Qui a dit que traduire était facile?

29 mars

J’entre dans le chapitre 14. Celui du mensonge de la mère, le mensonge fondateur et déchirant, un épisode freudien d’une grande force. La violence du contexte. L’histoire d’une opération médicale dont personne n’a le souvenir…

Attention, spoiler!
Elle se dissémine en plusieurs échos, plus loin dans le livre : au préventorium de Voïla où le lit des petits pensionnaires disparaît la nuit dans une trappe… Un lieu où les enfants subiraient « des choses », imaginent les camarades du narrateur. Mais aussi, échos à la fin du livre, dans le «climax» des retrouvailles imaginaires avec la mère morte.

Je suis bien décidée à passer la page 200 et à arriver vite à la page 250… Mais je m’arrête sur de ces choses… Toujours des doutes, des broutilles. Ici par exemple, « je n’ai pas pu supporter cette pensée « jusqu’au bout » » dit littéralement le texte. J’écris « plus longtemps ». Le français est ici plus temporel, le roumain plus géographique, plus spatial, me semble-t-il. Le personnage ne peut « supporter de dérouler le fil de cette pensée jusqu’au bout », voilà ce que peut avoir pensé l’écrivain. Je ne peux pas me permettre de rajouter ce développement imagé. Mais ce que je dois au lecteur, c’est l’expression de la pensée dans sa langue, le français, et sans que rien n’accroche, car l’auteur n’a pas voulu retenir son lecteur sur cet anodin petit bout de phrase de la p. 197… Je suis devant cette page depuis une bonne petite heure et je n’arrive pas à avancer. Au moins, je nourris un peu ce journal de traduction…

Qui a dit que traduire était facile?

10 avril, 11 heures.

13 lignes en 1 heure, c’est grave, docteur?

En pleine traduction de ce livre incroyable qui me plonge dans des vertiges de beauté, j’apprends que son auteur, mon très cher Mircea Cartarescu, reçoit le prix Formentor couronnant l’ensemble de son œuvre! 

Un mot roule dans ma tête

 La suite de mes notes…

27 mars

p.188

Je note ce joli passage de la traduction en cours, Solénoïde : « Virgil était resté un moment silencieux près d’elle, assis sur la pierre froide, les yeux tournés vers le globe fondant du soleil qui avait enflammé des millions de gouttes de rosée dans la prairie qu’ils avaient sous les yeux, tenant un poing fermé sur ses genoux, puis il avait déplié les doigts comme les pétales d’une fleur carnivore pour révéler, au creux de sa main, le grand M que nous portons tous gravé là – et qui ne peut venir que de Mors, car tous les chemins de notre paume nous mènent, via les tornades inutiles du destin et les jeux dérisoires du karma, à l’ossuaire universel – et une délicate mante religieuse verte, avec sa tête triangulaire qui tourne en tous sens, ses regards clairement intelligents, ses membres longs et souples, son corps fusiforme couvert d’ailes raboteuses comme les brins d’herbes rêches. »

Je voudrais préciser « au dieu Mors »…. Laisser l’ambiguïté? Laisser le lecteur se demander si c’est une coquille et si j’ai plutôt voulu écrire le mot  « Mort »?  J’ai déjà remplacé « qui ne peut venir que de Mors » par « qui ne peut nous rattacher qu’à Mors », ce qui m’a semblé un petit éloignement, et j’ai enfin repris « qui ne peut venir que de Mors » avec Mors en italique…

Et je me suis interrogée sur une rime entre « raboteuses » et « rugueuses », avant de me résoudre à ne pas rajouter ça au texte qui ne contient pas de rime interne. J’ai aussi cogité sur le fait que le corps de la mante n’est en réalité pas « couvert d’ailes »… Que de pensées qui tournent et s’évanouissent!

Plus que jamais le texte de la traduction double dans son espace privé le texte de l’auteur. Je vois les distances et elles me semblent indispensables pour rendre justice au texte.

