Une excursion chez Mateiu Caragiale

La suite de la note d’hier

Je me suis entichée d’un texte majeur (Craii de Curtea Veche de Mateiu Caragiale) qui me plaît par le grand écart lexical qu’il propose : l’élégance et le raffinement sont intimement mêlés à un vocabulaire chatoyant, très coloré, parfois argotique ou seulement populaire et familier, mais toujours d’une grande expressivité « étymologique ». Mateiu Caragiale adore mettre en valeur les mots et les tournures les plus roots, celles qui révèlent combien sinueux et riche est le parcours de la langue roumaine de ses racines à aujourd’hui. Il aime montrer qu’elle s’est nourrie également à deux mamelles orientales (la slave et la byzantine). Elles fournissent au roumain, langue latine par excellence, une partie de son vocabulaire chatoyant.

Sa préférence va aux mots drapés de richesse byzantine : comme par exemple le hâgialâc, qui fait le titre d’un chapitre du roman, un mot qui a des sonorités dignes de mille et une nuits. C’est le pèlerinage que font les croyants chrétiens ou musulmans à leurs lieux saints. C’est un mot formé sur le turc et très proche de celui qui existe dans la langue des Tatars (qui sont présents aussi en Roumanie) : hagilik. Notre mot français pèlerinage vient du latin peregrinare, qui dénote le chemin que parcourt le croyant alors que ce hâgialâc le mot (turc, tatar, provenant de toute façon de l’arabe) met peut-être plus l’accent sur le résultat du voyage religieux, sur l’état acquis par celui qui l’a accompli… Le nom Hagi (Hadgi)  – mais comment j’en arrive à évoquer ici un footballeur! – du Maradona des Carpates, le célèbre gaucher Gheorghe Hagi veut bien dire « pèlerin ».

Un autre exemple : a pizmui veut bien dire envier, mais Mateiu Caragiale qui l’utilise sait parfaitement qu’en choisissant ce mot d’origine slave, il donne une sacrée couleur à son texte, bien différente que s’il utilisait l’équivalent sur formation latine, et si transparente pour nous, a invidia… De plus,  la variante slave, en dépit des apparences, a une connotation plus populaire… Jalouser n’aurait-il pas été plus indiqué?

Allez, encore un exemple : a prohodi veut bien dire enterrer, ensevelir (et aussi dire le prohod, la messe des défunts), mais quand on tient compte du fait que le slave provoditi veut littéralement dire accompagner, conduire un défunt pour son dernier voyage, on peut, peut-être, préférer traduire par porter en terre?

Et puis, surtout, il y a la musicalité du texte de Mateiu Caragiale! Elle n’a pas besoin de longues phrases pour s’exprimer. Elle est riche d’échos de toutes sortes. C’est de la poésie pure.

J’ai lu la première traduction courageuse de Claude B. Levenson parue en 1969 à l’Age d’homme. Malheureusement, si j’y ai trouvé l’élégance du style, j’ai cherché en vain la couleur et les excès, la richesse damassée, redorée, de la langue de Mateiu Caragiale. J’aurais voulu y trouver les allitérations, l’enroulement des phrases, le scintillement.

Ce soir, je ne sais toujours pas comment je pourrais réellement traduire le titre de ce roman. Mais, à la manière peut-être de ces dandys, à la manière surtout de celui des trois qui s’appelle Pasadia, je peux raconter mes « caravanes », comme on disait autrefois des voyages aventureux, entre un mot roumain et un mot français. Une sorte de quête.

Le titre roumain est Crai de Curtea veche. Il a été traduit par : Les seigneurs du Vieux- Castel. Je n’ai jamais compris le choix de ce titre en traduction.

Il n’est pas question de « seigneurs » dans ce court roman de 1929 à l’esprit décadent et très fin de siècle, mais de trois compères bucarestois, Pasadia, Pantazi et Pîrgu. On les suit dans leurs virées de noctambules noceurs à travers le regard d’un narrateur qui les présente tour à tour… Dandys, raffolant de héraldique et de l’histoire des grandes familles… Seigneurs, ils ne pourraient éventuellement l’être que dans une tournure ironique telle que « Mes seigneurs!» D’ailleurs, le titre du livre est présenté à la page 49 de la magnifique édition illustrée que j’ai sous les yeux, dans une scène mise en abyme où c’est la truculente Pena Corcoduşa qui les interpelle vivement : « Crailor […] Crai de Curtea-Veche.« 

Il se trouve que la première définition du mot « crai » dans le dictionnaire est bien « empereur, roi, seigneur », mais dans un contexte de conte de fée. Les crai ce sont aussi les mages, dans l’expression Crai de la rasărit (les Rois Mages).  Ce n’est qu’au deuxième alinéa que se trouve le vrai sens des crai du titre de ce roman :

Homme de mœurs légères, qui passe son temps en ripailles, en aventures amoureuses…

Quand la soularde qui vient de s’étaler en travers de la rue les coiffe de cette expression originale, elle n’a pas d’intention laudative mais bien grinçante et ironique.

