bien les « i » des « e » à la fin des mots, faisant de sa diction une véritable illustration de la diérèse parfaite.

D’ailleurs, la diction et la mélopée sont très importantes dans son livre – et j’en parlerai au sujet d’une certaine Sylvia Plath et d’un de ses poèmes, car elle traverse avec grâce Le livre de toutes les intentions.

C’était le 19 mars. Ensuite, je suis allée consulter le dictionnaire, par acquit de conscience, comme je le fais souvent. Puis j’ai envoyé ce mail à Marin:

Voilà, puisque Balzac est revenu deux fois dans notre conversation, regarde!

https://www.cnrtl.fr/definition/fr%C3%A9n%C3%A9sie

Frénésie : Envie, désir irrésistible. Il y a des jours où le souvenir de l’île Saint-Pierre me donne des frénésies; j’ai soif d’un voyage (Balzac, Lettres Étr.,t. 1, 1850, p. 217).

Merci beaucoup Marin,

A bientôt,

Laure

J’avais enfin la solution pour ma première phrase. Tout, dans le livre traduit pouvait retrouver sa légitimité, à la suite de ça. Toutes les intentions, tous les désirs, fussent-ils des désirs d’en finir.  

Il m’arrive souvent, dans mes traductions, que le sens vrai, profond, du terme qui cloche, soit à dénicher dans son utilisation littéraire, parfois un peu ancienne. Alors, le mot se pare de nuances et de reflets. Il prend sa vraie place, ne gêne plus rien autour de lui, rien, alors même qu’il a cette sonorité vibratoire: fré-né-ti-que. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

 

Détours

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

Kleist ouvre la danse. Marin Mălaicu-Hondrari écrit « Kleist – cel mai avid dintre toţi. »

Le plus avide? Dans une première version en 2011, j’avais écrit « insatiable ». « Kleist – le plus insatiable de tous ». Une première phrase énigmatique. Avide de quoi? Insatiable ?

Aujourd’hui, je vais préférer  » Kleist – le plus frénétique de tous ». Marin écrit juste après « J’ai commencé comme ça. Heinrich von Kleist – le plus frénétique. Mon préféré aussi. » 

Frénétique, la vie d’Heinrich von Kleist dans l’Europe en guerre entre une Révolution française bouleversant les alliances et l’ascension de Bonaparte. Frénétique et révolutionnaire dans l’ordre des idées, son œuvre. Inspirante, également. Romantique en diable, et dramatique, puisqu’elle se termine par cet amour passionnel pour Henriette Vogel, son égérie. Elle le précède dans la mort, car il la tue et retourne son arme contre lui. Elle avait 31 ans, était malade et incurable, lui, 34.

Je ne peux m’empêcher de penser à un autre roman que j’ai traduit entre ces deux versions (2011 – 2021, j’ai mis du temps à trouver un éditeur, merci Claro et Jérôme Dayre de chez Inculte!), et ce livre c’est L’Histoire de Bruno Matei, de Lucian Dan Teodorovici.

Kleist y occupe une position centrale, en la personne, si je puis dire, du pantin Vasilacke. Lors de l’instauration du régime communiste, le héros, formé à Naples au maniement des marionnettes, est accusé, après son retour en Roumanie, d’avoir écrit un texte centré sur Kleist et son essai intitulé Sur le théâtre de marionnettes, texte jugé ô combien subversif par les sinistres officiers qui l’interrogent et le torturent. Après un « accident » au terme de nombreuses années de goulag roumain, Bruno le marionnettiste se réveille amnésique et tout ce qu’il possède encore est le pantin Vasilacke. On se demande tout du long qui des deux est le pantin manipulé : la poupée en bois au bout de ses fils ou Bruno lui-même entre les mains de l’officier de Securitate Bojin (quel personnage secondaire épatant de dualité!) ?

Vous êtes perdu? Ne lâchez rien, ma pensée décrit, dans l’espace, des mouvements dictés par le positionnement de mon centre de gravité, au sein de cet article; j’ai beau avancer en ligne droite, les phrases décrivent des courbes. Ne voyez-vous pas que la pensée danse?

Kleist écrit ceci :

Chaque mouvement avait son centre de gravité; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique. […] ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes ; et souvent, après avoir été secoué de manière purement accidentelle, l’ensemble entrait dans une sorte de mouvement rythmique qui n’était pas sans ressembler à la danse.

La voix d’Heinrich von Kleist dans ces deux romans sert deux idées différentes : chez Teodorovici, l’âme, appelée centre de gravité, déchaîne les appétits de contrôle total de l’être humain abaissé à l’état d’animalité, par les régimes totalitaires. En effet, pour Kleist, il n’y a mouvement de l’âme, déplacement du centre de gravité, danse et grâce qu’aux deux extrémités de la sensibilité: chez les bêtes et les pantins d’une part, chez l’Etre humain ayant la connaissance infinie d’autre part. Ce n’est pas pour rien que les régimes totalitaires noyautent, pervertissent et détruisent les écrivains. 

