Le jumeau et le miroir

La suite de mes notes…

Mardi 20 février

Je passe à travers ce chapitre 12 comme dans un fourré de ronces : j’en sors tout écorchée de la douleur qui suinte de ces pages. Quand on dit que la gémellité est un des thèmes les plus forts de tout l’œuvre de Mircea Cărtărescu, ce n’est pas pour rien. La figure de Victor occupe déjà la trilogie Orbitor et notamment le tome 3. Le double, le jumeau voire même le siamois, dans lesquels on peut voir aussi le miroir, traversent l’œuvre entière de M.C., sur divers plans : du plan intime et réaliste au plan érotisant et fantasmatique.

Attention, spoiler!
On lit ici l’histoire des parents du narrateur, l’histoire de sa naissance et de celle de son jumeau Victor, on souffre avec eux durant leur maladie, laquelle sera fatale au petit Victor. Puis il y a le mystère et le silence familial entourant ce décès. Peut-être plus terrible que la mort elle-même.

Sublimes passages sur la petite enfance, dans la maison de la rue Silistra. Il y a le moment capital du jeu de toute la troupe de petits enfants, sur l’échafaudage électrique, celui qui se trouve contre le pignon de la maison voisine : c’est l’endroit où le petit narrateur dit se souvenir avoir vu une femme dans l’ouverture, tout en haut.

Attention, spoiler!
La scène sera rejouée en miroir près de la fin, vue par la femme elle-même, à distance de plusieurs années.

Très anodine, si l’on veut, cette scène illustre parfaitement le caractère d’origami du temps, et on est pliés, nous aussi, au cours de cette expérience, mais sans nous en rendre compte : des facettes temporelles se reflètent, se rejoignent sur leurs faces complémentaires ou dans une boucle sans fin, à la manière d’un ruban de Möbius.

Lundi 26 février

J’ai pris quelques jours de repos loin du clavier. Je me suis contentée de répondre aux urgences. J’ai écrit un peu, à la main. Ce repos a été nécessaire et efficace ; j’ai moins mal aux doigts.

Ce matin, je fais cette constatation : parfois la langue roumaine souffre de trop de précision : « statea ghemuit la baza uşii », mot à mot [ il était accroupi au bas de la porte ]. Franchement, peut-on se tenir accroupi « au milieu de la porte » ?

1er mars

Je viens de passer en quelques entrechats les 12 pages devant lesquelles j’étais restée bloquée pendant plusieurs jours… Quel soulagement…

6 mars

Une phrase qui m’a vraiment donné du fil à retordre, p. 169:

« Au trecut câteva anotimpuri, pe care le percepeam ca pe-ntunecări şi luminări alternative ale pielii mele de la curgerea norilor. » Ce qui, mot à mot signifie (enfin si on veut, parce que dans l’état cela ressemble à du charabia !) : [ Sont passées quelques saisons, que je percevais comme des assombrissement et des éclaircissements alternativement sur ma peau au passage des nuages ].

Après quelques contorsions, j’en suis à ce résultat peut-être encore provisoire (ce sera bien ma version définitive) : « Quelques saisons ont passé, que je percevais au glissement des ombres des nuages sur ma peau, entre deux taches de clarté. »

Il y a aussi, juste après, sur la même page :

« Abandonné on ne savait quand, un échafaudage métallique, peint par Dieu sait quel caprice en rose (les barres de métal croisées qui s’élevaient presque jusqu’au toit) et bleu clair (le moteur, à la base et la plateforme comme un ascenseur ouvert qui en dépendait), escaladait ce pignon. »

que j’hésite à changer pour :

« Contre ce pignon il y avait, abandonné on ne savait quand, un échafaudage métallique, peint par Dieu sait quel caprice en rose (les barres de métal croisées qui s’élevaient presque jusqu’au toit) et bleu clair (le moteur, à sa base, et la plateforme fonctionnant comme un ascenseur ouvert). »

Mais je pense que cela restera comme ça.