L’autre partie du titre, Curtea Veche, est le nom propre donné à ce qui est depuis longtemps (et déjà à l’époque de Caragiale) un réseau de ruines témoignant de l’existence, à partir du XVe siècle, d’une résidence princière moult fois brûlée, rasée, déplacée, reconstruite, rebrûlée… C’est par erreur que tous les guides touristiques traduisent Curtea Veche par « vieille cour » ! Et sur le plan de la traduction, il me semble que traduire Curtea Veche en français, ce serait comme traduire en roumain le nom du village Dangers par Pericole (dangers !) ou Albertville par Albertoraş (la ville d’Albert !). Cela n’a pas de sens.

Les crai du titre roumain sont des hommes aux mœurs légères, qui passent leur temps en fêtes et en aventures amoureuses. Dissolus, libertins, coureurs…

Le dictionnaire roumain donne la définition suivante :

Bărbat ușuratic, care se ține de chefuri, de aventuri amoroase etc.; craidon. ◊ Crai de Curtea veche = haimana, pungaș, derbedeu, desfrânat. – Din sl. kralĭ.

C’est donc là, dans cette définition, que j’ai trouvé il y a longtemps le terme Craidon (prononcer Craïdon). Il m’avait éblouie par sa beauté.

En allant plus loin, je trouve ce terme employé, et peut-être bien même créé, par Filimon, un romancier maladroit, du 19e siècle, auteur d’un drôle de roman qui marque traditionnellement les débuts du genre dans la littérature roumaine. Je vois que le poète Barbu Delavrancea a utilisé ce mot dans une jolie phrase pleine de fantaisie, comparant les lucioles à des « craïdons » de nuit faisant parade de leurs réverbères, en amants visitant des courtisanes : Găinușile și licuricii, craidoni de noapte, își colindă felinarele și serenadele lor vechi și nevinovate. (Hannetons et lucioles, en noceurs noctambules paradent avec lanternes et sérénades anciennes et innocentes.)

Comment s’est formé le mot craïdon? Certains disent qu’il s’agit de l’ajout du « don » de don Juan – ce qui au fond m’arrange bien. Un autre article du dictionnaire évoque un suffixe analogique et on peut penser à Cupidon.

Le mot, pour autant qu’il soit rare en roumain, est attesté, fonctionnel dans la langue, avec pluriel et définition.

Je retrouve même Craidoni dans des traductions de John Fowles et de François Villon en roumain ! C’est dans Epitre à mes amis, que « galants », « noceurs » est traduit par Craidoni (craidon au pluriel). Il n’est donc pas si rare. Il correspond bien à l’idée de noceurs, de débauchés cultivés et gais (ou moins gais), des personnages créés par Mateiu Caragiale.

Je l’avais donc adopté tel quel, en lui ajoutant un tréma. J’avais mes craïdons.

Je note aussi qu’existe le terme roumain crailîc, pour débauche, libertinage.

Je suis très contente d’avoir retrouvé le fil de cette vieille trouvaille.

Rien ne dit qu’elle suscitera de l’intérêt. Je ne suis pas du tout sûre de pouvoir garder un titre qui est si différent de l’original. Ces histoires de titres sont redoutables. Il faudra que je travaille encore, quand par miracle j’aurai un contrat pour ce livre. Mais au moins, ce soir, je peux aller me coucher plus sereinement.

*

J’en suis à la moitié des Ponts. J’ai laissé le petit enfant seul chez lui, sous la croûte chaude de l’écriture de Mircea Cărtărescu – une croûte comme celle qu’on porte aux genoux, quand on a cinq ans ou huit ans ou douze ans.

Comme illustration, j’ai envie de placer cette photo d’une petite fille croisée un jour dans un train en 2016. Un hommage à toutes les enfances, solitaires ou pas.