Dans Le Livre de toutes les intentions, les écrivains œuvrent à convoquer la grâce dans leurs écrits: l’idéal est bien aussi celui du danseur de Kleist. Le narrateur de ce livre court et fulgurant, écrivain lui-même, a brisé tous ses fils, il a pris le volant de la Lexus, et de nuits blanches en rêves éveillés, il fait danser sous nos yeux le point lumineux de sa clope. Le trait incandescent esquisse les quelques dizaines de vie frénétiques, de Pavese à Tsvetaieva, de Wolf à Pizarnik, de Trakl à Gherasim Luca, de Sylvia Plath à Romain Gary. 

Les mouvements de l’âme de Kleist. La vie frénétique des poètes et écrivains qui mettent fin à leurs jours. Qui coupent les fils eux-mêmes. Parce qu’ils ne trouvent plus leur centre de gravité, celui qui, bien placé, permet des mouvement harmonieux et libres, un déplacement sur la durée. 

Kleist. Et je ne fais que commencer. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

 

 

Au sujet de l’affaire Gorman (article mis à jour)

La traduction est le traitement de l’intervalle. C’est dans la définition de cette juste distance que se trouve tout l’art du traducteur. 

Quelle valeur prend cet intervalle entre deux matérialités que sont deux mots dans deux langues différentes ? Là se trouve tout l’intérêt de mon travail de traductrice comme de celui de mes consœurs et confrères.

Quand on est traducteur littéraire, on travaille avec cet intervalle, on mange, on boit, on métabolise de l’intervalle !  Dans notre pratique quotidienne, la distance, l’écart, l’intervalle sont des réalités prolifiques. C’est le contraire du vide !

J’aime bien ce qu’écrit François Jullien, titulaire de la chaire sur l’altérité à la Maison de la Fondation des Sciences de l’homme : « Le propre de l’écart […]est qu’il n’est pas proprement aspectuel ou descriptif, comme l’est la différence, mais productif – et ce dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé. Mettre en tension : c’est à quoi l’écart doit d’opérer. »

Le philosophe François Jullien parle d’écart, je préfère le mot d’intervalle, mais l’idée est la même.

Depuis plusieurs jours, le vacarme, l’absurdité, la vindicte et le jugement à l’emporte-pièce prétendent camper au plein milieu de l’espace de notre réflexion. Les slogans et les pancartes n’ont rien à voir avec notre travail. Prétendre meubler l’intervalle inventif de la traduction avec de la basse politique et des instincts de foule s’apparente pour moi à un casse. 

Je traduis des textes écrits par des hommes et ça serait un problème parce que je suis une femme ?

Je traduis des textes écrits en roumain par des personnes ayant vécu l’expérience du totalitarisme, et comme j’ai grandi dans le monde libre, cela me rendrait donc illégitime ?

L’affaire en cours, celle qui révolte, en voilà une bonne raison, une raison morale et élevée de revenir ici, à mes Carnets, et d’oublier que j’étais sur le point l’autre jour d’interrompre la publication du Journal de traduction de Melancolia parce que je me sentais « fatiguée ».

Je vois bien qu’il faut lever les yeux et s’exprimer avec force.

Il me faut m’élever contre la lâcheté d’un éditeur qui choisit de courber la tête et qui refuse de protéger son traducteur, celui qu’il avait initialement choisi pour son remarquable travail poétique, d’ailleurs récompensé, et je parle là de la poétesse et traductrice Marieke Lucas Rijneveld. Un éditeur qui publie des traductions doit bien avoir une petite idée de ce que représente le fait de traduire : partager le sens, révéler le sens, éclairer les sensibilités et les esprits par-delà le temps, les distances, les âges, les expériences et, bien sûr, par-delà notre couleur de peau et notre sexe.

Mais non, l’éditeur a eu peur d’affirmer un principe d’universalité.

Quand Marieke Lucas Rijneveld a décidé de se retirer (on ne peut la blâmer d’avoir voulu se protéger des violences de la polémique), il aurait dû la retenir, la protéger, affirmer avec elle qu’il trouvait injuste et fausse la position de la journaliste qui a mis le feu aux poudres (Janice Deul). 

Ce qui me terrifie le plus, c’est que l’on en soit arrivé là.

C’est venir avec d’énormes et d’indignes gros sabots dans le champ de la traduction, que de lui imposer ces polémiques à la hache. Tous ceux qui lisent de temps en temps des textes de traducteurs, des carnets comme les miens ou ceux de Volkovitch ou ceux de Markowicz ou ceux de Daniel Hahn, ou alors celui de Claro perçoivent bien la finesse et la complexité des relations qui se nouent : entre le traducteur et l’auteur traduit ; entre le traducteur et le texte de l’auteur ; mais aussi entre le traducteur et lui-même.

La traduction est le lieu de l’écriture et d’une intense réflexivité.

C’est violence que de lui briser sur la nuque les verges de la propagande.

C’est violence que de plaquer le nez du traducteur dans la boue de ses origines pour les lui faire ravaler.

C’est violence que de combler l’intervalle de nos différences avec les gravats d’une société de vindicte et de peur.