Difficile aussi :

« Lânga casa noastră pestriţă ca un polip se-nalta calcanul coşcovit, orb, al casei vecine, pe uriaşa suprafaţa plană a caruia alternau neregulat, ca pe-o hartă jerpelită, porţiuni tencuite şi altele cu tencuiala căzută, şi stravechile caramizi sclipind în soare. Poate de la acel zid care bara orizontul primei mele copilării, ca si când ar fi despărţit o etapă de alta, mi se trage fascinaţia pe care-ntotdeauna am avut-o faţă de pereţii orbi, de suprafeţele întinse de caramidă lipsite de ferestre, invadate de licheni, pe care molii mari cât palma se soresc nemiscate. »

Pour l’instant cela donne :

« Près de notre maison aux formes tentaculaires s’élevait le pignon cloqué, aveugle, de la construction voisine dont l’immense surface plane exposait, comme sur une carte chiffonnée, une alternance aléatoire de portions enduites quand d’autres étaient décrépites et les ancestrales briques brillant au soleil. C’est peut-être de ce mur barrant l’horizon de ma première enfance, comme pour séparer une étape de la suivante, que me vient cette fascination de toujours pour les murs aveugles, les grandes surfaces de briques dépourvues d’ouvertures, envahies par les mousses, où des mites grandes comme la main se réchauffent au soleil sans bouger. »

Je retravaille ce passage… Il manque des choses, comme la comparaison avec un polype…

J’arrive finalement à cette version, pour la p.164 du livre :

« Près de notre maison mouchetée comme un polype s’élevait le pignon cloqué, aveugle, de la construction voisine, dont l’immense surface plane exposait, comme sur une carte chiffonnée, une alternance aléatoire de portions enduites et d’autres qui étaient décrépies, avec des briques ancestrales chatoyant au soleil. C’est peut‑être de ce mur barrant l’horizon de ma première enfance, comme pour séparer une étape de la suivante, que me vient cette fascination de toujours pour les murs aveugles, les grandes surfaces de briques dépourvues d’ouvertures, envahies par les mousses, où des teignes grandes comme la main se réchauffent au soleil sans bouger. » 

Mais une question demeure, pourquoi n’avons-nous pas en français un mot aussi évocateur et concis que ce soresc  de l’original roumain? Se soleiller? Elles se soleillent…  

…à suivre, demain, même heure

Comme une écaille

La suite de mes notes…

Samedi 10 février

Je travaille à la traduction de Solénoïde depuis le 31 décembre et je suis prête pour proposer au jury des bourses pour traducteurs, que le CNL attribue sur dossier, une version d’une trentaine de pages de Solénoïde que j’apprivoise peu à peu. Les quatre premiers chapitres. Deadline : 18 février.

Edit :

En juillet, j’ai reçu un courrier de Vincent Monadé m’informant de sa décision de m’attribuer, sur avis de la Commission Littératures étrangères, la bourse du CNL. Grande joie. J’ai poursuivi mon travail avec, en plus de l’amour du texte, le réconfort d’un soulagement financier.

Lundi 12 février

Voilà, j’y suis… Ou comment passer plus d’une heure sur une seule phrase, celle de la p. 119 / 116, en bas… Je suis passée par plusieurs versions avant de trouver le « moi qui », deux mots qui me permettent d’articuler cette longue phrase combinant deux visions opposées, celle du professeur d’école et celle des élèves  « Sous ma carapace d’espèce dominante, moi qui les affrontais par dizaines, qui répandais sur eux, à l’instar des dieux, les rudiments d’une sagesse lointaine, qui masquais mal ma peur, qui étais contraint d’endurer leur haine et leur railleries pendant qu’eux, comme le feu sous la cendre, couvaient sous une fausse soumission, je dissimulais un enfant resté intact, revêtu comme un Charlot de ma propre peau trop large pour lui. » 

Mardi

Voilà, je suis depuis plus d’une heure et demie sur une phrase et quand j’en perçois enfin la syntaxe française, je tombe sur deux noms d’insectes ou d’animaux que je ne connais pas !!!! puric de balta et afida…. Et ils ne sont pas dans le dictionnaire…