Portrait de fillette, 2016

La suite de mon Journal de traduction demain, même heure

Sur les ailes colorées d’une toupie géante

La suite du Journal de traduction de Melancolia

15 février 2020

Aujourd’hui, samedi, c’est l’activité domestique qui a d’abord pris le pas sur le reste. Courses dans deux magasins, lessive à faire, documents à chercher – donc opération de nettoyage par le vide. Et puis le coiffeur.

Le temps d’une traduction, pourvu qu’elle ne soit pas comprimée dans des délais étroits, comprend aussi, c’est inévitable, des interstices, des entre-deux. J’ai un peu de temps pour traduire Melancolia et je mets quelques jours à profit pour préparer la suite, trouver d’autres livres à traduire, les proposer et obtenir de futurs contrats. 

Je n’avais plus rien depuis plusieurs mois quand Melancolia est arrivée. Et puis, en décembre dernier, je me suis rendu compte que j’avais quand même dans mes tiroirs plusieurs beaux extraits de traduction accumulés depuis plus de dix ans. Certains extraits ont été publiés dans des brochures préparées par l’institut culturel roumain à l’occasion du Salon du Livre (Bucarest et Timisoara sont les deux villes invitées cette année, j’ai hâte de voir leurs stands et de savoir quels écrivains ils ont invité). Mais aucun de ces douze auteurs n’ont encore trouvé de place dans le catalogue d’un éditeur français.

Alors j’ai composé une équipe de douze braves cavaliers, Douze œuvres que je voudrais traduire. J’ai décidé d’appliquer une méthode nouvelle, hors des clous, puisque j’adresse mes douze propositions de textes très différents sous forme d’un recueil. Comme une sorte d’anthologie. En espérant piquer la curiosité des éditeurs. Je n’ai mis que le texte, aucun repère biographique au sujet des auteurs. C’est risqué, mais osé, et j’aime bien oser.

 

Isaac, Prosper Alphonse (1858-1924). Graveur. Source gallica.bnf.fr / BnF

Ce soir je me suis soudain arrêtée après la traduction de cette phrase: Il avait renoncé à se regarder dans la glace et à compter les saisons qui passaient, colorées comme les ailes d’une toupie géante. L’enfant mourait de solitude.

C’est peut-être l’image de cette toupie qui m’a détournée : j’ai voulu retrouver comment diantre j’avais imaginé traduire le titre Crai de Curtea veche par Les Craïdons, pour ma proposition de retraduction de l’œuvre magistrale de Mateiu Caragiale.

Et soudain, impossible de me souvenir. Pourtant il faudra que je l’explique. Cela fait peut-être cinq ou six ans que j’ai travaillé sur ce texte. J’ai retrouvé des notes dans un carnet. Elles ne m’ont pas aidé.

Finalement, j’ai rouvert le dictionnaire roumain et là, tout m’est apparu de nouveau très clairement.

La suite de cette note demain, même heure

 

 

 

 

 

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Pour que le mot entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension

5 février

J’ai fait le rêve suivant : Je montre un jeu d’emboitement de formes et je dis au public de la conférence : « ceci est une traduction ». Et j’ajoute avec force conviction « jamais au grand jamais la pièce qui s’emboîte ne correspond exactement à la forme qui l’accueille ». Et je pense, devant la révélation de cette phrase que je n’avais pas préparée : « pour que le mot convienne et entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension ».

C’était une sorte de conférence de presse avec beaucoup de monde et, chose surprenante, il y avait des petits enfants avec leur accompagnatrice. J’ai voulu leur expliquer à eux aussi les choses. Je parlais beaucoup, c’était tout un discours très riche, très imagé, très posé et construit, devant des personnes qui souriaient et acquiesçaient et souhaitaient intervenir à leur tour.

 * 

 

Les passages entiers et passionnants sur les pièces de puzzle, c’était dans Solenoïde… D’où me vient ce rêve? Mais dans Les Ponts aussi, le petit enfant joue à assembler des « contes en morceau ». 

J’avance lentement. Mon esprit s’évade. Je passe plus de temps à rédiger ce journal de traduction, à écrire dans mon journal, à préparer des projets, qu’à rajouter des pages à la traduction de Melancolia. Depuis décembre je pense à un livre qui serait le fruit d’un voyage : je voudrais faire le tour des traducteurs de roumain en Europe. Une photo, un portrait, une discussion centrée sur les questions de traduction qui nous taraudent, les uns et les autres. Bien entendu, comme lorsque je parle de traduction, je parlerai de souffle, de pensées, je traverserai des histoires personnelles… Et puis l’itinérance en chemin de fer, sur cette toile de trajets: j’en rêve.

