Une excursion chez Mateiu Caragiale

La suite de la note d’hier

Je me suis entichée d’un texte majeur (Craii de Curtea Veche de Mateiu Caragiale) qui me plaît par le grand écart lexical qu’il propose : l’élégance et le raffinement sont intimement mêlés à un vocabulaire chatoyant, très coloré, parfois argotique ou seulement populaire et familier, mais toujours d’une grande expressivité « étymologique ». Mateiu Caragiale adore mettre en valeur les mots et les tournures les plus roots, celles qui révèlent combien sinueux et riche est le parcours de la langue roumaine de ses racines à aujourd’hui. Il aime montrer qu’elle s’est nourrie également à deux mamelles orientales (la slave et la byzantine). Elles fournissent au roumain, langue latine par excellence, une partie de son vocabulaire chatoyant.

Sa préférence va aux mots drapés de richesse byzantine : comme par exemple le hâgialâc, qui fait le titre d’un chapitre du roman, un mot qui a des sonorités dignes de mille et une nuits. C’est le pèlerinage que font les croyants chrétiens ou musulmans à leurs lieux saints. C’est un mot formé sur le turc et très proche de celui qui existe dans la langue des Tatars (qui sont présents aussi en Roumanie) : hagilik. Notre mot français pèlerinage vient du latin peregrinare, qui dénote le chemin que parcourt le croyant alors que ce hâgialâc le mot (turc, tatar, provenant de toute façon de l’arabe) met peut-être plus l’accent sur le résultat du voyage religieux, sur l’état acquis par celui qui l’a accompli… Le nom Hagi (Hadgi)  – mais comment j’en arrive à évoquer ici un footballeur! – du Maradona des Carpates, le célèbre gaucher Gheorghe Hagi veut bien dire « pèlerin ».

Un autre exemple : a pizmui veut bien dire envier, mais Mateiu Caragiale qui l’utilise sait parfaitement qu’en choisissant ce mot d’origine slave, il donne une sacrée couleur à son texte, bien différente que s’il utilisait l’équivalent sur formation latine, et si transparente pour nous, a invidia… De plus,  la variante slave, en dépit des apparences, a une connotation plus populaire… Jalouser n’aurait-il pas été plus indiqué?

Allez, encore un exemple : a prohodi veut bien dire enterrer, ensevelir (et aussi dire le prohod, la messe des défunts), mais quand on tient compte du fait que le slave provoditi veut littéralement dire accompagner, conduire un défunt pour son dernier voyage, on peut, peut-être, préférer traduire par porter en terre?

Et puis, surtout, il y a la musicalité du texte de Mateiu Caragiale! Elle n’a pas besoin de longues phrases pour s’exprimer. Elle est riche d’échos de toutes sortes. C’est de la poésie pure.

J’ai lu la première traduction courageuse de Claude B. Levenson parue en 1969 à l’Age d’homme. Malheureusement, si j’y ai trouvé l’élégance du style, j’ai cherché en vain la couleur et les excès, la richesse damassée, redorée, de la langue de Mateiu Caragiale. J’aurais voulu y trouver les allitérations, l’enroulement des phrases, le scintillement.

Ce soir, je ne sais toujours pas comment je pourrais réellement traduire le titre de ce roman. Mais, à la manière peut-être de ces dandys, à la manière surtout de celui des trois qui s’appelle Pasadia, je peux raconter mes « caravanes », comme on disait autrefois des voyages aventureux, entre un mot roumain et un mot français. Une sorte de quête.

Le titre roumain est Crai de Curtea veche. Il a été traduit par : Les seigneurs du Vieux- Castel. Je n’ai jamais compris le choix de ce titre en traduction.

