De la mue, de l’esprit et du souffle dans Solénoïde

La suite de mes annotations en cours de traduction…

9 août

P.416, l’emploi de desfoliata, qui se comprend comme « défeuillé », pour parler d’une peau de serpent, me pose problème… L’auteur évoque une page fine et sèche, desséchée comme une « peau desséchée de serpent », c’est-à-dire qu’il la compare à une mue de reptile. 

Ce qui est intéressant, c’est que nâpârca, l’orvet, partage en roumain la même racine que les mots signifiant « mue » et muer »: a napârli.

J’ai tendance à penser que l’auteur a bien aimé sous sa plume le son de piela desfoliata-a naparcilor. Piela desfoliata, c’est presque un oxymore sonore, si bien qu’on peut presque croire que desfoliata veut dire « écorchée », finalement, « desquamée », sauf que le mot est assez laid. C’est un poète qui écrit, je ne l’oublie jamais. Le choix des mots lui vient de très loin, il est déterminé par les multiples filtres de sa sensibilité sonore, visuelle et sensuelle à l’égard des mots.

Ici, c’est assez clair, finalement. Et il y a a napârcilor, dont le « o » final est l’exact contrepoint, contrepoids, du « o » de « desfo… ». On trouve aussi dans ces trois mots des allitérations, en p, en f et en l.

Finalement, ce n’est pas pour rien que je me trouve arrêtée à cet endroit de la page…

De plus, de plus, le DEX (le dictionnaire explicatif de la langue roumaine, le Robert roumain) me dit que desfoliat n’existe pas. Il y aurait ici confusion et entremêlement de desfoiat (qui a les pages ou les pétales arrachés) et de defoliat, qui correspondrait à notre « défoliant » rarement utilisé (le participe passé défolié est encore plus rare) et qui renvoie surtout à la guerre du Vietnam…

Donc, je mets « sur des pages fines comme la fine mue du serpent (d’un orvet) »

ou bien

« sur des pages fines comme la peau desséchée d’un serpent (d’un orvet) »?

Je préfère la première solution qui est plus lisible en français. Dans le cas du deuxième choix, le lecteur pourrait légitimement se dire « alors, on ne sait pas que ça s’appelle une mue?? »

D’un autre côté, l’auteur n’a pas utilisé le mot napârlire qui veut dire « mue »…

Mais le sens?

Je réalise alors que je peux placer au début du passage les allitérations si belles en f qui disparaissent dans les mots « mue du serpent »! Je tente ça :

« sur des feuillets fins comme la fine mue du serpent. »

Je retrouve des allitérations (même si je n’ai que celles qui sont en f), l’accent est mis sur la finesse du reste, c’est-à-dire de la peau que l’animal a quittée… Je verrai bien si je garde ou pas. Je surligne en jaune.

Je suis au cœur d’un passage qui est une sorte de credo (un de plus) du narrateur. Je le trouve très beau.

Tiens, une question : quel lecteur comprendra aujourd’hui qu’un texte « pneumatique » est un texte spirituel (pneuma étant à la fois le souffle et l’esprit, en grec), inspiré, marqué par la théologie du souffle, notion orthodoxe (mais aussi largement extrême-orientale) qui est une référence très masquée à Saint Grégoire de Palamas??? 

Il est 18h et il est temps que je me mette en tête que pour cet auteur, sticlos veut dire « brillant »! Ma formule mentale et visuelle a un mal de chien à trouver que la principale qualité du verre soit la brillance. Je pense toujours d’abord à l’aspect physique de cette matière : dure, transparente ou translucide, fragile, cassante… Une question de disposition du cœur? Ou alors de respiration?

12 août

Le mot obiectual : on pourrait croire que ce mot est un néologisme calqué du français, mais en français ce mot n’existe pas.

Signifie « matériel, objectif ». Le narrateur évoque sa peur profonde non pas des objets mais de la réalité qui se trouve derrière, sa peur de « la réalité en soi ».