Toujours p. 188, une phrase en vrac dans les langes du brouillon en train de s’écrire:

« Virgil avait élevé l’insecte jusqu’au cercle de métal en fusion, si bien que sur la tache d’ambre incandescent apparaissait une silhouette noire, en prière, dans une aura pulsatile, un champ énergétique intense et hypnotique. »

Cela devient (phase intermédiaire) :

« Virgil avait levé l’insecte devant le cercle de métal en fusion, si bien que sur la tache d’ambre incandescent apparaissait une silhouette noire, en prière, dans une aura pulsatile, un champ énergétique intense et hypnotique. »

Et finalement j’opte pour cette version qui me semble bien meilleure (si j’observe froidement mon travail, je constate que j’ai totalement bouleversé l’ordre de la phrase) :

« Virgil avait levé l’insecte devant le cercle de métal en fusion, si bien que sa silhouette noire, en prière, auréolée de la pulsation d’un champ énergétique intense et hypnotique, se détachait sur la tache d’ambre incandescent. »

Le résultat, pour la même longueur, donne un effet de plus grande concision. C’est bien, de finir sur le groupe verbal. Je trouve que ça pose la phrase. Le « métal en fusion » et la « tache d’ambre incandescent » encadrent visuellement ce qui fait le cœur de la vision, à savoir la silhouette de l’insecte.  

p. 190, les famenii, mot pour la première fois rencontré… Qui signifie eunuques, castrés….

p. 192 je croise borangicul, choisi peut-être plus pour le son magnifique de ce mot roumain que pour le sens qu’il charrie… car « soarele va rasari si mâine, scaldând lumea în borangicul splendorii sale« , « le soleil se lèvera de nouveau demain, baignant le monde dans la soie de sa splendeur »… Et là, on doit bien reconnaître que le mot « soie » n’a pas le même poids que « borangic« … Même si la soie est très très évocatrice en français. C’est plus une question de sonorité du mot. 

C’est étrange, je reste avec ce mot qui roule dans ma tête, « borangic, borangic« ….

28 mars

J’écris à l’instant « Ce camp d’extermination n’est que pour nous » mais je change aussitôt pour quelque chose de mieux : « Pour nous seuls est ce camp d’extermination.  » Parce qu’il y a anaphore avec la phrase suivante : « Pour nous seuls qui, jour après jour… »

Je note  une phrase qui m’a semblé très difficile :

 » Doar pentru noi, care ţesem zi de zi, în ochii minţii, viitorul („şi mâine soarele o să răsară“), s-a pregătit, prin însuşi darul ăsta miraculos, pedeapsa supremă: vom fi exter minaţi, toţi, toţi până la unul, la fel de sigur cum soarele va răsări şi mâine. « 

« Pour nous seuls qui, jour après jour, dans les yeux de notre esprit, tissons l’avenir (« demain le soleil se lèvera de nouveau »), est préparé, du fait même de ce don miraculeux, le châtiment suprême : nous serons exterminés, tous, tous jusqu’au dernier, aussi sûrement que demain le soleil se lèvera de nouveau. » (p.186)

p. 193 de l’original, je remarque des alliances de mots qui ne sont pas des pléonasmes en roumain et qui y ressemblent en français. Il y a d’abord « exécution finale », qui passe tel quel en français sans trop de problème, si on ne cherche pas la petite bête. Mais « plină pe dinăuntru« , littéralement « pleine à l’intérieur »…? On peut difficilement, en français, être empli de quelque chose à l’extérieur… A moins qu’on n’utilise le mot « plein » pour dire, un peu maladroitement « couvert de », comme lorsqu’on dit « il est plein de boue » (qui signifie en réalité « couvert » de boue et non pas rempli de boue comme pourrait l’être un vase).

Mais toutes ces petites remarques ne doivent pas diminuer la beauté incroyable de ces passages où le narrateur découvre qu’il ne pourrait absolument pas étreindre Caty, puisque  « Păpuşa de cauciuc din faţa mea, cu gura ei rotundă ca o petală de mac tăiată-n două de-o linie de tuş, cu sânii ale căror areole se zăreau prin bluza florală, era toată umedă şi sexuală, dar era plină pe dinăuntru cu o substanţă foarte amară » : « La poupée de caoutchouc en face de moi, avec sa bouche ronde comme un pétale de pavot coupé en deux par une ligne à l’encre de Chine, avec ses seins dont on apercevait les tétons à travers la blouse florale, était tout humide et sexuelle, mais elle était pleine d’une substance très amère. »

Un petit exemple tout bête de réécriture en vue de plus de naturel : « Cela m’a pris une demi-heure pour arriver à la maison » est devenu, entre ce matin et maintenant : « Il m’a fallu une demi-heure pour rentrer chez moi. »

[Je publie ces notes le 30 septembre, Journée mondiale de la Traduction. Hommage à tous les traducteurs de tous les temps qui rendent le monde lisible. En quelque sorte, tout traducteur est une sorte de Virgil portant la mante-religieuse devant un « cercle de métal en fusion » pour la rendre visible, non?]