Il n’est pas question de « seigneurs » dans ce court roman de 1929 à l’esprit décadent et très fin de siècle, mais de trois compères bucarestois, Pasadia, Pantazi et Pîrgu. On les suit dans leurs virées de noctambules noceurs à travers le regard d’un narrateur qui les présente tour à tour… Dandys, raffolant de héraldique et de l’histoire des grandes familles… Seigneurs, ils ne pourraient éventuellement l’être que dans une tournure ironique telle que « Mes seigneurs!» D’ailleurs, le titre du livre est présenté à la page 49 de la magnifique édition illustrée que j’ai sous les yeux, dans une scène mise en abyme où c’est la truculente Pena Corcoduşa qui les interpelle vivement : « Crailor […] Crai de Curtea-Veche.« 

Il se trouve que la première définition du mot « crai » dans le dictionnaire est bien « empereur, roi, seigneur », mais dans un contexte de conte de fée. Les crai ce sont aussi les mages, dans l’expression Crai de la rasărit (les Rois Mages).  Ce n’est qu’au deuxième alinéa que se trouve le vrai sens des crai du titre de ce roman :

Homme de mœurs légères, qui passe son temps en ripailles, en aventures amoureuses…

Quand la soularde qui vient de s’étaler en travers de la rue les coiffe de cette expression originale, elle n’a pas d’intention laudative mais bien grinçante et ironique.

L’autre partie du titre, Curtea Veche, est le nom propre donné à ce qui est depuis longtemps (et déjà à l’époque de Caragiale) un réseau de ruines témoignant de l’existence, à partir du XVe siècle, d’une résidence princière moult fois brûlée, rasée, déplacée, reconstruite, rebrûlée… C’est par erreur que tous les guides touristiques traduisent Curtea Veche par « vieille cour » ! Et sur le plan de la traduction, il me semble que traduire Curtea Veche en français, ce serait comme traduire en roumain le nom du village Dangers par Pericole (dangers !) ou Albertville par Albertoraş (la ville d’Albert !). Cela n’a pas de sens.

Les crai du titre roumain sont des hommes aux mœurs légères, qui passent leur temps en fêtes et en aventures amoureuses. Dissolus, libertins, coureurs…

Le dictionnaire roumain donne la définition suivante :

Bărbat ușuratic, care se ține de chefuri, de aventuri amoroase etc.; craidon. ◊ Crai de Curtea veche = haimana, pungaș, derbedeu, desfrânat. – Din sl. kralĭ.

C’est donc là, dans cette définition, que j’ai trouvé il y a longtemps le terme Craidon (prononcer Craïdon). Il m’avait éblouie par sa beauté.

En allant plus loin, je trouve ce terme employé, et peut-être bien même créé, par Filimon, un romancier maladroit, du 19e siècle, auteur d’un drôle de roman qui marque traditionnellement les débuts du genre dans la littérature roumaine. Je vois que le poète Barbu Delavrancea a utilisé ce mot dans une jolie phrase pleine de fantaisie, comparant les lucioles à des « craïdons » de nuit faisant parade de leurs réverbères, en amants visitant des courtisanes : Găinușile și licuricii, craidoni de noapte, își colindă felinarele și serenadele lor vechi și nevinovate. (Hannetons et lucioles, en noceurs noctambules paradent avec lanternes et sérénades anciennes et innocentes.)

Comment s’est formé le mot craïdon? Certains disent qu’il s’agit de l’ajout du « don » de don Juan – ce qui au fond m’arrange bien. Un autre article du dictionnaire évoque un suffixe analogique et on peut penser à Cupidon.

Le mot, pour autant qu’il soit rare en roumain, est attesté, fonctionnel dans la langue, avec pluriel et définition.

Je retrouve même Craidoni dans des traductions de John Fowles et de François Villon en roumain ! C’est dans Epitre à mes amis, que « galants », « noceurs » est traduit par Craidoni (craidon au pluriel). Il n’est donc pas si rare. Il correspond bien à l’idée de noceurs, de débauchés cultivés et gais (ou moins gais), des personnages créés par Mateiu Caragiale.

Je l’avais donc adopté tel quel, en lui ajoutant un tréma. J’avais mes craïdons.