J’ai gribouillé dans le coin de la page, « sans objet? Non ». Puis « non objective? Pas vraiment non plus, puisque le contraire serait subjective. Or la question n’est pas qu’elle est subjective (qu’elle ne tiendrait qu’à lui, qu’à celui qui écrit), cette peur. La question est qu’elle appartient à autre chose qu’à l’objet, à autre chose qu’aux choses…

La page 421 tourne donc sur une épineuse question.

Et pourtant, « je conclus par ce que j’ai noté, le 28 février, de ma peur pure, **sans objet**, semblable à une couleur, de ma peur endogène, répandue dans la gélatine de mon cerveau comme une goutte chimique qui se répand dans les milliards de filaments et d’interstices jusqu’aux frontières osseuses, qui passe les pores du crâne pour l’entourer d’une aura noire. J’ai toujours eu peur, j’ai toujours perçu, non pas les objets mais la réalité derrière eux, la réalité en soi, avec une horreur paroxystique » semble marcher.

Mais ça ne me va pas. Je suis absolument certaine que le mot « objectuel » doit exister dans le vocabulaire de la philosophie, car c’est ce dont il s’agit ici. Et l’auteur a tout lu. Il a lu aussi beaucoup en anglais. Son lexique est enrichi de termes provenant de ces aires de la connaissance.

Je cherche donc, et oui, en effet, objectuel existe bien, dans le sens donné par M.C. On est chez Husserl et Heidegger. Dans le langage du Sein und Zeit, dans Etre et temps, l’angoisse est provoquée par le monde, par ce quelque « chose » non objectuel, situé « au-delà » de chaque chose. C’est exactement ce que décrit M.C. (J’ai trouvé ici : Studia theologica I, 4/2003, 196-200 -LA NÉGATION CHEZ HUSSERL ET HEIDEGGER – Stefan GUGURA) . Mais en psychologie, on trouve aussi « non objectal », pour désigner le stade du nouveau né qui ne différencie pas le moi du non-moi… Riche recherche…

Je choisis pour l’instant (il ne faudra pas oublier d’enlever le « sans objet ») si je décide bien de laisser ça :

« Je conclus par ce que j’ai noté, le 28 février, de ma peur pure, (sans objet) non objectuelle, semblable à une couleur, de ma peur endogène qui se répand dans la gélatine de mon cerveau comme une goutte chimique par les milliards de filaments et d’interstices, jusqu’aux frontières osseuses, qui passe les pores du crâne pour l’entourer d’une aura noire. J’ai toujours eu peur, j’ai toujours perçu avec une horreur paroxystique, non pas les objets mais la réalité derrière eux, la réalité en soi. »

 

 

Un blocage de plusieurs jours…

La suite de mes notes…

8 août

Je reprends mon travail après 8 jours de vacances au soleil, sans écran et sans téléphone, une rupture très difficile pendant les trois premiers jours où j’ai eu l’impression de tourner en rond et de perdre mon temps. J’ai finalement réussi à faire du bien à mon corps en le faisant nager dans les eaux bleues de la Méditerranée. Une vraie thérapie. Plonger et aller observer les saupes qui broutent l’herbe au fond des calanques, découvrir un poulpe dans un repli du rocher, effleurer les tomates de mer qui se posent là où l’eau affleure, toucher une étoile de mer, observer mes jambes pédaler au milieu des castagnolles adultes noirs et ronds et de leurs petits qui, eux, sont bleus électrique et allongés, sentir mon corps flotter dans les rayons stroboscopiques semblant provenir des fonds marins étincelants, et mes jambes gainées par la pression subite de l’eau quand j’y entre en sautant de quelques mètres de hauteur… Apprécier la chaude plasticité de l’élément quand je chute du paddle que j’ai essayé pour la première fois de ma vie. Et j’ai réussi très vite à évoluer en équilibre sur la planche et à pagayer pour avancer, virer de bord, le regard fixé sur l’horizon de l’Île verte, ou au contraire sur la plage qui semblait silencieuse, de loin, alors qu’elle était couverte de familles et de parasols.