Rendez-vous demain, même heure…

La grande femme en caoutchouc

La suite de mes notes…

Je retrouve ce matin un terme que j’avais déjà cherché, en 2012, à rendre au plus près. Je travaillais alors sur le troisième tome d’Orbitor, la trilogie du même auteur, Mircea Cărtărescu, intitulé en français L’aile tatouée.  Il s’agit toujours du chapitre 13 et de Caty, ce symbole de la vanité du monde. L’enseignante débarque un jour à l’imprévu dans l’école déserte où le personnage principal est tout occupé à écrire pendant les longues heures où il est obligé, par le système éducatif, à faire le gardien des lieux. Devant lui qui n’en demande pas tant, la sublime Caty déballe quelques objets mystérieux :  » în fine, a dezlegat nodul şi-a dat la iveală, din hârtia creponată precum cea care înfăşoară portocalele, câteva obiecte de pânză mătăsoasă pe care la-nceput nu le desluşesc bine« .  Elle est « enfin venue à bout du nœud et a tiré du papier crépon, ressemblant à celui qui enveloppe les oranges, quelques articles de tissu soyeux que je n’identifie pas immédiatement ».

En 2009, je m’étais creusé la tête (et là, je ne retrouve plus le terme que l’auteur avait employé). J’avais posé la question sur un forum de langue française, au sujet de ce « papier » qui entoure les oranges et les mandarines parfois…. Le débat avait été fructueux et plein de surprises. Les uns avaient déclaré que cela n’existe plus (alors que chaque hiver j’en vois !), les autres parlaient étrangement de papier ciré ou de papier crépon (!), ou alors de papier de soie – ce qui était le plus proche peut-être, mais étrange quand même…

Dans Solénoïde, Mircea Cărtărescu me facilite tout de même la tâche puisqu’il écrit :  » hârtia creponată precum cea care înfăşoară portocalele « . Il explique lui-même, par une comparaison, ce qu’est ce papier précieux qui bruit entre les doigts de la femme fascinante, sans que l’on sache vraiment si elle lui plaît ou pas…

En attendant, la description est celle-ci : « Comme un forêt, le secrétariat est parsemé de taches de lumière qui déposent des centaines de milliers de nuances d’orange et d’incarnat et de cyclamen et de citron vert et de mauve de figue sur les joues lisses, le petit nez retroussé, le corsage perlé de la grande femme en caoutchouc, laquelle est enfin venue à bout du nœud et a tiré du papier crépon ressemblant à celui qui enveloppe les oranges, quelques articles de tissu soyeux que je n’identifie pas immédiatement. »

Lors de mes errances sur le web pour trouver le bon mot à adopter, j’ai vu passer le terme de colifichure, tellement adorable. Quelqu’un supposait qu’il était inventé. Mais pas du tout. Ou alors par le romancier Charles Poncelet dans un roman totalement oublié, « me pensez-vous assez bélître, par hasard, pour aller m’occuper moi-même de ces colifichures? » Seule attestation ? Il est absent de tous les dictionnaires que j’ai pu consulter… Joli terme, pourtant, à retrouver dans un numéro de la Revue de Paris de 1847, où figurent Lamartine, Théophile Gautier et d’autres devenus plus célèbres que cet auteur pourvoyeur de « colifichures »…

Tiens, je me souviens qu’à l’époque de L’Aile tatouée, j’avais écrit ce billet : Le cauchemar du pissenlit

21 mars

Retour à la traduction après le tourbillon du Salon du livre de Paris.

«…enlaidissante », avec un « e » féminin refusé par le correcteur automatique… également par Lexilogos, mais on signale sa présence chez Proust. Alors j’y vais !