Mais quelle vision crépusculaire et inquiétante ! Dans ce chapitre 11 qui décrit la vie à l’école, la fameuse école 86, les élèves sont tour à tour menaçants ou translucides et anémiés, dans les jeux de lumière du grand hall où se trouve aussi le cabinet médical : « Sur un côté du hall, il y avait une file d’enfants, garçonnets et fillettes, silencieux et pâles. Dans le corps de quelques-uns qui se tenaient dans l’ambre liquide d’une colonne de lumière, tu voyais le cœur tout petit en train de battre et la trachée esquissée à la mine de plomb, comme dans le corps de daphnies et de pucerons. »

Je viens de corriger à l’instant un mot tout au début de Solénoïde. Je suis revenue sur « Assomption » pour remplacer le mot par « Dormition » (de la Vierge), la fête du 15 août. C’est à la fois plus juste dans le contexte orthodoxe de la Roumanie et, je trouve, plus clair aussi, en français. Qui sait encore, dans notre monde sécularisé, ce que représente l’Assomption ? Combien de gens confondent ce mot avec Ascension ? Dans « Dormition », il y a « dormir » et soudain on saisit que cette date rappelle le long sommeil de la mort.

Lundi 19 février

Au début du chapitre 11, qui se passe intégralement dans l’école, le jeune professeur parle de ses élèves et il se demande comment il peut, lui, « dieu dérisoire », avec son « obscène stylo à l’encre rouge », les juger. Il y a Palianos (ils appelaient les élèves par leur nom de famille, comme c’était également le cas autrefois chez nous aussi), qui « niciodată nu ştie când se scrie „sa“ despărţit și când legat », autrement dit, littéralement « qui ne sait jamais quand écrire « sa » en deux mots ou un seul ».

Si j’écrivais cela, aucun lecteur ne comprendrait. Je transpose donc cette erreur commune en roumain en une erreur tout aussi commune en français : « elle ne sait jamais quand écrire « s’est » ou « ses ».

10916 signes aujourd’hui en dépit du kiné et des soucis avec les abonnements internet et téléphone. J’ai calculé que je tiens une moyenne de 7500 signes par jour de semaine… Un peu moins que ce qu’il faudrait…

L’auteur fait une comparaison, p.129, entre un nuage et une tache blanche comme celles qu’on a parfois sur l’ongle. En roumain, le mot noiţa (noïtsa) est très joli, et il a l’avantage de ressembler au mot nor, qui veut dire « nuage » : « Cerul era acum roşu ca dat cu ojă, şi un singur nor, ca o noiţă, plutea peste cartier. » D’où la comparaison qui est très riche puisqu’elle allie l’image à la sonorité… Mais en français, la jolie noiţă, on appelle ça une leuconychie… C’est moins glamour, leuconychie. Lunule, ce serait mieux, mais faux : la lunule ne flotte pas au milieu du ciel (de l’ongle) mais se trouverait, par métaphore, plutôt couchée sur l’horizon…

Alors, pour moi, ce sera avec tristesse « Le ciel était maintenant d’un rouge de verni et un seul nuage flottait au-dessus du quartier, comme une tache blanche sur son ongle. »

Je n’ai trouvé la solution que bien plus tard, sur épreuves, après des mois de travail sur le reste du livre. Je voulais moi aussi donner de la richesse à cette comparaison, il fallait deux termes appartenant au même champ lexical à défaut de rimer entre eux. M’est alors apparue le doublet vernis / laque : « Le ciel était maintenant d’un rouge de verni à ongles et un seul nuage flottait au-dessus du quartier, comme une écaille sur la laque. » p.126

Je dis autre chose, c’est vrai, je suis plus proche de la totalité de l’intention que dans la première version.

Tiens ! Gueule-de-loup n’a pas de pluriel ?!