Je reprends mon travail en découvrant que le CNL m’accorde la bourse que j’ai sollicitée pour cette traduction!

11 août

Presque rien écrit depuis plusieurs jours. Traduire, c’est cela aussi, affronter l’écran, ne plus supporter la chaise, chercher d’autres positions, aller faire un tour – parfois écrire vous sort par les yeux. Alors vous faites un grand ménage, une longue balade ou alors vous passez plusieurs heures à regarder des films à la télé, allongée et dans un état de demi coma. Souvent, c’est parce que j’ai buté sur quelque chose. Là, il y a des passages sur les personnages de la Bible qui luttent contre des anges ou qui sont frappés de révélation ou de dons par Dieu lui même. J’ai d’abord été gênée par un problème de logique dans l’énonciation  et cela s’est transformé en un blocage de plusieurs jours. Alors que j’aurais pu souligner le passage et revenir plus tard. Mais je suis aussi dans une période de fatigue. Je voudrais retrouver l’entrain des dix derniers jours de juillet. où je n’ai vécu que pour traduire et durant lesquels j’ai beaucoup avancé mon travail.

On est samedi, il fait de nouveau à peu près beau et chaud. Cela frémit. Je suis à mon bureau. Je suis passée par dessus la difficulté et je prends le tournant d’un très beau passage qui vaut credo littéraire.

J’ai corrigé de moi même la petite question de logique. Je ne vais pas embêter l’auteur avec ça. C’est même gênant que j’en parle ici. Mais, cet hiver, je me suis fixée comme objectif de noter au jour le jour les questions les plus insignifiantes comme les plus profondes que peut se poser un traducteur de littérature quand il est aux prises avec son texte.

Au fait, le volume total est d’environ 1132 feuillets. J’en ai 581, j’ai dépassé la moitié virtuelle de ma traduction. Car elle fera peut-être davantage. Parfois, les textes roumains sont plus longs dans leur traduction française. C’est ce qu’on appelle le foisonnement. D’aucuns pensent qu’il doit être limité, qu’on doit faire des efforts pour le limiter. Je ne trouve aucun sens à cela. La langue est naturelle et le processus de passage est naturel lui  aussi. Il est évident qu’il serait tout à fait sot de tirer à la ligne pour faire gonfler le nombre de signes. Mais s’astreindre, se contraindre à faire rentrer une page de livre original dans une page de livre traduit serait absurde. Cela le serait autant que de chercher à caser le même taux d’adverbes et d’adjectifs que dans la langue originale. Ou bien de vérifier que les noms communs sont toujours traduits par des noms communs.  L’expression de la pensée ne s’occupe pas de savoir que dans l’autre langue il y avait à tel endroit un verbe et là un adjectif. Parfois, la forme originale de la phrase transparaît sous la traduction, mais c’est juste le fruit du hasard… 

p. 409, Mircea Cartarescu plonge dans le corps humain, comme il le fait assez souvent. Là, il est dans la colonne vertébrale et parle de procesul spinos, procesul transvers. J’erre pendant vingt bonnes minutes pour trouver enfin un cours d’ostéopathie qui utilise les termes que je recherche. j’ai eu du mal à trouver parce qu’ailleurs, le travail de vulgarisation a éliminé ces termes que apprends à connaître à mon tour : processus épineux, processus articulaire, processus transverses, que sont les divers processus vertébraux…

Puis je consulte mon dictionnaire et là je constate que « processus » (avouons que le mot a un sens bien éloigné, dans la langue de tous les jours!) est, en anatomie, une formation qui prolonge un élément ou une structure organique. Synonyme:  apophyse, bien plus courant en français (même si en général on ne sait pas ce que c’est…) Où l’on voit que le terme à l’étymologie grecque est bien plus précis que le terme d’origine latine… 

Question : laissé-je le terme processus un peu ambigu ou dois-je choisir le terme apophyse, si précis, certes, mais tellement médical???