J’ai passé une partie de mon après-midi à modéliser sur une carte tous ces voyages ferroviaires entre des villes européennes et j’ai commencé à élaborer mon budget. 23 jours de trajets, des billets Pass. Je suis déjà en voyage, Sofia pour y voir Lora Nenkovska, Fredrikstad pour y voir Steinar Lone, Bilbao, pour discuter avec Maria Ochoa de Eribe, Leiderdorp, pour retrouver Jan Willem Bos… Et Rome où vit Bruno Mazzoni, Cracovie, où se trouve Joanna Kornas-Warwas… Et Arges en Roumanie, où l’anglaise Jean Harris a élu domicile, et Bucarest, où c’est l’italienne Clara Mitola qui s’est installée. Et puis Dusseldorf, pour rire avec Jan Cornelius.

Et ce n’est pas d’écouter l’album Sastipen Tali de Paco Fernandez qui me ramènera sur terre. Je suis loin, grâce aux accents flamenco, grâce aux voix rauques et aux guitares sèches. Il y a un morceau particulièrement beau où résonnent les sabots d’un cheval dans une cour inondée de soleil – ou pourquoi pas, à l’ombre des murailles blanches ourlées de bougainvilliers. Et tout ce que je pourrai écrire de plus ne sera jamais à la hauteur du vers de Baudelaire « la musique souvent me prend comme une mer ». 

*

Je suis restée suspendue dans cette bulle de rêve, au-dessus de ma traduction, lorsque je suis arrivée au verbe « lipăia », troisième personne du singulier de l’imparfait.

En réalité, c’est une phrase qui rassemble à elle seule trois difficultés : În bucătărie lipăia cu tălpile goale pe mozaicul de pe jos, în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, privea ţevile chituite roșu de sub chiuvetă, atingea câlţii ce se iveau din chit aspri și mânjiţi, privea dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului și aerisirile îmbâcsite de pânză de păianjen înnegrită.

 

Je me suis rendu compte que je ne devais pas confondre avec « lipa-lipa », un mot fait du redoublement d’une onomatopée et qui signifierait, selon les dictionnaires, « traîner les savates », autrement dit, « trainer les pieds ».

Mais… Mais le verbe a lipăi est défini de manière assez imprécise : « bruit caractéristique des pieds chaussés ou pieds-nus sur le sol » dit le dictionnaire.

En fonction du sol et de l’attitude corporelle, on conviendra que le bruit exercé par la plante de pied n’est pas le même. Frotter? traîner? claquer? Et quand il s’agit d’un petit enfant qui marche pieds nus sur le sol dur et lisse de sa maison?  Le « bruit » de la définition du dictionnaire est étrange. Des pieds nus sur le béton par exemple, quand le talon frappe durement, vont plutôt « résonner » au lieu de faire eux-mêmes un bruit.

Dans le vieux dico rouge de Frédéric Damé, a lipăi , c’est « clapoter ». Je n’ai pas fait le tour, je crois, de ce mot qui, chaque fois que je le rencontre, me demande de vraiment bien réfléchir au sens voulu par l’auteur.

Dans cette même phrase, le petit garçon marche donc pieds nus sur  « mozaicul de pe jos în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, »  : un sol qui a des motifs dans lesquels il avait toujours vu des visages et des constructions étranges. Mozaicul n’est déjà pas de la mosaïque, c’est certain. Ce type d’artisanat coûteux ne se rencontre pas dans les immeubles standards des années 70 tel que celui où l’enfant demeure.

Ce n’est pas non plus du carrelage, qui porte un autre nom en roumain.

Je vois assez rapidement un sol très lisse avec des inclusions de divers morceaux de pierre, de dalles. je suis aidée aussi par ma connaissance de ce genre d’appartements.

Désormais, aucune précision ne m’est plus d’aucune utilité. Ce qui comptera, c’est que l’on puisse comprendre, sans buter sur le passage, qu’il est aisé de voir des figures dans ce revêtement de sol…

Combien de temps ai-je tourné et retourné dans ma tête la façon de dire ça? Et tout ça pour ça? Pour choisir finalement d’écrire « ses pieds nus frottaient sur le sol mosaïqué »? Oui, des détours, j’en ai fait, mais cela valait le coup.

J’ai préféré ici l’imprécision au choix d’un terme certes précis mais plus technique comme « granito » ou « terrazzo » : il semble bien qu’un sol dur, lisse, contenant des inclusions de pierres de différentes tailles, formes et couleurs s’appelle un granito ou un terrazzo. 