C’est dans ce chapitre 11 que le directeur Borcescu demande au narrateur et au professeur de mathématiques Goia d’apprendre ce que peuvent bien faire les élèves dans l’enceinte de « la vieille fabrique ». Ce bâtiment, la vieille fabrique, hante littéralement tout le livre. Il est aussi le symbole d’un patrimoine architectural industriel en péril à Bucarest et qui compte beaucoup aux yeux de l’auteur. Dans Solénoïde, la fabrique est comme une porte sur le rêve, le rêve énigmatique, freudien parfois, obsessionnel souvent, toujours vivement coloré, très narratif, d’une grande richesse poétique et, on le verra à la fin, le lieu d’une vibrante déclaration d’amour paternel. Je ne sais pas pourquoi, cela me fait penser à quelque part dans le micro-roman REM (publié dans le recueil La Nostalgie) à ce passage où un certain Egor confie à la narratrice, une fillette de 12 ans, un coquillage mais également une mission : celle de rêver. Et si elle s’avère être l’élue, ses rêves s’assembleront et la mèneront vers Le Tout. Ce « tout » est « l’issue », une sorte de dépassement de la condition putride de l’homme. Le même Egor fait lui-même référence à l’Aleph, au passage, et au kaléidoscope dans lequel on voit l’univers tout entier, dans tous les détails de son développement… Ce qui est bien chez un grand écrivain, c’est que l’on y trouve des échos et des thèmes qui se répondent d’une œuvre à l’autre.

Tout est important dans ce premier voyage dans la Fabrique. Une partie de l’imaginaire « biologique » de l’auteur s’y trouve concentrée. Pages terrifiantes de beauté que je traduis au galop d’une sorte de transe.

Attention, spoiler!
Le narrateur retournera dans la Fabrique, dans la dernière partie du livre.

Que je note tout de même, en cette fin de journée, combien il est difficile de traduire (p. 142 et 138 en français) « lada studioului » ! Mais je vais y revenir un de ces jours.

…à suivre, lundi, même heure

Les salles à manger des périphéries

La suite de mes notes…

4 février

Dimanche. Je reviens à mon travail vers 16h. Le soleil qui entre à flot aide bien à la concentration. Je suis au chaud, j’écris, je reprends les réflexions de l’auteur sur l’infinie épaisseur des murs de notre prison existentielle. Quel chapitre incroyable !  Quand la force de la pensée rejoint la beauté de l’expression. Ça nourrit, un texte pareil.

Tiens, un superbe exemple de la richesse qu’apporte le double héritage latin et slave de la langue roumaine. C’est beau en roumain, ça complique les choses au traducteur français…

J’ai : les « pereţi infiniţi », les parois ou les murs « infinis ». Et à la phrase suivante, l’écrivain évoque « derma lor nesfârşită », « leur derme… infini ».

« nesfârşit »: infini, illimité, immense, sans fin

« infinit »: infini, illimité, démesuré, immense.

Bien sûr, je peux user des synonymes. Ce qui est intéressant, c’est que je pense à noter un de ces cas dont on est friands, dans les ateliers de traduction…

ne+sfârşit, du sl. suvuršiti.

Qui a donné aussi savârşi, qui veut dire « accomplir » et savârşit, « accompli, parfait, fini, terminé » au sens de parfaitement réalisé mais aussi, dans un sens négatif, « commis », comme dans « a commis un crime ».

Je ne peux pas utiliser les termes français qui contiennent la notion de dimension, car ici il s’agit de ce qui ne peut être dimensionné dans notre monde physique, matériel.

Jolie question de traduction.

Ce sera donc : « les murs sont infiniment épais » et « la prison aux murs infinis ».

Je ne peux m’empêcher de noter ce passage très fort :

« Je sais que personne ne fait ça, que tout le monde se résigne et se tait. De cette prison, on ne s’échappe pas. Les murs sont infiniment épais, ils sont la nuit d’avant notre naissance et celle d’après notre mort. « Quel sens cela aurait-il de penser au non-être infini qui suit ? J’assombrirais ma vie pour rien. Il me reste de bonnes années d’ici là, je peux encore profiter de cette lumière bénie, de la pleine lune se levant sur la forêt, du fonctionnement discret de ma vésicule biliaire, de mes éjaculations dans des ventres heureux, du fruit de mon travail, de la coccinelle qui grimpe vers le bout de mon doigt pour y déployer ses ailes en cellophane froissé. Personne ne sait ce qu’il y aura au-delà du tombeau. » Nous ne pensons pas autrement que nos ancêtres : buvons et mangeons, car demain nous mourrons. Et il n’est pas possible de penser autrement dans la logique de la prison aux murs infinis. Existe-t-il une autre voie que de creuser comme un sarcopte dans leur derme sans limite ? »

Le « fil de Litz », vous en avez déjà entendu parler, vous ? Moi, c’est la première fois ! Il s’agit d’un fil conducteur adapté au transport des hautes fréquences… Je note ça en passant.