[EDIT] Je vais choisir sans trop d’hésitations finalement le terme de « processus ». Rendez-vous page 390 de l’édition française, tout au début du chapitre 28.

La suite demain, même heure

L’éclosion du bouton de rose

… La suite de mes notes sur Solénoïde

p. 386 : holon : se dit de ce qui est à la fois un tout et une partie…

26 juillet

p. 388 Toujours dans le chapitre 26.

J’étais prête à me dire qu’articulation mobile était un pléonasme, mais j’ai vérifié dans le dictionnaire, une articulation est le point de jointure entre deux éléments, et elle peut être mobile ou immobile…

p. 389

Personne n’a relevé que le bouton de fleur qui éclot, comme métaphore de l’ouverture alerte de la voûte, dans l’effrayante Morgue où la manifestation des Piquetistes conduit le narrateur ne peut pas être complété de la précision suivante : « filmé au ralenti ». Au contraire, le fameux bouton de rose que l’on voit éclore en quelques secondes dans les petites vidéos qui circulent partout, est diffusé en accéléré…

Il a beau faire 35° à l’ombre, mon esprit critique est bien en éveil et je suis très intolérante (comme on l’est aux poussières) à ces petits relâchements de la logique. Ce sont des choses qui ne passent pas en français, qui donnent l’impression d’avoir un caillou dans la chaussure.

27 juillet

p. 398

En français, diastème peut difficilement s’employer pour quelqu’un à qui il manque des dents. Le diasteme est un truc naturel ou acquis, mais ne décrit pas le trou laissé par une dent manquante.

Rendez-vous demain, même heure

Do not go gentle into that good night : hymne à l’humanité entière

…Je publie la suite de mes notes sur Solénoïde, après quelques jours de repos

25 juillet

Les pages de ces dernières heures sont un régal, avec la traduction de deux poèmes. Un qui appartient à l’auteur (je pense) et qui ne m’a pas posé de problème, et l’autre, signé Dylan Thomas, un poète que je découvre. 

Je copie ici l’original magnifique, chantant, rythmé, complexe (même si, ai-je appris, c’est encore un de ses poèmes les plus lisibles et les moins ambigus):

Do not go gentle into that good night,

Old age should burn and rave at close of day;

Rage, rage against the dying of the light.

 

Though wise men at their end know dark is right,

Because their words had forked no lightning they

Do not go gentle into that good night.

 

Good men, the last wave by, crying how bright

Their frail deeds might have danced in a green bay,

Rage, rage against the dying of the light.

 

Wild men who caught and sang the sun in flight,

And learn, too late, they grieved it on its way,

Do not go gentle into that good night.

 

Grave men, near death, who see with blinding sight

Blind eyes could blaze like meteors and be gay,

Rage, rage against the dying of the light.

 

And you, my father, there on the sad height,

Curse, bless, me now with your fierce tears, I pray.

Do not go gentle into that good night.

Rage, rage against the dying of the light.

Et voici la version roumaine de Mircea Cartarescu, que je trouve très belle, bien plus belle que nombre d’autres (souvent confuses et lourdes) dans cette langue: 

Nu intra lin în noaptea bună, fără zori

Bătrânii-ar trebui să urle-n asfințit

Ah, strigă, strigă contra stingerii de sori!

 

Deși-nțelepții au uitat adeseori

Să fulgere, și bezna i-a-nvelit,

Nu intră lin în noaptea bună, fără zori.

 

Cei buni, cei de pe urmă, orbitori,

Vestindu-și faptele în golful cel umbrit

Ah, strigă, strigă contra stingerii de sori.

 

Cei ne-mblânziți, ce-au prins soarele-n zbor

Și prea târziu sfârșitul i-au simțit

Nu intră lin în noaptea bună, fără zori.

