Envie, désir irrésistible

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

C’était en mars, j’avais déjà fini la traduction du Livre de toutes les intentions et je cherchais encore la meilleure manière de rendre la première phrase du livre. Le roman est court et les premiers mots ont d’autant plus d’importance.

Mais surtout, comme écrit l’autre jour ICI, je butais sur le mot « avid« . Avide, en français, ne disait pas grand chose. J’avais beau avoir fini les 100 pages du livre, résolu presque toutes les questions, ce début ne me plaisait pas. Alors j’ai appelé Marin Mălaicu-Hondrari lui-même.

Notre discussion a été comme toutes les précédentes, celles que nous avions à Bucarest, quand on passait du temps à la terrasse, sur le côté des halles où se tenait le salon du livre : cool. Et sérieuse en même temps. Marin Malaicu-Hondrari est aussi traducteur (il a traduit en roumain le poète chilien Nicanor Parra et l’Argentine Alejandra Pizarnik, et aussi des textes de Vargas Llosa), alors il a parfaitement compris que j’aie besoin de lui poser cette question étrange et ensuite, il a compris pourquoi je bloquais sur ce terme en apparence bénin.

Au bout du fil, il a décrit, défini ce qu’il entendait par « avid« , une agitation, une envie, et le terme « frenesie » est sorti : « oui, il avait quelque chose de frénétique, Kleist, et les autres aussi. » 

Nous avons encore discuté de quelques points – et j’aime beaucoup entendre Marin parler, aussi parce qu’il détache si bien les « i » des « e » à la fin des mots, faisant de sa diction une véritable illustration de la diérèse parfaite.

D’ailleurs, la diction et la mélopée sont très importantes dans son livre – et j’en parlerai au sujet d’une certaine Sylvia Plath et d’un de ses poèmes, car elle traverse avec grâce Le livre de toutes les intentions.

C’était le 19 mars. Ensuite, je suis allée consulter le dictionnaire, par acquit de conscience, comme je le fais souvent. Puis j’ai envoyé ce mail à Marin:

Voilà, puisque Balzac est revenu deux fois dans notre conversation, regarde!

https://www.cnrtl.fr/definition/fr%C3%A9n%C3%A9sie

Frénésie : Envie, désir irrésistible. Il y a des jours où le souvenir de l’île Saint-Pierre me donne des frénésies; j’ai soif d’un voyage (Balzac, Lettres Étr.,t. 1, 1850, p. 217).

Merci beaucoup Marin,

A bientôt,

Laure

J’avais enfin la solution pour ma première phrase. Tout, dans le livre traduit pouvait retrouver sa légitimité, à la suite de ça. Toutes les intentions, tous les désirs, fussent-ils des désirs d’en finir.  

Il m’arrive souvent, dans mes traductions, que le sens vrai, profond, du terme qui cloche, soit à dénicher dans son utilisation littéraire, parfois un peu ancienne. Alors, le mot se pare de nuances et de reflets. Il prend sa vraie place, ne gêne plus rien autour de lui, rien, alors même qu’il a cette sonorité vibratoire: fré-né-ti-que. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

 

Détours

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

Kleist ouvre la danse. Marin Mălaicu-Hondrari écrit « Kleist – cel mai avid dintre toţi. »

Le plus avide? Dans une première version en 2011, j’avais écrit « insatiable ». « Kleist – le plus insatiable de tous ». Une première phrase énigmatique. Avide de quoi? Insatiable ?

Aujourd’hui, je vais préférer  » Kleist – le plus frénétique de tous ». Marin écrit juste après « J’ai commencé comme ça. Heinrich von Kleist – le plus frénétique. Mon préféré aussi. » 

Frénétique, la vie d’Heinrich von Kleist dans l’Europe en guerre entre une Révolution française bouleversant les alliances et l’ascension de Bonaparte. Frénétique et révolutionnaire dans l’ordre des idées, son œuvre. Inspirante, également. Romantique en diable, et dramatique, puisqu’elle se termine par cet amour passionnel pour Henriette Vogel, son égérie. Elle le précède dans la mort, car il la tue et retourne son arme contre lui. Elle avait 31 ans, était malade et incurable, lui, 34.

Je ne peux m’empêcher de penser à un autre roman que j’ai traduit entre ces deux versions (2011 – 2021, j’ai mis du temps à trouver un éditeur, merci Claro et Jérôme Dayre de chez Inculte!), et ce livre c’est L’Histoire de Bruno Matei, de Lucian Dan Teodorovici.