Sublime page 99 de l’original (97 en français) !

Le professeur enfermé dans sa maison en forme de navire note dans son journal ce qu’est la chance et la supériorité de l’être humain :

« Puisque j’existe, puisque m’a été donnée la chance impossible de l’existence, me dis-je souvent, il ne fait aucun doute que je suis un élu. Nous sommes tous élus, en ce sens, nous sommes tous illuminés, car le soleil unanime de l’existence nous illumine. Et je suis deux fois élu parce que, à la différence de la guêpe ou du crustacé, je peux penser dans l’espace logique et je peux construire des maquettes du monde dans lequel j’évoluerais à une échelle réduite et virtuelle, alors que mes mains et mes pieds bougent dans l’inconcevable monde réel. »

Un peu plus loin, l’écrivain qui se refuse d’être un écrivain note ceci :

« Ma mission est ainsi une mission d’arpenteur et de cartographe, d’explorateur des bosses et des souterrains, des oubliettes et des geôles de mon esprit, mais aussi de ses Alpes avec leurs glaciers et leurs ravins. Sur les pas de Gall, Lombroso et Freud, j’essaie à mon tour de comprendre le nœud gordien colossal, enroulé, impérial et finalement inextricable qui remplit la chambre interdite de notre crâne, nœud fait de fil de Litz et de chanvre, de soie d’araignée et de fils de salive, de la dentelle obscène des jarretières et des fines écailles des chaînettes en or, du tube flexible de l’ipomée et du flagelle anthracite du lucane cerf-volant. »

Ah, le lucane cerf-volant ! Quel beau coléoptère !

Il occupe sa place dans le livre, revenant plus tard, dans l’extraordinaire chapitre qui se passe à Voïla.

Apparition du personne d’Ispas, le vieux gardien qui attend d’être ravi au ciel – important car il occupe un rôle central dans la dernière partie du livre.

 

Mercredi 7 février

J’entame le chapitre 10.

Entrée en scène d’Irina, la professeure de physique, dont le rôle ne cesse d’augmenter (mais je ne veux pas divulgâcher l’intrigue !). C’est elle qui découvre le fameux interrupteur à côté du lit et l’usage étonnant du solénoïde. Ce chapitre comprend un des plus beaux passages (mais ils sont tellement nombreux, philosophiques, poétiques, émouvants !) de cette première partie : celui où le narrateur se souvient des jours de son enfance, quand il jouait avec tous les petits objets rangés dans le tiroir de la machine à coudre de sa tante.

 

Je tombe à l’instant sur un exemple où je privilégie la belle assonance de la langue :

J’ai d’abord écrit : « au même pas paresseux » et je me suis immédiatement corrigée, bien entendue : « au même rythme paresseux » … Et puis j’opte pour « … d’un même rythme paresseux… » …

Je me demande si je fais bien de noter ces petites choses en passant. Mais je crois que cela peut intéresser des lecteurs, d’entrer de plain-pied dans la fabrique des phrases. On perçoit les grandes lignes de la logique à l’œuvre dans l’esprit qui traduit, les questions que je me pose et à quel sujet je me pose des questions. C’est très intime, en réalité, puisque ces notes révèlent plus qu’une technique mais une sensibilité, des lacunes, tous les aiguillages de mon chemin d’écriture en traduction.

Un autre exemple, similaire, qui parle de longueur d’onde du mot choisi et de la musicalité de la phrase…

« Irina s’est arrêtée, abandonnant en plein milieu une phrase sur la douleur qu’une offense passée laisse sur le cerveau. »

…était au départ :

« Irina s’est arrêtée, abandonnant en plein milieu une phrase sur la souffrance qu’une offense passée laisse sur le cerveau. » L’abondance de « ff » à la fin, c’était trop. Il me semble que le mot « douleur », ici, est comme un creusement dans la ligne de la phrase. Au contraire de « souffrance » qui est renflement.