 

Cei gravi, ce văd că ochii orbi nu dor,

Ci strălucesc ca meteorii, fericit,

Ah, strigă, strigă contra stingerii de sori.

 

Și tu, părinte, în al tău pridvor

Blesteamă-mă, alină-mă cernit.

Nu intra lin în noaptea bună, fără zori,

Ci strigă, strigă contra stingerii de sori!

 

La traduction française est la suivante :

 

N’entre pas serein dans cette nuit sans aurores,

Les vieux devraient hurler quand le jour tombe,

Ah, rage, enrage contre la mort des soleils !

 

Les hommes sages oublient souvent

De tonner et s’enfoncent dans l’ombre qu’ils savent méritée,

Mais ils n’entrent pas sereins dans cette nuit sans aurores.

 

Les bons, la dernière vague, les aveugles

Se souvenant des actes de leurs vertes années dans le golfe sombre

Ah, ragent, enragent contre la mort des soleils.

 

Les hommes sauvages qui saisirent le soleil en plein vol

Et sentirent trop tard qu’il versait dans la pénombre

N’entrent pas sereins dans cette nuit sans aurores.

 

Les hommes graves, qui voient que les yeux aveugles sont indolores,

Et même, qu’ils brillent, gais météores,

Ah, ragent, enragent contre la mort des soleils.

 

Et toi, mon père, de ton triste balcon,

Maudis-moi, je t’en prie bénis-moi de tes larmes endeuillées.

Mais n’entre pas serein dans cette nuit sans aurores,

Et rage, enrage contre la mort des soleils !

Mais pour comprendre la présence de ce magnifique texte dans le chapitre 26 de Solénoïde, il faut lire les quelques mots qui le précèdent, et aussi que je rappelle brièvement où en est notre héros : il a fait la connaissance de la belle et vaniteuse Caty hantée par la perte de sa jeunesse et de sa beauté, laquelle lui révèle l’existence d’un groupe de personnes qui protestent, (excusez du peu, il fallait l’imaginer!) contre la condition humaine ô combien passagère et mortelle. Ce sont les « piquetistes » (parce qu’ils plantent leurs piquets de grève dans les lieux où la souffrance mérite qu’on la hue et qu’on la dénonce). Pour simplifier et pour les montrer du doigt, les autorités les étiquettent sous le nom de « secte ». Plusieurs semaines après ces quelques heures magiques et ambiguës passées avec Caty dans le secrétariat de l’école, il se décide à aller voir ce que sont ces fameuses soirées de manifestation « contre la mort ». Ce soir-là (c’est donc le début du chapitre  26), il découvre leur guide, un certain Virgile, qui distribue aux manifestants des feuilles polycopiées, comme cela arrive parfois dans les manifs. Notre jeune professeur curieux raconte :

« Sur la feuille figure aussi un vrai poème, fort et sonore comme un cri de désespoir et comme un hymne à l’humanité entière. En dessous, Virgil a simplement noté le nom du poète : Dylan Thomas.

Je veux en lire plus, car il est évident qu’il s’agit d’une des très rares personnes à comprendre réellement de quoi il est question : »

Suit donc la traduction roumaine. Elle a des rimes fortes et belles, que j’ai vainement tenté de suivre. La langue roumaine a cette chance, et Mircea Cartarescu l’a saisie au vol, de faire rimer zori, les aurores, et sori, les soleils. Ces rimes embrassées sont tellement importantes dans la version originale pour rendre palpable la révolte, l’opposition viscérale, le cri contre la mort. Ça se perd complètement dans les traductions françaises que j’ai pu consulter. On ne peut pas faire dire à une langue ce que son génie ne veut pas dire… 