Kleist y occupe une position centrale, en la personne, si je puis dire, du pantin Vasilacke. Lors de l’instauration du régime communiste, le héros, formé à Naples au maniement des marionnettes, est accusé, après son retour en Roumanie, d’avoir écrit un texte centré sur Kleist et son essai intitulé Sur le théâtre de marionnettes, texte jugé ô combien subversif par les sinistres officiers qui l’interrogent et le torturent. Après un « accident » au terme de nombreuses années de goulag roumain, Bruno le marionnettiste se réveille amnésique et tout ce qu’il possède encore est le pantin Vasilacke. On se demande tout du long qui des deux est le pantin manipulé : la poupée en bois au bout de ses fils ou Bruno lui-même entre les mains de l’officier de Securitate Bojin (quel personnage secondaire épatant de dualité!) ?

Vous êtes perdu? Ne lâchez rien, ma pensée décrit, dans l’espace, des mouvements dictés par le positionnement de mon centre de gravité, au sein de cet article; j’ai beau avancer en ligne droite, les phrases décrivent des courbes. Ne voyez-vous pas que la pensée danse?

Kleist écrit ceci :

Chaque mouvement avait son centre de gravité; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique. […] ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes ; et souvent, après avoir été secoué de manière purement accidentelle, l’ensemble entrait dans une sorte de mouvement rythmique qui n’était pas sans ressembler à la danse.

La voix d’Heinrich von Kleist dans ces deux romans sert deux idées différentes : chez Teodorovici, l’âme, appelée centre de gravité, déchaîne les appétits de contrôle total de l’être humain abaissé à l’état d’animalité, par les régimes totalitaires. En effet, pour Kleist, il n’y a mouvement de l’âme, déplacement du centre de gravité, danse et grâce qu’aux deux extrémités de la sensibilité: chez les bêtes et les pantins d’une part, chez l’Etre humain ayant la connaissance infinie d’autre part. Ce n’est pas pour rien que les régimes totalitaires noyautent, pervertissent et détruisent les écrivains. 

Dans Le Livre de toutes les intentions, les écrivains œuvrent à convoquer la grâce dans leurs écrits: l’idéal est bien aussi celui du danseur de Kleist. Le narrateur de ce livre court et fulgurant, écrivain lui-même, a brisé tous ses fils, il a pris le volant de la Lexus, et de nuits blanches en rêves éveillés, il fait danser sous nos yeux le point lumineux de sa clope. Le trait incandescent esquisse les quelques dizaines de vie frénétiques, de Pavese à Tsvetaieva, de Wolf à Pizarnik, de Trakl à Gherasim Luca, de Sylvia Plath à Romain Gary. 

Les mouvements de l’âme de Kleist. La vie frénétique des poètes et écrivains qui mettent fin à leurs jours. Qui coupent les fils eux-mêmes. Parce qu’ils ne trouvent plus leur centre de gravité, celui qui, bien placé, permet des mouvement harmonieux et libres, un déplacement sur la durée. 

Kleist. Et je ne fais que commencer. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

 

 

Au sujet de l’affaire Gorman (article mis à jour)

La traduction est le traitement de l’intervalle. C’est dans la définition de cette juste distance que se trouve tout l’art du traducteur. 

Quelle valeur prend cet intervalle entre deux matérialités que sont deux mots dans deux langues différentes ? Là se trouve tout l’intérêt de mon travail de traductrice comme de celui de mes consœurs et confrères.

Quand on est traducteur littéraire, on travaille avec cet intervalle, on mange, on boit, on métabolise de l’intervalle !  Dans notre pratique quotidienne, la distance, l’écart, l’intervalle sont des réalités prolifiques. C’est le contraire du vide !

J’aime bien ce qu’écrit François Jullien, titulaire de la chaire sur l’altérité à la Maison de la Fondation des Sciences de l’homme : « Le propre de l’écart […]est qu’il n’est pas proprement aspectuel ou descriptif, comme l’est la différence, mais productif – et ce dans la mesure même où il met en tension ce qu’il a séparé. Mettre en tension : c’est à quoi l’écart doit d’opérer. »

Le philosophe François Jullien parle d’écart, je préfère le mot d’intervalle, mais l’idée est la même.

Depuis plusieurs jours, le vacarme, l’absurdité, la vindicte et le jugement à l’emporte-pièce prétendent camper au plein milieu de l’espace de notre réflexion. Les slogans et les pancartes n’ont rien à voir avec notre travail. Prétendre meubler l’intervalle inventif de la traduction avec de la basse politique et des instincts de foule s’apparente pour moi à un casse. 