Journée à 11780 signes…

 

Jeudi 8 février

Oh le bonheur de la recherche ! Au cœur d’une phrase longue de 15 lignes (!) l’écrivain évoque l’assonance entre le mot « Endocrinologie » aperçu au fronton d’un établissement médical et les crinii, c’est-à-dire, en roumain, les lys. On comprend tout de suite que le crin’  roumain puisse rimer avec « endocrine »…  Dilemme, allais-je changer totalement l’image sonore ? Des crins ? Mauvais.

J’ai cherché dans la liste des noms vernaculaires des lys et là, j’ai trouvé la crinole, autre nom du « crinum » qui pousse dans tous les jardins… Comme le « crin’ » de l’enfance du narrateur… Au passage, j’ai compris que le roumain a formé le nom de cette fleur sur le slave « kriny » (prononcer crinou) tandis qu’en français, vers le 12e siècle, la fleur de lys est née du latin « lilium »…

De nos jours, nos jardins sont emplis de lys, de vrais lys mais aussi de crinum ou crinoles, ces faux lys qui peuvent avoir de nombreuses couleurs et qui poussent à plusieurs sur une seule tige au contraire du lys qui ne donne qu’une seule fleur, semble-t-il. Jolie présence des mots qui fleurissent diversement, sur la tige d’une seule image à préserver.

Mais cette découverte étymologique ne me donne pas encore la solution de cette longue, très longue phrase proustienne… (une demi-page du livre original, tout de même !)

J’ai trouvé ma version :

« Quand j’étais enfant et que nous rendions visite à ma tante, dans le quartier Dudeşti-Cioplea, ce qui était alors une aventure, parce que cela arrivait rarement et que l’on se levait tôt, parce que les matins d’été me surprenaient par leur fraîcheur, surtout que maman m’enfilait simplement un petit maillot dans lequel j’allais rester toute la journée, parce que nous traversions la ville, effectuant un trajet long et sinueux en changeant trois fois de tramway et en passant par des lieux portant des noms magiques, Obor, Foişorul de Foc, l’Institut d’Endocrinologie dont le nom étrange m’évoquait toujours les crinoles des jardins, la première chose que je faisais quand nous arrivions et que ma tante nous ouvrait la porte avec des gestes larges de plaisir exagéré, c’était d’explorer les recoins de sa maison de couturière, d’ouvrir les petits tiroirs de la machine à coudre à pédale et de m’occuper avec les merveilles de la vitrine du buffet, les poissons en verre, la boîte de rummy, les amoureux et les ivrognes en porcelaine, hôtes habituels des salles à manger des périphéries. » p. 108

…à suivre, demain, même heure

Arrachés au forceps

…La suite de mes notes

Mercredi 31 janvier

J’arrive au chapitre 9. Je suis tout ébouriffée par la traversée du 8.

Le chapitre 9 commence par une phrase qui a été reprise très souvent dans la presse roumaine. Je crois que l’auteur a dû l’utiliser lors des diverses rencontres en librairie à Bucarest après la parution du livre. Il me semble bien avoir vu passer des articles sur les réseaux sociaux, illustrés de photos prises dans les librairies Humanitas ou à Cartureşti, dans le centre de la capitale.

Le narrateur veut « écrire un rapport », un « compte-rendu de ses anomalies », car trop de choses se passent qui n’arrivent pas dans la vie, mais qui ne sont pas pour autant irréelles. Le narrateur évoque pour la première fois son écriture au jour le jour (c’est là que l’on comprend bien que ce livre est un journal), la rédaction de ce qui n’est pas une fiction, puisqu’il n’est pas devenu écrivain… Ce journal est, depuis ses 17 ans, « la doublure de papier » de sa vie.

Mon esprit divague et je repense aux tomes du Journal de Mircea Cărtărescu. J’ai le dernier en cours de lecture. L’œuvre entière de l’auteur est un travail sur le miroir faisant se confondre la réalité et le rêve (pour ne pas utiliser le mot « fiction » qui ne lui plaît pas).