Mais il était inconcevable pour moi d’inclure ce terme net et tranchant, au profil exotique en -o, dans cette phrase dont l’enjeu n’est pas la précision technique mais l’évocation. J’espère avoir réussi.

A la fin de la phrase, je voulais :

-éviter l’emploi d’un adverbe à rallonge : negligent, négligemment,

-faire comprendre qu’il ne s’agit pas de traces de peinture mais d’enduit à la chaux, car le « zugrav » qui pratique la « zugraveala » travaille avec un mélange (d’ailleurs naturel) de lait de chaux et de pigments,

-enfin, l’auteur l’écrit clairement, si les boitiers électriques sont brossés de badigeon, c’est parce que le badigeonneur a travaillé à la va-vite, sans soin.

«… dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului » donne « …les boitiers électriques brossés de chaux par négligence du badigeonneur… ». 50 signes en roumain, 47 en français, je ne m’en suis pas mal sortie.

Mais surtout, ce bout de phrase insignifiant qui m’a donné du fil à retordre m’a beaucoup appris sur ce que je sais de la société roumaine pour y avoir vécu, et ouvre une fenêtre sur un aspect incontournable de l’époque, dans les sociétés communistes à l’Est: le travail bâclé, le à peu-près, le « ça ira bien ». C’est important de le savoir.

 

A suivre, demain même heure

 

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La table jaune, le lit tapissier jaune

La suite du Journal de traduction de Melancolia

4 février 2020

Je tourne la page  (je commence à la vitesse de l’escargot!) et je retrouve la difficulté de traduire « studio » ! Je me souviens que j’ai voulu écrire une note dans le Journal de Solénoïde et que je ne l’ai pas fait.

La langue roumaine, on le voit bien, c’est tellement facile. Un studio, c’est un studio, et pour faire la différence entre un studio d’étudiant et un studio d’enregistrement, il n’y a qu’à se fier au contexte. Pas de quoi fouetter un chat.

Mais si. Enfin, il y a matière à discussion. J’explique.

Quand l’auteur parle de « studio », de « lada studioului » ‘ »coffre » ou « boîte » du « studio »), c’est parce qu’un enfant s’y cache, ou bien se tient juché dessus afin de pouvoir regarder dehors. D’autres fois, le personnage, comme dans Melancolia, tombe dans des rêveries labyrinthiques à force d’observer de près le tissu tapissier aux motifs fleuris du « coffre du divan »… Souvent, le petit enfant se cache dans le « coffre », au creux de la couette qui s’y trouve rangée. Souvent aussi, le héros pose son livre « sur le coffre », dont on comprend qu’il doit donc se trouver à portée de main…

Ce coffre, ce divan, ce lit qui semble bien ne pas ressembler aux lits que l’on connaît donne du fil à retordre aux traducteurs. Il y a des fois où ce n’est vraiment pas important de savoir avec précision dans quel type de lit ou de divan le héros passe ses journées. Mais, très souvent dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu (notamment dans Orbitor et dans Solénoïde), il vaut mieux comprendre. C’est aussi le cas dans Melancolia.

Arrivée à ce point de mon développement, je pense de quelques images vaudront plus, pour une fois, que toutes les explications:

 

Ce sujet me passionne. 

Je vois dans la présence de ce meuble comme un fait d’histoire de la vie quotidienne de la société roumaine. Je ne sais pas quand a été inventée cette pièce de mobilier. J’y vois une création adaptée à l’exiguïté des pièces de vie où l’on devait, aussi, dormir. C’est pour cela que c’était pratique d’avoir, derrière l’abattant, un grand espace où rouler toute la literie, drap de dessous, couette, oreillers, afin de profiter du divan pendant la journée. J’y vois aussi un meuble-cocon destiné à protéger le ou les dormeurs du froid glacial provenant du mur. Une sorte de développement dans la modernité de l’habitude rurale et archaïque (mais qui revient à la mode, j’ai vu ça dans des intérieurs chics!) de clouer au mur une tapisserie en laine.  

Une brève recherche dans les textes littéraires m’a conduit à trouver ce meuble chez Radu Cosaşu, chez l’auteure de romans policiers Rodica Ojog Braşoveanu (qui a écrit une fabuleuse sage historique avec un personnage récurrent), ou chez Adriana Bittel, romancière et nouvelliste.