Je traduis des textes écrits par des hommes et ça serait un problème parce que je suis une femme ?

Je traduis des textes écrits en roumain par des personnes ayant vécu l’expérience du totalitarisme, et comme j’ai grandi dans le monde libre, cela me rendrait donc illégitime ?

L’affaire en cours, celle qui révolte, en voilà une bonne raison, une raison morale et élevée de revenir ici, à mes Carnets, et d’oublier que j’étais sur le point l’autre jour d’interrompre la publication du Journal de traduction de Melancolia parce que je me sentais « fatiguée ».

Je vois bien qu’il faut lever les yeux et s’exprimer avec force.

Il me faut m’élever contre la lâcheté d’un éditeur qui choisit de courber la tête et qui refuse de protéger son traducteur, celui qu’il avait initialement choisi pour son remarquable travail poétique, d’ailleurs récompensé, et je parle là de la poétesse et traductrice Marieke Lucas Rijneveld. Un éditeur qui publie des traductions doit bien avoir une petite idée de ce que représente le fait de traduire : partager le sens, révéler le sens, éclairer les sensibilités et les esprits par-delà le temps, les distances, les âges, les expériences et, bien sûr, par-delà notre couleur de peau et notre sexe.

Mais non, l’éditeur a eu peur d’affirmer un principe d’universalité.

Quand Marieke Lucas Rijneveld a décidé de se retirer (on ne peut la blâmer d’avoir voulu se protéger des violences de la polémique), il aurait dû la retenir, la protéger, affirmer avec elle qu’il trouvait injuste et fausse la position de la journaliste qui a mis le feu aux poudres (Janice Deul). 

Ce qui me terrifie le plus, c’est que l’on en soit arrivé là.

C’est venir avec d’énormes et d’indignes gros sabots dans le champ de la traduction, que de lui imposer ces polémiques à la hache. Tous ceux qui lisent de temps en temps des textes de traducteurs, des carnets comme les miens ou ceux de Volkovitch ou ceux de Markowicz ou ceux de Daniel Hahn, ou alors celui de Claro perçoivent bien la finesse et la complexité des relations qui se nouent : entre le traducteur et l’auteur traduit ; entre le traducteur et le texte de l’auteur ; mais aussi entre le traducteur et lui-même.

La traduction est le lieu de l’écriture et d’une intense réflexivité.

C’est violence que de lui briser sur la nuque les verges de la propagande.

C’est violence que de plaquer le nez du traducteur dans la boue de ses origines pour les lui faire ravaler.

C’est violence que de combler l’intervalle de nos différences avec les gravats d’une société de vindicte et de peur.

 

Cet azur d’en bas, azur second

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

Cet azur d’en bas, azur second, me fait penser à Mallarmé. Est-ce que les poètes capturent les mots? Est-ce qu’ils en font leur créature docile à tel point qu’ensuite, promenés par d’autres, ces mots nous font inévitablement penser à leur maître initial? En tout cas ces trois lignes à la page 139 sont magnifiques :

Plouase toată noaptea și de‑a lungul șinelor de tramvai se făcuseră bălţi în care se reflecta cerul azuriu. Acel azur de jos, azur secund, îi dădea o senzaţie de leșin.

Il avait plu toute la nuit et, le long des rails de tram, s’étaient formées des flaques où se reflétait le ciel azur. Cet azur d’en bas, azur second, lui donnait une sensation d’étourdissement.

*

Descuiat , c’est ce qui n’a pas été fermé à clé, qui a été « défermé ».

Alors comment dire que les très vieilles maisons ont leurs portes descuiate si cascate?  ? Des portes pas fermées à clé et béantes ?

Les maisons très vieilles, presque des taudis, que le garçon longe lors de sa promenade au printemps semblent habitées, au moins partiellement. Le degré de précision qui se trouve dans descuiat, je ne peux pas le conserver là. L’image de ces portes béantes s’articule avec la phrase d’après:

Tu pouvais voir jusqu’au fond des pièces, les yeux des enfants entassés sur les lits, dans l’ombre épaisse, la robe de chambre graisseuse de la mère de famille qui mélangeait quelque chose dans une casserole, la fourrure d’un chien couché en boule sur le plancher.

Je règle donc la question en posant : …nombre d’entre elles ayant leur porte grande ouverte sur la lumière. 

Ce qui compte ici c’est le contraste entre l’air printanier du dehors et l’ombre humide mais habitée de ces intérieurs comme des terriers. L’ambiance de tout le paragraphe est celle d’un fort contraste photographique, comme dans une photo argentique de Klavdij Sluban ou de Cartier-Bresson.

