Au sujet de l’affaire Gorman (article mis à jour)

La traduction est le traitement de l’intervalle. C’est dans la définition de cette juste distance que se trouve tout l’art du traducteur. 

Quelle valeur prend cet intervalle entre deux matérialités que sont deux mots dans deux langues différentes ? Là se trouve tout l’intérêt de mon travail de traductrice comme de celui de mes consœurs et confrères.

Quand on est traducteur littéraire, on travaille avec cet intervalle, on mange, on boit, on métabolise de l’intervalle !  Dans notre pratique quotidienne, la distance, l’écart, l’intervalle sont des réalités prolifiques. C’est le contraire du vide !

J’aime bien ce qu’écrit François Jullien, titulaire de la chaire sur l’altérité à la Maison de la Fondation des Sciences de l’homme : « Le propre de l’écart […]est qu’il n’est pas proprement aspectuel ou descriptif, comme l’est la différence, mais productif – et ce dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé. Mettre en tension : c’est à quoi l’écart doit d’opérer. »

Le philosophe François Jullien parle d’écart, je préfère le mot d’intervalle, mais l’idée est la même.

Depuis plusieurs jours, le vacarme, l’absurdité, la vindicte et le jugement à l’emporte-pièce prétendent camper au plein milieu de l’espace de notre réflexion. Les slogans et les pancartes n’ont rien à voir avec notre travail. Prétendre meubler l’intervalle inventif de la traduction avec de la basse politique et des instincts de foule s’apparente pour moi à un casse. 

Je traduis des textes écrits par des hommes et ça serait un problème parce que je suis une femme ?

Je traduis des textes écrits en roumain par des personnes ayant vécu l’expérience du totalitarisme, et comme j’ai grandi dans le monde libre, cela me rendrait donc illégitime ?

L’affaire en cours, celle qui révolte, en voilà une bonne raison, une raison morale et élevée de revenir ici, à mes Carnets, et d’oublier que j’étais sur le point l’autre jour d’interrompre la publication du Journal de traduction de Melancolia parce que je me sentais « fatiguée ».

Je vois bien qu’il faut lever les yeux et s’exprimer avec force.

Il me faut m’élever contre la lâcheté d’un éditeur qui choisit de courber la tête et qui refuse de protéger son traducteur, celui qu’il avait initialement choisi pour son remarquable travail poétique, d’ailleurs récompensé, et je parle là de la poétesse et traductrice Marieke Lucas Rijneveld. Un éditeur qui publie des traductions doit bien avoir une petite idée de ce que représente le fait de traduire : partager le sens, révéler le sens, éclairer les sensibilités et les esprits par-delà le temps, les distances, les âges, les expériences et, bien sûr, par-delà notre couleur de peau et notre sexe.

Mais non, l’éditeur a eu peur d’affirmer un principe d’universalité.

Quand Marieke Lucas Rijneveld a décidé de se retirer (on ne peut la blâmer d’avoir voulu se protéger des violences de la polémique), il aurait dû la retenir, la protéger, affirmer avec elle qu’il trouvait injuste et fausse la position de la journaliste qui a mis le feu aux poudres (Janice Deul). 

Ce qui me terrifie le plus, c’est que l’on en soit arrivé là.

C’est venir avec d’énormes et d’indignes gros sabots dans le champ de la traduction, que de lui imposer ces polémiques à la hache. Tous ceux qui lisent de temps en temps des textes de traducteurs, des carnets comme les miens ou ceux de Volkovitch ou ceux de Markowicz ou ceux de Daniel Hahn, ou alors celui de Claro perçoivent bien la finesse et la complexité des relations qui se nouent : entre le traducteur et l’auteur traduit ; entre le traducteur et le texte de l’auteur ; mais aussi entre le traducteur et lui-même.

La traduction est le lieu de l’écriture et d’une intense réflexivité.

C’est violence que de lui briser sur la nuque les verges de la propagande.

C’est violence que de plaquer le nez du traducteur dans la boue de ses origines pour les lui faire ravaler.

C’est violence que de combler l’intervalle de nos différences avec les gravats d’une société de vindicte et de peur.

 

4 thoughts on “Au sujet de l’affaire Gorman (article mis à jour)

  1. Excellent! Je sais très bien ce dont vous parlez, car hier on m’a insultée sur la page de Literary Translation sur Facebook pour le délit d’avoir posté les mots de quelqu’un du PEN Club Français qui soutenait une position similaire à la vôtre. On m’a demandé d’effacer le poste, et quand j’ai essayé d’expliquer qu’il s’agit d’une différence culturelle entre les Américains et les autres (d’origine slave our romane), on m’accusée d’”essentialisme” (parce que je crois à la difference entre cultures versus difference basée sur la couleur de la peau), de « transphobie » (parce que le Français qui avait écrit le texte n’a pas employé, apparemment, les pronoms “corrects”) et d’avoir posté quelque chose de “inflammatory.” La dernière fois que j’ai été traitée comme ça a été dans la Roumanie de Ceausescu, où je suis née. C’est un climat de fin de monde ici. Ces gens, qui n’arrêtent de parler de “diversité,” ne supportent pas un autre point de vue.

  2. Viviane

    Avec toi Laure, bien sûr !
    Indignons-nous et résistons !
    Et demandons-nous pourquoi une traductrice et son éditeur renoncent au lieu de tenir bon face à la pression des médias et surtout des réseaux sociaux ?
    Face au poids de ceux qui nous disent à chaque seconde ce qui est bien et ce qui est mal. Face à ceux qui nous censurent.
    Faudra-t-il bientôt renoncer à « créer » ?
    Car qui dit « création » dit liberté. Lieu de liberté. Espace de liberté.
    Quoi d’étonnant à la volte-face de Marieke Lucas Rijneveld, (qu’on qualifie de blanche, de non slameuse, de non binaire -le joli mot-, en oubliant qu’elle est avant tout une poétesse de talent et possédant une sensibilité, une « grâce » particulière qui la rend capable de traduire le message d’espérance en l’unité (!!!) d’Amanda Gorman).
    Quoi d’étonnant même au lâchage d’un éditeur ? Quand des chefs d’Etat font peser par leurs communicants chacun de leur mot et chacune de leurs actions de peur de se faire critiquer ?
    La littérature n’est affaire ni de couleur ni de genre.
    Elle est affaire d’échanges, de rencontres… La littérature, c’est oser… 
    Alors oui, indignons-nous et résistons !

  3. Marie Ollivier-Caudray

    Bravo et merci, Laure, pour cette prise de position vigoureuse et nécessaire !
    Moi aussi, je suis stupéfaite et accablée par la lâcheté de l’éditeur néerlandais.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.