Mon dilemme a été de trouver une version qui reprenne le plus possible la version roumaine sans perdre trop du sens littéral qui, souvent, fait les traductions françaises existantes. Je pense surtout à la deuxième strophe dans laquelle le poète Dylan Thomas évoque l’exemple des sages qui se résignent et qui entrent dans l’ombre mais pas sans révolte. La langue roumaine a peut-être cette chance d’avoir une expression qui contient le mot fourche pour dire « avoir maille à partir avec » (a avea de furca cu), une expression qui suggère donc l’opposition… Cela a peut-être facilité l’interprétation de cette strophe contenant le tout de même énigmatique Because theirs words had forked no lightning   par Mircea Cartarescu, de cette manière aussi limpide et synthétique (la traduction mot à mot entre crochets ne rend pas justice au travail de l’auteur !) :  

Deși-nțelepții au uitat adeseori [Même si  les sages ont oublié souvent]

Să fulgere, și bezna i-a-nvelit, [de tonner et que l’ombre les a englouti]

Nu intră lin în noaptea bună, fără zori. [Ils n’entrent pas sereins dans cette bonne nuit, sans aurores]

car « tonner » [a fulgera] exprime bien à la fois l’inscription de l’homme dans l’univers naturel qui le dépasse largement et l’expression, par métaphore, de sa colère et de sa révolte. Un mot qui résout le « words had forked ».

C’est pour exprimer tout cela que le poème existe dans Solénoïde. En roumain, il semble avoir été écrit pour y être serti. Il me fallait donc obligatoirement donner une version qui se cale peu ou prou sur la version roumaine, même au détriment de ce qui est admis en français, au rayon « traductions de Dylan Thomas ». J’aurais voulu ne pas suivre la pourtant jolie homophonie de « rage » doublé de « enrage », trouvée par le traducteur français (Alain Suied) et utiliser le verbe « hurler » qui est repris ensuite dans tout Solénoïde…

Une page plus loin, M.C. écrit ce magnifique paragraphe qu’il place dans la bouche de Virgile. Virgile harangue la foule des manifestants (comme un autre Virgile guidait un Dante médusé sur les chemins tortueux des enfers) : 

« Minuscules dans notre insignifiance, micelles sur un grain de poussière dans l’infini, protestons contre la disparition des consciences ! Il est diabolique, il est intolérable qu’un esprit meure. Qu’une créature comprenne son destin, cela aussi, c’est au-delà des limites du mal. C’est cruel, barbare, inutile de mettre un esprit au monde, au bout d’une nuit infinie, rien que pour le plonger, après une nanoseconde de vie chaotique, dans une nouvelle nuit sans fin. Il est sadique de lui donner à l’avance la pleine connaissance du sort qui l’attend. Il est abominable d’en tuer des milliards et des milliards, génération après génération, saints, braqueurs, génies, héros, putains, mendiants, travailleurs de la terre, poètes, spéculateurs, anargyres, tortionnaires, bourreaux et victimes ensemble, méchants et gentils pareil, qu’elle est mélancolique et désolante cette œuvre de criminel en série ! Notre monde va s’éteindre, l’univers va pourrir en même temps que les autres milliards d’univers, mais l’être et le non-être dureront autant que durera l’éternité, comme un mauvais rêve, comme une interminable toile d’araignée. Et nous, les perles du monde, son cristal qui aurait dû briller éternellement, nous ne serons plus jamais, jamais, quand bien même le temps durerait et indépendamment du nombre de désastres qui arriveraient dans l’enfer qu’est le monde physique, dans la geôle infinie de la nuit. Protestez, protestez contre l’extinction de la lumière !

Rendez-vous demain (promis!)

Tresses, queues de cheval et midinettes

…La suite de mes notes

p. 367. Je m’y remets. Je suis dans un chapitre sublime et horrifiant, le 25. Sublime parce que horrifiant. Nicolae Minovici, sa passion des tatouages qui le conduit à construire une bien étrange collection. Et son histoire d’amour qui lui révèle la voie professionnelle à suivre… C’est là que je me retrouve à chercher comment rendre le mot codană.

