Les vrais mots étaient d’autres mots

Ces derniers jours, je me suis reposée en travaillant mon jardin. Cinq après-midi consacrés à l’écriture de l’espace : un carré de fruits rouges a été posé comme ponctuation, des allées sont le fil rouge d’une histoire qui se racontera en verveines, en lavandes, en fougères et en lavatères. Il y aura des synonymes, avec des nuances de hostas et de carex: tout un éventail de mots bien vivants. Il y aura des adverbes qui se posent là, acanthes molles et fatsias imposants. Il y aura des mots flous dont le nuage reliera tout de qui se trouve autour: roses, blancs, verts, les verveines de Buenos Aires, les gypsophiles, les fenouils et les aneths indispensables.  Des semis de grimpantes donneront des brise-vent sur des ganivelles. Des boutures de lianes attendent, le pied au frais, la tête au soleil. C’est un jardin dont j’écris la grammaire avant de laisser pousser l’inspiration. 

Mais aujourd’hui, c’est dimanche, je prépare les tranches du Journal que vous lirez dans la semaine.

Et c’est parti pour lundi.

La suite du Journal de traduction de Melancolia

8 mai 2020

La nouvelle Les renards prend une tournure dramatique ( mais je ne divulgue rien) et je m’arrête sur une scène dont la beauté résonne profondément:

Dès qu’elle avait commencé à gazouiller, Marcel avait réfléchi à lui enseigner les mots les meilleurs et les plus vrais qu’il connaissait. Il la distrayait déjà avec l’éternel combat des joujoux, il se mettait déjà en quatre pour la faire rire, mais la parole, c’était autre chose, cela méritait plus d’attention. Il avait pensé pendant des heures à ce que devrait dire en premier la petite fille pour que sa vie prenne du sens dès le début. Il s’était dit que cela ne devait pas être des noms de choses, c’est-à-dire de ce qu’on ne pouvait pas voir. Il n’aurait pas voulu que sa sœur commence, comme tant d’enfants, avec ce mensonge de maman et de papa, car ces mots n’avaient pas plus de sens que cuiller ou mur ou lit ou échelle. Aucun d’entre eux n’avait d’être, ils se présentaient et se défaisaient comme la brume et comme le vent. Les vrais mots étaient d’autres mots. Alors, grâce à l’infinie patience de son frère, soir après soir, en insistant, à force de bouderies et de sourires d’encouragement, de regards complices et de rires de gnome, Isabel prononça en premier le mot chaud, rapidement suivi par vivant. Ils avaient continué avec bleu et profond, ils étaient allés plus loin avec doux et amer.

J’avance vite, mais je m’interromps souvent.

9 mai 2020
Je lis et je traduis, je suis dans les pages 90, chapitre Les Renards.

L’enfant est à la fenêtre, il fait froid, il neige. Et soudain Mircea Cărtărescu écrit que le garçon se cramponne au cadre en bois de la fenêtre, qu’il tremble et que le carreau vibre dans son cadre. Des miettes de mastic desséché s’accumulent sur la partie basse, horizontale. Puissance de l’évocation ! Je sens l’odeur de terre et de pluie quand on a le nez contre un carreau par temps froid et humide. Ce sont mes doigts qui s’agrippent au rebord toujours un peu poussiéreux, un peu mouillé aussi, qui forme une rigole avec un petit trou à une extrémité, là où cela se bouche avec des ailes de mouches, de la poussière et, oui, des petites écailles de peinture ou de mastic ou des deux.
Cette sensation, ce paysage sensitif qui s’impose à moi alors que je traduis ces passages proviennent de très loin. Cela fait de nombreuses années que nous n’avons plus de vitrages simples, plus de fenêtre à châssis en bois. La vision est tellement forte que j’ai envie de dessiner la rigole. Et si je ne trouvais plus trace de ce type de fenêtres ? J’écris ici avant de consulter les archives d’internet. J’hésite aussi : si je saisis des recherches de fenêtres, je me retrouverai dans les jours qui viennent envahie par des réclames pour des fournisseurs de fenêtres… J’abandonne. Ce qui compte, c’est que je viens de fixer, grâce aux mots de l’auteur de Melancolia, quelque chose de plus, à côté de la traduction, avec mes propres mots, et qui fait revivre l’odeur et la sensation de ce carreau froid. Un peu comme un chuchotement entendu dans un coquillage.

*

Toujours vérifier « alama ». Toujours. C’est comme lorsqu’on s’est un jour trompé sur le prénom d’une personne : on va toujours hésiter. Après avoir vérifié des centaines de fois je doute encore. Laiton. Laiton, laiton. Que ça me rentre dans le crâne!

Rendez-vous demain pour la suite du Journal, même heure et n’hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous!

 

 

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