*

Misère, je suis bloquée depuis des minutes par des torturi et des prăjituri!

*

Page 141, c’est le retour de l’insectar !!! Je m’étais largement penchée sur ce terme dans cette note du Journal de Solénoïde : https://laurehinckel.com/les-insectariums-oniriques-de-nicolae-vaschide/

Le contexte est bien différent. L’adolescent entre dans une pâtisserie dont le propriétaire sans aucun doute avait rêvé de devenir entomologiste, car, dans les alvéoles en satin crème incroyablement délicates des boîtes de luxe, étaient placés, comme dans des casiers, de lourds insectes en chocolat…  

Page 145,  on s’approche du sublime dans cette nouvelle extraordinaire sur l’adolescence et l’amour, sur le destin qu’on cherche à se choisir ou qui vous est donné, et, surtout, sur le mystère des transformations physiques. Il est amoureux et, se la décrivant, il se dit C’est à quoi j’aurais ressemblé si j’avais été une fille et on découvre 

Attention, spoiler!
qu’il passe son temps en classe à se représenter à quoi ressembleraient ses camarades s’ils étaient de l’autre sexe.

C’est là que se trouve cette phrase qui contient un joli défi.

Fiecare șuviţă parcă avea viaţa și voinţa ei, fremătând și frământându‑se și lucind stins în soarele metafizic al amiezei.

Cette phrase évoque la tonicité des boucles décoiffées de la fille dont le garçon est amoureux. Pas de souci pour reproduire en français l’allitération en v de viaţa și voinţa qui devient sa vie et sa volonté :

Chaque mèche semblait avoir sa vie et sa volonté propres…

A fremăta : frémir, frissonner. Note au cas où que, j’ai, comme synonyme de frémissant, en français, le mot fiévreux. Je note au passage l’existence du verbe fébriciter, surtout employé sous la forme de fébricitant. Là, c’est moi, l’entomologiste qui épingle un spécimen très rare dans son cahier!

A frământa ici, en plus employé dans sa forme réfléchie, cela peut être s’agiter, se troubler, car bien entendu le verbe n’est pas employé au sens de pétrir…

Mais comment rendre ce participe présent du verbe frământa quand il s’agit de boucles de cheveux? se mélangeant? s’entremêlant? ondoyant?

Je vais choisir s’entremêlant, en espérant soutenir convenablement la vigueur indépendante de ces boucles admirées par l’adolescent :

Chaque mèche semblait avoir sa vie et sa volonté propres, frémissant et s’emmêlant et brillant sourdement dans le soleil métaphysique de la mi-journée.

Je m’arrête là. 6 grandes pages traduites comme en observant un rêve.

*

Rendez-vous demain, même heure. Et n’hésitez pas à laisser un commentaire!

 

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Tant de désespéré désir de vivre !

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

7 juin 2020

« desperat », décidément un mot très ambigu et pas si facile que ça à saisir, même si, dans le cas présent, la traduction est simple: disperata dorinta de viata est un désespéré désir de vie.

Un oxymore à première vue, le désespoir et le désir de vie n’allant pas ensemble.

Mais il s’avère que le terme est employé très souvent dans la langue courante pour traduire une sorte d’impatience. On dira à quelqu’un Nu fi asa disperata : sois patiente ! ou on dira ce are de e asa disperat ?, qu’est-ce qu’il a à ne pas tenir en place/ à n’en plus pouvoir / à ronger son frein…

Ce que contient ce « désespéré »,  parfois, c’est une réserve d’énergie, comme un ressort prêt à bondir.

On retrouve la « résistance, la violence désespérée » (Balzac, voir la définition de désespéré dans le dictionnaire): ce qui est doté de la plus grande énergie… L’énergie du désespoir… Alors, en traduisant disperat par désespéré, je fais du mot à mot ou bien je choisis l’ambiguïté? Ce n’est pas si facile à dire. C’est à la fois « le même mot » et un mot  qui veut dire plus.

L’adolescent incroyable qui éprouve un « énergique » désir de vie en humant le printemps à sa fenêtre un dimanche matin n’imaginait pas, sous la plume de Mircea Cărtărescu, susciter ce nouveau détour de ma pensée…

*

Ce matin avant la paperasse, j’ai réussi à traduire 5788 signes. 1686 seulement ce soir. Mon ressort à moi, mon impatience à moi, me propulse vers le large, maintenant qu’on retrouve la liberté de bouger. Je rêve de partir. Je voudrais retourner à Venise.

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