« pichetişti » = piqueteurs pour l’instant. Mais j’ai d’énormes doutes. Je choisirai bientôt, quand j’aurai perçu toute l’étendue de leurs actions…

25 minutes de cogitations et de corrections (il y a eu des version intermédiaires que je n’ai pas pensé à sauvegarder) se sont écoulées entre ces deux versions :

« Sans doute attirés par ses sanglots dans le miroir, semblables à ces papillons tête-de-mort dont les antennes en forme de plume traquent les phéromones de la femelle à des dizaines de kilomètres, le jour de ses quarante ans, les piqueteurs étaient entrés dans sa vie. »

Et :

« Le jour de ses quarante ans, sans doute attirés par ses sanglots dans le miroir et semblables à ces papillons tête-de-mort dont les antennes en forme de plume hument les phéromones de la femelle à des dizaines de kilomètres à la ronde, les piquetistes étaient entrés dans sa vie. »

Un autre exemple de contorsions traductives :

p. 185, premier jet :

« Ils ne mimaient pas seulement l’existence de ce qui les liait, de ce qu’ils auraient souhaité encore avoir comme liens, et ils auraient tout donné pour sentir encore de l’amour et de la tendresse l’un pour l’autre, ou au moins du désir brutal. »

Puis après cogitations et réflexions :

« Ils ne mimaient pas seulement l’existence de ce qui les avait liés, qu’en réalité ils appelaient encore de leurs vœux, ils auraient tout donné pour sentir encore l’amour et la tendresse ou au moins le désir animal qu’ils avaient eu l’un pour l’autre. »

p.186 les catènes…. de concaténer…

26 mars

Je reprends ma traduction. Entre temps, j’ai traduit les 29000 signes, en deux jours, d’une nouvelle qui va participer à un prix… Le sujet est bon, j’espère que cela aura du succès.

Je reprends donc et je tombe p. 187 sur un extraterrestre : le mot « piepţenii ». Mais que viens donc faire là ce « t » cédille ?

Je sais une le mot n’existe pas, que c’est forcément une coquille, mais par acquis de conscience d’ouvre le dictionnaire, je consulte en ligne aussi, et je note un point d’interrogation. J’écris ici, aussi…

3028 signes tirés au forceps, des phrases d’une grande complexité, où je balance entre le rendu du texte et la création de mes phrases qui peuvent avoir le goût raboteux de l’original traduit au plus près, ou bien l’élégance du français harmonieux qui absorbe le lecteur dans le rythme de l’histoire et l’invite plus loin. Mais toujours, la tension du choix. Qui augmente avec la charge poétique de l’original, avec sa valence métaphorique, avec l’ampleur de son souffle.

Mais il est 19h55, heure d’été, je dois bouger.

…à suivre, demain, même heure

Comme des lèvres

La suite de mes notes…

La question du mot « labiile » (prononcer en détachant bien les deux « i », « labi-ile »). Ce mot est le pluriel défini du mot « labie », qui  veut aussi bien dire « corolles » que « lèvres » en tant que parties de la vulve… 

Il me semble que dans le passage ci-dessous, au cœur de ce chapitre 13 consacré à Caty, marqué par un érotisme croissant mais très contenu,  l’auteur a forcément choisi la seconde acception :

« Toutes voudraient devenir comme elle, avoir une villa à Cotroceni et un mari imposant, avec une position au ministère des affaires étrangères, et un enfant génial, et, dans leurs immenses armoires encastrées dans les murs, des tonnes de robes évanescentes, parfumées, gaufrées, soyeuses, glissantes, transparentes, froncées comme les œillets et comme des lèvres. »

Je crois que je me pose la question parce que le terme de corolle est très beau et qu’il serait tentant de l’utiliser. Mais les « lèvres » sont plus énigmatiques. L’esprit du lecteur peut choisir entre le rose baiser crépu et les luxuriantes parties intimes… Je suis pour la liberté du lecteur.

Je me demande brièvement si la version suivante, plus proche de l’original -au plan de la syntaxe- serait valable:

« Toutes voudraient devenir comme elle, avoir une villa à Cotroceni et un mari imposant, avec une position au ministère des affaires étrangères, et un enfant génial, et des tonnes évanescentes, parfumées, gaufrées, soyeuses, glissantes, transparentes, froncées comme les œillets et comme des lèvres, de robes, dans leurs immenses armoires encastrées dans les murs. »

Je n’hésite que très peu de temps, juste assez pour me donner l’occasion de noter l’hésitation, pour qu’elle ne se perde pas dans les nuées des phrases effacées à jamais.