Je note aussi qu’existe le terme roumain crailîc, pour débauche, libertinage.

Je suis très contente d’avoir retrouvé le fil de cette vieille trouvaille.

Rien ne dit qu’elle suscitera de l’intérêt. Je ne suis pas du tout sûre de pouvoir garder un titre qui est si différent de l’original. Ces histoires de titres sont redoutables. Il faudra que je travaille encore, quand par miracle j’aurai un contrat pour ce livre. Mais au moins, ce soir, je peux aller me coucher plus sereinement.

*

J’en suis à la moitié des Ponts. J’ai laissé le petit enfant seul chez lui, sous la croûte chaude de l’écriture de Mircea Cărtărescu – une croûte comme celle qu’on porte aux genoux, quand on a cinq ans ou huit ans ou douze ans.

Comme illustration, j’ai envie de placer cette photo d’une petite fille croisée un jour dans un train en 2016. Un hommage à toutes les enfances, solitaires ou pas.

Portrait de fillette, 2016

La suite de mon Journal de traduction demain, même heure

Sur les ailes colorées d’une toupie géante

La suite du Journal de traduction de Melancolia

15 février 2020

Aujourd’hui, samedi, c’est l’activité domestique qui a d’abord pris le pas sur le reste. Courses dans deux magasins, lessive à faire, documents à chercher – donc opération de nettoyage par le vide. Et puis le coiffeur.

Le temps d’une traduction, pourvu qu’elle ne soit pas comprimée dans des délais étroits, comprend aussi, c’est inévitable, des interstices, des entre-deux. J’ai un peu de temps pour traduire Melancolia et je mets quelques jours à profit pour préparer la suite, trouver d’autres livres à traduire, les proposer et obtenir de futurs contrats. 

Je n’avais plus rien depuis plusieurs mois quand Melancolia est arrivée. Et puis, en décembre dernier, je me suis rendu compte que j’avais quand même dans mes tiroirs plusieurs beaux extraits de traduction accumulés depuis plus de dix ans. Certains extraits ont été publiés dans des brochures préparées par l’institut culturel roumain à l’occasion du Salon du Livre (Bucarest et Timisoara sont les deux villes invitées cette année, j’ai hâte de voir leurs stands et de savoir quels écrivains ils ont invité). Mais aucun de ces douze auteurs n’ont encore trouvé de place dans le catalogue d’un éditeur français.

Alors j’ai composé une équipe de douze braves cavaliers, Douze œuvres que je voudrais traduire. J’ai décidé d’appliquer une méthode nouvelle, hors des clous, puisque j’adresse mes douze propositions de textes très différents sous forme d’un recueil. Comme une sorte d’anthologie. En espérant piquer la curiosité des éditeurs. Je n’ai mis que le texte, aucun repère biographique au sujet des auteurs. C’est risqué, mais osé, et j’aime bien oser.

 

Isaac, Prosper Alphonse (1858-1924). Graveur. Source gallica.bnf.fr / BnF

Ce soir je me suis soudain arrêtée après la traduction de cette phrase: Il avait renoncé à se regarder dans la glace et à compter les saisons qui passaient, colorées comme les ailes d’une toupie géante. L’enfant mourait de solitude.

C’est peut-être l’image de cette toupie qui m’a détournée : j’ai voulu retrouver comment diantre j’avais imaginé traduire le titre Crai de Curtea veche par Les Craïdons, pour ma proposition de retraduction de l’œuvre magistrale de Mateiu Caragiale.

Et soudain, impossible de me souvenir. Pourtant il faudra que je l’explique. Cela fait peut-être cinq ou six ans que j’ai travaillé sur ce texte. J’ai retrouvé des notes dans un carnet. Elles ne m’ont pas aidé.

Finalement, j’ai rouvert le dictionnaire roumain et là, tout m’est apparu de nouveau très clairement.

La suite de cette note demain, même heure

 

 

 

 

 

Cliquez, vous défendrez avec moi les librairies de quartier!