Ah ah, netezimea, caractère de ce qui est lisse… « …mes actes sont de vagues aspérités sur .. » sur, sur, « netezimea  banale de la plus banale des vies… ». Je trouve « émail » : « l’émail banal de la plus banale des vies » parce que l’émail est la matière qui me semble la plus lisse qui soit.

10480 signes. Il est 18.37.

Jeudi 1er février

Un jeudi difficile, seulement 1922 signes au compteur. Et cette coquille : « Le sens se trouve dans l’hypersphère, dans l’innommable objet transparent qui résulte de l’élan de rotation donné à la sphère de la quatrième dimension. Mais, ce faisant, j’arrive bien trop tôt à Hinton et à ses cubes auxquels mes anomalies semblent confusément liées. »

Le choix du mot « quatrième » me chagrine. Si je réfléchis bien à ce qui arrive dans la tête de l’enfant qui regarde, fasciné, la pièce de monnaie en rotation, « transformée en un globe d’or fin, semi-transparent, comme la boule d’aigrettes du pissenlit », tout cela se passe dans notre dimension, qui en compte trois. L’hypersphère est ce qui « existe » dans la dimension immédiatement supérieure à la nôtre, me dis-je. Alors, dans le bout de phrase « …l’élan de rotation donné à la sphère de la quatrième dimension », l’auteur a sans nul doute voulu écrire « troisième dimension » ». C’est la seule solution pour que la phrase ait un sens… Pour que les deux textes soient reliés par le sens que je trouve à leur donner.

Tiens, j’ai noté l’emploi de « ahaner » dans une traduction de l’anglais. Le mot est utilisé pour un bus qui toussote, qui avance péniblement. Je le trouve très bien ce mot et me propose de l’utiliser quand j’en aurai assez de ce que j’emploie d’ordinaire…

Vendredi 2 février : matinée plongée dans un passage très compliqué. Je n’avance pas. J’ai posé une  phrase dans sa complexité et j’ai souligné en jaune :  cela va continuer à travailler, à maturer pendant que j’avancerai sur le reste. Parfois, souvent, le passage problématique s’éclaire quand on arrive au bout de la page suivante. Et ce n’est pas faute d’avoir lu tout le chapitre avant de commencer…

« Intrîndurile », « ieşindurile »

La phrase de 8 lignes… La voilà dans son caractère brut (et tellement insatisfaisant !) :

« Chacun de mes souvenirs et de mes rêves (et les souvenirs rêvés, et les rêves ressouvenus, car mon monde est fait de milliers de nuances et de dégradés) porte le signe de son appartenance à un système, comme c’est le cas des excroissances et des creux des pièces de puzzle : une grande partie de leur « anormalité » – mes anomalies– tient à cet appareil emboîtement, car, de tout ce que je sais des hommes, de la littérature et de la vie, personne n’a observé le système de fixation, les pressions et les accroches d’un certain type de souvenirs très anciens et de rêves. »

4400 signes arrachés au forceps. Je vais déjeuner.

16h45. Je rentre de ma séance de kiné et j’ouvre mon fichier. Je vois : « le métronome qui mesure le temps à notre disposition pour connaître la réponse. » Je me dépêche de remplacer « connaître » par « découvrir ».

C’est mieux.

Je me remets au travail.

Incroyable journée. Je termine finalement sur plus de 11000 signes. Le texte s’envole, la traduction suit. J’ai trouvé la solution à la phrase qui me posait un problème, ce matin (si lointain qu’on dirait une autre vie) :

« Chacun de mes souvenirs et de mes rêves (et les souvenirs rêvés, et les rêves ressouvenus, car mon monde est fait de milliers de nuances et de dégradés) porte le signe de son appartenance à un système, comme c’est le cas des excroissances et des creux des pièces de puzzle : une grande partie de leur « anormalité » – mes « anomalies » – tient à cet appareil d’emboîtement, car, autant que je sache pour l’avoir appris des hommes, de la littérature et de la vie, personne n’a remarqué le système de fixation, de pressions et d’accroches que portent un certain type de souvenirs très anciens et de rêves. »

Un plan d’évasion

La suite de mes notes…

Reprise ce matin. 25 janvier.