Je note aussi que la lèvre, en tant que partie charnue marquant le contour de la bouche, se dit en roumain « buza ». Les dictionnaires étymologiques roumains ne fournissent pas de manière certaine et unanime la source de ce mot… Pour compliquer la chose (mais est-ce bien compliqué?), le locuteur roumain peut bien, à la rigueur, employer « buza » pour les deux types de lèvres… Mais pas « labie », réservé à l’usage qu’en fait Mircea Cărtărescu dans cette phrase évocatrice…

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Tiens! le dictionnaire automatique de word ne connaît pas « pépiante ». Pourtant, ce mot 

évocateur est utilisé par Colette, par Maurice Druon et par d’autres auteurs, alors bien entendu, je l’utilise. Ce qui fait un peu peur, finalement, c’est que le correcteur automatique prenne tellement d’importance qu’on en vienne à douter de certaines choses. Ici, il m’a conduit à me vérifier. Je connais des gens qui, eux, désactivent le correcteur.

13 mars. Mardi

Quelques jours passés à faire d’autres choses. Et le salon du livre qui arrive avec quelques obligations très agréables…

p179, « Tot ce poartă e „de la pachet“, sunt mărci de care oamenii au auzit pe la noi cum se-aude de Graal şi de năframa Veronicăi. » Ce serait dommage de traduire seulement par « tout ce qu’elle porte vient de l’étranger ». « …de la pachet » signifie qu’on lui a envoyé ces vêtements par la poste. Non pas qu’elle a commandé à l’étranger, car ce n’était pas possible. « …de la pachet« , c’étaient les cadeaux faits par des amis ou des parents en Occident, qui éprouvaient un peu de pitié pour ceux de leur famille qui étaient restés coincés derrière le rideau de fer; ça pouvait être aussi de « l’aide humanitaire », provenant de divers canaux de soutien généralement souterrains, cachés. Car bien entendu ils étaient encore impensables, les jumelages qui ont fleuri après 1989. Il y a eu dans la fin des années 1980 l’extraordinaire idée de l’adoption, par des villes et villages français (ce fut le début du superbe élan de l’association Opération Villages Roumains), de villages victimes de la « systématisation », autrement dit, de la destruction, et par ce biais-là aussi, les Roumains pouvaient, parfois, recevoir quelque chose « de la pachet« … Notre Caty, bien lotie socialement, se fait sans doute envoyer ses fameuses petites culottes par des moyens moins dissimulés… 

Je choisirai donc de conserver l’expression entre guillemets. Le « reçu de l’étranger » doit être reçu tel quel par le lecteur, pas la peine d’expliquer. C’est ici que d’autres vantaux s’entrouvrent sur le texte…. 

« Tout ce qu’elle porte « est reçu de l’étranger », ce sont des marques dont les gens ont entendu parler comme du saint Graal ou du voile de Véronique. »

14 mars

Je tombe ce matin sur de nombreux petits pièges anodins, comme la tristesse de n’avoir rien d’autre que le mot estival pour « văratice » qui est si évocateur, me semble-t-il… Je découvre le mot « pembé », qui est rose, mais dans une langue surannée… Incarnat me plaît bien…. J’ai aussi le nez de Caty, qui a le nez « bonţ« , c’est-à-dire, si l’on veut, camus, mais ce n’est pas du tout flatteur, il évoque la mort, la Camuse, la Camarde, ou Socrate… J’hésite à l’utiliser ici. Je pourrais écrire simplement « court »… « épaté » serait très étrange également, et faux, au bout du compte… Je choisis finalement, après pas mal de réflexion à ce sujet, « le petit nez retroussé » qui complète si bien le portrait en action de ces pages 173-175… 

Page 179 superbe passage qui est selon moi un vrai plan de cinéma :  » Câte un catalog Neckermann face ocolul unui cartier întreg, e împrumutat pentru câte-o dupa-amiază de vreo gospodină care-şi ia o pauză de la oalele de pe foc, îşi face o cafea, îşi aprinde un BT şi, cu catalogul în braţe, visează. « 