Mais c’est chez Mircea Cărtărescu que ce meuble est le plus présent. J’ai compté 5 occurrences dans Solénoïde. Et dans Melancolia, on le retrouve dans la première nouvelle, Les Ponts, aux pages 22, 28. Puis aux pages 31-32 et enfin à la page 52.

Je n’ai pas pu faire l’économie d’une traduction explicative. A la page 28 (p. 33 de l’original), j’ai donc écrit  « Ils étincelaient jusqu’à la dissolution dans la lumière, l’armoire jaune, la table jaune, le lit tapissier jaune, avec son abattant tapissé jaune derrière lequel on rangeait les draps. » 

C’est évidemment un peu plus long que l’original Străluceau până la dizolvare­n lumină șifonierul galben, masa galbenă, studioul galben, lada galbenă de la studio ; mais au moins on voit, j’espère, ce qu’il faut voir.

Ce qui compte finalement, c’est que je suis enfin à peu près contente de la manière dont les mots roumains deviennent français lorsqu’il s’agit de présenter cette réalité peu connue  (peu connue en dehors de Roumanie, ai-je l’impression – mais que les lecteurs des pays de l’Est n’hésitent pas à me dire en commentaire si ce type de lit existe dans les pays voisins!). 

Innocent, presque anodin, ce « studio » est la parfaite liaison entre les deux journaux de traduction, celui qui est né avec Solénoïde et celui-ci, que je commence à écrire en même temps que je traduis Melancolia.

 

A suivre, demain, même heure

 

 

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L’oreille collée contre la porte d’entrée

Journal de Melancolia, une traduction en confinement (suite)

4 février 2020

Dès la première phrase, dès le premier mot, rien ne va de soi.

« Mama » : maman ? la mère ? la maman ? J’écris « Maman était partie un matin faire les courses… » mais je doute. Alors je prends ces notes. Je me sens bien dans la coquille de nacre de mon texte en train de se faire.

Je suis émue par ce bout de phrase dans la première page : « … il laissait tout tomber pour courir dans l’entrée à la rencontre de cette femme très grande qui passait le seuil, chargée de cabas. » Ce « cette femme très grande », cette vision à hauteur d’enfant, un tout petit enfant, sans doute dans les cinq ans, un enfant qui n’a pas la notion du temps, un enfant qui n’a pas atteint cet « âge de raison » des sept ans (âge où l’on tombe dans la réalité du temps qui ne revient jamais), donne la direction de ce texte, je le sens.

Et puis, « mama », c’est le titre du tableau que j’ai acheté à un jeune peintre, il y a longtemps, Robert Cobuz, et que j’adore : c’est une mère vue à hauteur d’enfant, les hanches et le ventre sont là, tout près, et la tête là-haut, très loin, eh bien il n’en voit pas la moitié. C’est que cette mère c’est lui, c’est lui pas encore séparé d’elle. J’écoute le son post-moderne de l’album Fascination, cela ne va pas du tout avec l’univers de cet enfant, et pourtant cela m’enroule suffisamment sur moi-même pour ressentir la solitude de ce petit enfant.

Il y a les mots-clés « din clipa părăsirii » : à partir de l’instant du départ ? Elle part? C’est un départ ? Non. « A partir de l’instant de l’abandon ». Il vit sa solitude comme un abandon. Ce n’est pas trop fort. Il vit le premier traumatisme psychologique après avoir vécu celui qui était physique, lors de sa naissance.

*

Ah, ce mot, vuiet. Je l’entends ! C’est bien normal pour ce mot formé sur une onomatopée, ce bruit indéfinissable qui n’est pas un « vrombissement » (trop fort), qui aurait pu être, qui sait? une « vibration » de l’air (mais tout bruit est une vibration interprétée par notre oreille mentale). Qui n’a jamais collé son oreille contre la porte d’entrée de l’appartement et entendu ce souffle chargé de bruits ? Et vu les pas dans l’escalier, et vu les éclats de voix d’enfants lointains, et vu les échos perdus d’une porte claquée ? Tout ce que l’on voyait, entendait ou imaginait était porté par le « courant d’air noir qui traversait l’escalier de l’immeuble ». Lors que je traduis ces mots, je me sens transportée dans ma propre enfance et je suis de nouveau derrière la porte, à contempler les sons dans les couloirs immenses des immeubles où nous habitions.

Comment aurais-je pu imaginer alors que cette expérience me servirait, tant d’années après, à discuter de mes choix de traductions? 

A suivre, demain, même heure

 

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