C’est une « jeune fille aux cheveux attachés en queue de cheval »… Allez trouver un mot équivalent en français… Car ce mot est chargé de bien plus d’informations et de sens qui demeureront, malheureusement, cachés pour toujours au lecteur français, je le crains. Voici donc un bel exemple de « part des anges »… Le mot est un peu ancien mais encore volontiers utilisé par les auteurs roumains qui l’affectionnent pour sa valeur évocatrice. Il se base sur le mot « queue », comme queue de cheval, et peut d’ailleurs désigner un animal doté d’une queue. On appelle codană une jeune fille qui, littéralement, « entre dans la ronde », dans la société, dans le rang des filles à marier. Dans le mythique village roumain, la hora, la « ronde », remplissait un peu le rôle social du bal de chez nous, autrefois. Et si ce mot a été inventé, c’est pour différencier les jeunes filles des fillettes, lesquelles coiffaient leurs cheveux en tresses. Devenues grandes, elles pouvaient attacher leur parure capillaire en queue… Une manière de communiquer au monde leur nouveau statut de femme.

Alors, « jeune fille »? Trop dénoté, pas assez connoté. « Jeune vierge »? Pas du tout, je sombrerais dans un autre texte, quoiqu’il s’agisse justement de cela. « Toute jeune femme »? Il me semble que cette expression est connotée sciences sociales, mais je ne saurais dire pourquoi….

Je pense à midinette… j’hésite un instant en me disant que cela fait peut-être trop parisien, mais c’est ce que je choisis. Le contexte m’aide : le narrateur dit un peu plus haut qu’elle est peut-être une couturière des faubourgs…

C’est dans ce passage que se trouvait ce joli mot :

« Nicolae n’avait rien à offrir à la jeune fille modeste, peut-être une couturière des faubourgs, à la peau d’une blancheur de lait. Il se promena avec elle au cours de quelques crépuscules dans la ville spectrale, il l’amena chez lui seulement pour lui montrer sa collection de photographies de corps tatoués et il la laissa repartir intouchée. A sa fenêtre, il regarda la jeune femme, pleurant à chaudes larmes, monter dans le tramway hippomobile arrêté devant son immeuble de quatre étages. Puis il sortit sa planche à dessin, où elle figurait dans la position de la Petite Sirène et tandis que l’air dans la pièce s’assombrissait, il se mit à orner les épaules et les bras de la fille de traits de plume formant des dentelles et des tressages imaginaires. Puis il jeta sur la feuille une émulsion de nacre.

Au bout de quelques mois de tourment, la fille se pendit, selon la coutume des infortunées midinettes des faubourgs, différentes jusque dans la mort de leurs sœurs restées à la campagne, lesquelles, quand elles tombaient enceintes se jetaient la tête la première dans un puits. L’étudiant des Beaux Arts était allé la voir alors qu’elle pendait encore à une poutre du plafond, dans sa chambrette avec des géraniums aux fenêtres. La pièce sentait le basilic et la propreté. Une bassine d’eau renvoyait des reflets tremblants sur les murs. Le policier fumait impassiblement, assis sur le lit, à deux doigts des pieds rigidifiés, déchaussés, de la morte. Le chef lui avait donné l’ordre de ne toucher à rien jusqu’à son arrivée. » 

11862 aujourd’hui, en ce beau dimanche! Je vais sortir prendre l’air. Sans jeu de mot.

23 juillet

p.370

Moale : un des mots les plus polysémiques, chez Cartarescu. Je devrais m’amuser si j’avais le temps à relever tous ses différents emplois. Dans le texte roumain, peuvent être moale une pierre précieuse, une page de papier… Ce sont les deux occurrences qui me viennent à l’esprit, à l’instant. Doux, lisse, suave… Des mots pas forcément synonymes … 

27 juillet

Je pense que je vais utiliser le mot « piquetistes », pas « piqueteurs »…

Rendez-vous demain, même heure