J’adore cette phrase. C’est vraiment une scène de cinéma. Dans mon imaginaire, elle doit résonner avec quelque chose de très ancien. Avec la vision d’une telle fenêtre entrebâillée un matin de janvier. Avec des exemplaires d’autres revues. C’est un travelling-avant. Vous la voyez, cette micro-cuisine dans l’immensité d’un immeuble communiste, cette cuisine dans laquelle notre regard pénètre par une fenêtre à double châssis en bois, entrouverte? Comme on y cuisine, un peu de buée s’est invitée entre les deux épaisseurs de carreaux. La femme en tenue « de scandal » (ah, comme je l’aime ce terrible faux-ami roumain qui assimile le désordre visuel du vêtement, lequel peut d’ailleurs n’être que relâchement, au désordre auditif du bruit que suppose le mot français « scandale »!) « se ménage une pause entre les faitouts posés sur le feu, se fait un café, s’allume une BT et […], le catalogue sur les genoux, se prend à rêver. » Nous, on la voit de face à travers la vitre légèrement embuée, la tête penchée sur le catalogue, et l’on perçoit l’épaisseur de son rêve.  

…à suivre, demain, même heure

 

Secret de famille / Caty et Boltanski

La suite de mes notes…

Vers la fin du chapitre 12, il y a un passage qui rendra (peut-être) fou les traducteurs n’ayant pas déjà traduit Orbitor… Page 173 (167), le narrateur se demande :

« De ce nu-i ceream să-mi dea să sug lapte din ţâţa ei pe sub talpa casei, ca să apăs casa peste sânul ei căzut, cu areola neobişnuit de mare, până ce mi- ar fi spus tot adevărul?

Autrement dit, 

« Pourquoi ne demandais-je pas à téter son sein sous la semelle de la maison, afin d’écraser sa mamelle tombante à l’aréole extraordinairement large, jusqu’à ce qu’elle me dise toute la vérité ? ». 

 « … la semelle de la maison »! Quelle chose étrange, n’est-ce pas ?

Je me souviens de ma perplexité en 2008, lorsque j’ai rencontré cette expression pour la première fois…  Je craignais un peu de l’utiliser parce que c’est finalement un terme de maçonnerie… Mais dans le contexte du conte, on comprenait très bien. C’était très parlant : « Avec le petit doigt de la main gauche, je soulève la maison, la détachant à la base, et maman se glisse dans la brèche d’ombre. Un serpent de maison avec un ventre jaune se faufile mollement à ses côtés. Maman libère son sein et dirige vers moi son mamelon où luit une goutte de lait. Mais moi, je fais doucement descendre la semelle de la maison sur le sein parcouru de veinules bleues. »

Dans le folklore roumain (peut-être aussi dans d’autres traditions ?) c’est en procédant ainsi que le prince malheureux tente d’obtenir une réponse à la question qui résoudra son angoisse existentielle. Le secret de famille cédera-t-il à cette torture emblématique ?

Dans Solenoïde, le jeune professeur qui retrace ou reconstitue tout au long de ce chapitre magnifique et sanglant l’histoire ou du moins les bribes d’histoires de ce frère jumeau, objet d’un vrai secret de famille, dit en évoquant sa mère silencieuse, « C’était ainsi que les choses se passaient dans les contes qu’elle-même me racontait, c’était ainsi que les braves apprenaient l’existence d’une sœur ou d’un frère. Je n’ai jamais rien demandé parce que ce n’était pas ainsi que les choses se passaient dans notre famille enserrée dans une sorte de froideur. »

Chapitre 13, le 9 mars : ou comment entamer son travail par une complication inattendue : si, en roumain, on peut « povesti un basm », en français, on peut mal « raconter un conte »… Argh, je bute sur un truc tout simple!

« Caty predă chimie, dar de fapt îşi petrece orele de curs povestindu- le copiilor, ca şi când le- ar spune un basm, despre vila ei din Cotroceni, despre cele unsprezece camere ale ei, despre mobila ei Renais- sance, despre zecile ei de vaze de cristal de Boemia, despre gravurile originale de pe pereţi, dintre care unele costă cât un apartament.

Finalement, la solution sera de placer l’incise « ca si când le- ar spune un basm » à la fin de cette phrase : « comme si elle détaillait les étapes d’un conte de fées ». La phrase est assez longue et cela ponctuera efficacement sa lecture tout en rendant la construction de la phrase possible.