… »imprumutat la reciproc » : ah ah, je parie que nombre de traducteurs (mais pas ceux qui ont déjà traduit Orbitor) vont se poser la question de ce que cela signifie… Les parents du narrateur ont fait un emprunt, un crédit, auprès de la « caisse d’aide réciproque », une sorte de fond mutuel qui existait avant 1989, à l’époque communiste en Roumanie… Je connais ce genre de choses mais je ne sais pas moi-même quoi faire de cette précision, ici.

Finalement, j’avoue que je ne vois pas l’intérêt d’être aussi exacte. Une note en bas de page est exclue. Pour les lecteurs français, ce sera donc « Ils ont pris un crédit dont ils paient encore les mensualités ».

Je prends donc le parti « cibliste » … à moins qu’il ne s’agisse de bon sens ? Je nourris juste un peu plus la part des anges.

Dans ce magnifique chapitre 8 où je suis encore se trouvent narrées les deux fameuses histoires qui ont profondément marqué l’enfance du jeune prof de roumain : celle du moujik dont la femme a disparu sans laisser de traces dans la neige et celle du bagnard auquel on révèle à coup de toc-toc dans le mur, le plan qui lui permet de s’évader. Le livre entier est un plan d’évasion.

PTAP : Préparation de la jeunesse à la défense de la patrie : j’avais fait une note que j’ai ensuite enlevée. Après avoir été partisane des notes en bas de page, je pense qu’il faut les éviter le plus possible. J’ai inséré la précision dans le texte.

Je viens de faire une plongée dans l’anatomie des étoiles de mer… J’ai consulté le dictionnaire encyclopédique, lu la page Wikipédia des étoiles-de-mer et j’ai fini par regarder une vidéo étonnante montrant précisément ce que l’auteur écrit : l’étoile de mer déverse une sorte d’estomac sur sa proie, pour parvenir à la digérer.

Ce n’est pas que l’auteur s’engage dans une étude des étoiles de mer, mais il écrit :    

« Îmi vărsam conţinutul mental peste el, cum digeră stelele-de-mare câte- un cuib de scoici. » Littéralement : « J’y versais mon contenu mental, comme les étoiles de mer digèrent un nid de coquillages »Résultat de recherche d'images pour "coquillage"

J’écris donc rapidement : « J’y versais mon contenu mental, comme les étoiles de mer digèrent des coquillages » mais je ne comprends pas moi-même ce que je viens d’écrire. Ce n’est qu’après la petite recherche que je peux modifier mon premier jet, et cela donne : « J’y versais mon contenu mental, comme les étoiles de mer déversent leur estomac à l’intérieur d’un coquillage pour le digérer »

Là, cela devient trop explicatif, très lourd, faux. Je me perds. Impossible.

Finalement, je trouve : « J’y versais mon contenu mental, comme les étoiles de mer déversent leur estomac capable de digérer des coquillages. »

C’est bizarre, mais la phrase finale paraît toujours étrangement simple. Comme si, en traduisant, on passait par l’éparpillement de la pensée, avant de replacer les pièces du puzzle,  d’une évidence implacable.

Le début de ce chapitre 8 est vraiment un superbe éloge de la lecture, vue comme le désir viscéral d’avoir les « clés de toutes les boîtes aux lettres », car les livres rangés dans une bibliothèque évoquent à l’enfant la vision des rangées de boîtes destinées au courrier, dans les halls des immeubles : « Chaque livre était une fente par laquelle je regardais dans la tête d’un homme ».

Plus loin, il évoque l’osmose entre son cerveau et celui des auteurs dont il lit les livres avec avidité. Il compare ce rapprochement à une digestion prédatrice, comme celle de l’innocente étoile de mer. Cela m’aura donné un peu de fil à retordre. Un genre de contorsion de la curiosité bien nécessaire, pour digérer l’image particulièrement originale.

…à suivre, demain, même heure