Si je choisissais d’écrire « elle passait ses heures de cours à narrer le conte de fée de sa villa à Cotroceni et de ses » etc., je dirais implicitement que tout ce dont elle parle est faux, appartient au domaine de l’imagination. Or l’auteur ne choisit rien à ce stade du livre. Il présente seulement une jeune femme qui passe son temps d’enseignement à dévoiler à ses élèves médusés une réalité très éloignée de la leur:

« Caty enseigne la chimie, mais elle passe ses heures de cours à parler aux élèves de sa villa du quartier chic de Cotroceni, qui compte onze pièces, de ses meubles Renaissance, de ses dizaines de vases en cristal de Bohème et des gravures originales accrochées aux murs, dont certaines valent le prix d’un appartement, comme si elle détaillait les étapes d’un conte de fées. »

Bon, j’ai résolu la difficulté, le sens est là, il n’est pas certain cependant que cela reste en l’état. Disons que cela me permet quand même d’avancer. Enfin, après 17 minutes de cogitations…

J’ai entouré d’un rond la répétition qui m’a sauté aux yeux en lisant le passage : « avid », pour « avidement » deux fois en sept lignes. Et je me demande pourquoi elle existe, chez M.C qui est doté d’un vocabulaire tellement riche.

En réalité, l’expression est trop elliptique pour permettre la compréhension : les enfants ont l’esprit avide, assoiffé de couleurs, de détails chatoyants et de précisions qui font rêver et ils visualisent tout cela facilement, avec aisance, parce que les détails abondent. Je choisis donc pour l’instant : « avec des précisions que leur esprit assoiffé visualise avec facilité » . Je change aussitôt pour « sans effort ». Car la phrase suivante commence par « Et ce n’est pas difficile »…

Et voici une phrase qui donne lieu à plusieurs interrogations enfin, surtout la deuxième partie :  » Caty poartă altă rochie în fiecare zi, altă pereche de pantofi, altă culoare a părului, şi străluceşte atât de tare, că până şi părul cenuşiu al copiilor prinde nuanţe roşcate, albăstrui sau portocalii numai de la radianţa pielii ei pe care cremele şi spuma de baie urcă şi coboară, în flux şi reflux, în acord cu fazele lunii.. »

On a donc une femme dont la beauté irradie au rythme des crèmes qu’elle utilise et dont la peau reflète plus ou moins intensément, comme rythmée par les phases de la lune, différents niveaux de lumière.

Tout cela s’articule autour du mot » radiance », un mot qui paradoxalement semble absorber le sens comme un trou noir : il englobe des bouts de phrases qui se perdent. Il ne reste que lui, qu’il faut utiliser à sa juste valeur…

« … au rythme des crèmes et des bains moussants qui augmentent ou diminuent la radiance de sa peau avec les phases de la lune… »  

Je tente plutôt ça : « …bleutées ou orangées selon la radiance de sa peau que les crèmes et les bains moussants augmentent ou diminuent, flux et reflux, en accord avec les phases de la lune. »

C’est plus proche du texte, le « flux et reflux » est poétique, car il est posé sans autres mots. C’était ça, la clé de la phrase, finalement.

Ma version donne donc :

« Caty porte chaque jour une nouvelle robe, une autre paire de souliers, une autre teinture de cheveux, et elle resplendit à tel point que même les cheveux ternes des enfants se parent de nuances rousses, bleutées ou orangées, selon la radiance de sa peau que les crèmes et les bains moussants augmentent ou diminuent, flux et reflux, en accord avec les phases de la lune. » p.169

« Ca pe o fee », ce que je ne dois pas confondre avec « ca o fee ». Je ne peux pas écrire « ils la suivent avidement, comme une fée ». Non, le petit mot « pe », signifie « comme si elle était une fée ». Six mots pour un petit mot de 2 lettres ? Je ne tiens pas à tout crin à respecter la source à la lettre, mais tout de même. Et puis, je trouve cela lourd. A voir, donc. Je trouve finalement une formule en dépliant un peu la phrase : « Soixante‑quatre yeux brillants la suivent avec convoitise, elle est comme une fée, elle qui, avec suffisance et en se donnant des airs… »

Quelles questions pointues je me pose au moment de l’entrée en scène de Caty, la bombe solaire à l’érotisme débordant, elle qui est tout entière « rubiconde et florale » !

C’est tout un pan du livre qui se déploie avec la présence de la jeune femme, enseignante elle aussi : en effet, c’est par elle que le narrateur (et nous aussi) découvre l’existence des « piquetistes ».

Ils déboulent dans son univers introspectif à la faveur d’un jeu de contrastes saisissants. Ce chapitre est construit avec brio autour de la personnalité érotique, explosive, belle, émouvante, attirante, Caty… laquelle, comme les fraîches fleurs dans une chatoyante nature morte, est l’image même de la vanité, de la brièveté de la vie. Mais durant cette vie, quel épanouissement de couleurs, de matières !

Au sujet des « piquetistes » … Après quelques errances et questionnements, j’ai choisi de créer le mot de manière à conserver la sonorité de l’original, qui, de tout façon, est inventé lui aussi. J’avais hésité à prendre « piqueteurs », mais c’est un mot qui désigne un métier. Quant à « piquet de grève », bien entendu que cela ne pouvait pas convenir ! En plus, les « piquets de grève » ne sont pas forcément des manifestants qui déambulent sous des pancartes…

Cet hiver je suis allée voir l’exposition Boltanski à Beaubourg… Et là, je ressens le choc de la superposition de deux univers, celui de Christian Boltanski et celui de Mircea Cărtărescu : « On ne remarquera jamais assez que la mort est une chose honteuse. (…)  Ce qu’il faut, c’est s’attaquer au fond du problème par un grand effort collectif où chacun travaillera à sa survie propre et à celle des autres.
Voilà pourquoi, car il est nécessaire qu’un d’entre nous donne l’exemple, j’ai décidé de m’atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés… » (Boltanski, 1969)

M.C. fait perpétuellement, dans toute son œuvre, l’archivage de la mémoire. La sienne, celle de ses parents, celle de la ville impossible dans laquelle il est né, celle de l’humanité tout entière. Et ce qui me frappe encore plus dans Solénoïde, après avoir vu l’expo Boltanski, c’est la petite boîte à trésors où le jeune professeur range ses dents de lait, les bouts de ficelle sortis de son nombril, des vieilles photos où tous les gens sont morts ou bientôt morts – puisque le temps suffit à transformer quelque chose de faux en une chose vraie –, les deux morceaux d’aimants qui révèlent la partie invisible du monde… C’est un univers de Traces comme celles conservés et surtout recrées par l’artiste français qui a remporté (je suis contente) en novembre 2017 son pari contre la mort (et David Walsh en est le perdant joueur) …

Les piquetistes qui vont nous accompagner tout au long du livre ont ce but-là : ils se rendent de nuit sur les lieux de souffrances, les cimetières, les hôpitaux, la Morgue, munis de malheureuses pancartes réalisées avec les moyens du bord, pour protester contre le génocide perpétuel de l’humanité. Et leurs slogans sont: „A bas la mort!“, „ A bas les maladies!“, „ A bas l’agonie!“, „ A bas la souffrance!“, „Stop au carnage!“, „Luttez contre la douleur !“, „Pour la vie éternelle !“, „Pour la conscience éternelle !“, „Pour la dignité humaine!“, „NON à la passivité!“, „NON à la lâcheté!“, „NON à la résignation! “ : le combat est dérisoire et beau. Caty est belle et attirante, mais, le soir de ses quarante ans, elle s’effondre. Ce qu’exhale Caty, ce ne sont plus les onéreux parfums français, « C’étaient les phéromones du malheur, de la nostalgie, du désir terriblement intense de revenir, de nager à contre‑courant dans les eaux froides du temps, comme les saumons qui retournent aux sources. Caty n’était plus une femme, elle était une créature dépouillée de son sexe, un pauvre être humain comme les autres, comme absolument tous les autres. Une personne faite de chair périssable et de haine de soi, qui disséminait aux alentours, comme une sphère de pissenlit, les noirs signaux du malheur. Ils étaient sa nouvelle chevelure sur son crâne chauve, le nouveau fard sur ses joues terreuses. C’était le nouveau sexe, une autre sorte de sexe, le sexe de la mort et de la vanité, celui qui cherchait désormais, en lâchant au vent des petits cris de noctules, son partenaire obscur. » p. 180

…à suivre, demain, même heure