Bucarest – chroniques d’été 3

Samedi, suite

 

 

Le parfum des tilleuls est réellement enivrant. Il plane, sur le  boulevard Lăscăr Catargiu, entre le macadam brûlant et les houppiers chargés de fleurs douces, ni vertes ni jaunes ou vertes et jaunes à la fois, je ne sais plus. Le parfum est si présent qu’on a l’impression d’en manger. Par trente degrés à l’ombre, Bucarest devient la capitale la plus féminine au monde. C’est un festival de blouses et de robes à mancherons ou aux épaules découvertes, toutes de textile léger, coloré, fleuri, pointillé, plissé, gansé.

 

 

Là, sur la gauche, à mi boulevard, derrière une touffe d’acacias défleuris, le corps écorché d’une de ces maisons commerçantes construites au tournant du XXème siècle. Une vision qui fait mal. J’espère qu’il s’agit d’une rénovation en cours et non d’une ruine dont on récupère les derniers ornements. A travers une ouverture, on voit l’intérieur de ce qui fut peut-être un salon : une pièce ronde aux plafonds en stuc et, au fond, la jolie forme d’un oculus ovale.

 

D’où vient cette prolifération de banques ??? Le « Sydney cafe », sur la place Victoriei n’existe plus, remplacé par une de ces institutions financières. Certes, on ne vit plus la folle époque des années 92 – 95, quand les établissements « bancaires » les plus farfelus et les plus douteux ouvraient des succursales aux noms mirobolants. Je me souviens entre autres de la fameuse « Banca internaţională a religiilor ». Est-il besoin de traduire ? Et faut-il souligner qu’il n’y avait pas soutane sous roche ?

 

Il y a eu, depuis 1990, plusieurs restaurateurs français venu régaler (ou décevoir) Bucarest. Je découvre aujourd’hui, au bout du boulevard Catargiu, la devanture élégante d’un franchisé vendant de la « pâtisserie fine et pur beurre ». Arrivant de France, j’ai surtout envie de goûter, en faisant le pied de grue, des merdenele au fromage, sortant du four, à la pâte grasse et croustillante, autour du fromage légèrement salé. Mais pour l’heure, vu le jour vibrant de chaleur, je lorgne sur les terrasses.

Rue Mendeleev, un café, très récent (mais je peux me tromper sur ce point) a ouvert dans une de ces jolies maisons commerçantes à un seul niveau sur demi sol, chargées de stucs et mascarons : une vaste véranda a été adjointe à la façade. L’intérieur a l’air design, rouge et noir. Les clients semblent placés en vitrine, au-dessus de la rue. Le café s’appelle « Ici et là ». En français dans le texte.
Dans la même rue, à quelques maisons de là, transformation totale : un café très chic, tout en tons ocres, a remplacé un salon de beauté… C’était un de ces vastes temples dédiés à la femme. Un espace déchiré par le bruit de perceuse des sèche-cheveux, une atmosphère imbibée d’acétone et de laque pour choucroutes impeccables, un temps de concentration hédoniste traversé par le striduli des handy, étincelants dans la pénombre chargée de paillettes.
La rue est à l’ombre. Sur la gauche, à cinquante mètres, l’insolation durable du boulevard tend à transformer la course des voitures en sucre filé.

Je reste du côté de la fraîcheur relative des rues latérales. Voici la place Amzei  – méconnaissable. Des travaux, un trou béant dans le ventre de Bucarest. Les halles sont installées sous des tentes vertes, en attendant. Des panneaux indiquant «  nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée » me sautent aux yeux. Ils sont posés à intervalles réguliers sur des palissades bleues qui semblent sortir de l’usine. Ce soin soudain que l’on accorde au riverain m’entraîne vers des conclusions sociologiques rapides. Je préfère finalement ne faire qu’observer, emmagasiner, noter, décrire. Une promenade consciente. Un repos actif. Une concentration dans l’oubli de soi. Tel est mon état d’esprit. Ma disponibilité est totale. Je suis réellement en voyage.

 

 

Bucarest – chroniques d’été 2

Samedi 13 juin

Je circule sur le boulevard Mihai Bravu puis sur Ştefan Cel Mare. Ce sont un peu nos Maréchaux parisiens, ces deux larges boulevards qui forment un demi-cercle autour du centre de Bucarest. Les lignes de tramway qui brillent entre les deux sens de circulation sont neuves. Les passages, Muncii, Obor, Ştefan cel Mare ont été rénovés.

Obor – un immense marché et un grand magasin au rez-de-chaussée d’une barre d’immeuble. Je me perds avec un grand plaisir entre les femmes troncs et les strings des étals de corsetterie; je longe des alignements de cannes à pêche et des imperméables en caoutchouc étiquetés en vert sur les stands d’articles de sport et de pêche; des avalanches de foulards, d’éventails, de lunettes de soleil, de souliers de dame et de bottes stiletto, de lustres d’opaline et de spots design, de parfums et de montres, de bicyclettes roses et vertes pour enfants.

Le marché d’extérieur – l’indicateur électronique  affiche 30.1˚- vibre de couleurs et de parfums. Tresses d’ail, bouquets d’aneth… et bouffées de tabac mêlées d’alcool de prune et de bière. Je me penche sur les fagots de trois cents cierges et cela sent l’encens et le vernis, par la petite fenêtre de la boîte en fer, couleur gris métallisé, où le vendeur d’objets religieux se confit peu à peu –d’ennui.

 

Plus tard…

 

Je reprends le tramway. Je poinçonne. Les appareils reconnaissant les cartes magnétiques côtoient les “taxateurs” qui font de gros trous dans le papier tout fin du ticket orange ou bleu. A la sortie de la place Obor, je me suis rafraîchie à la vue des aigrettes liquides d’une jolie fontaine en forme de fleur de pissenlit; et en observant le nom du “casino” Maxbet, j’ai souri.

De nouveau sur le boulevard Ştefan Cel Mare; l’enfilade des constructions est rompue, là-bas, sur la droite : l’ouverture débordant de feuillages correspond à l’allée du Cirque, un cirque d’hiver, rond comme un bolet, au bout d’une large allée résonnant encore des cris, des rires et des pitoyables plaisanteries claironnées par le fameux « Jean du septième » et reprises en cœur par toute la troupe de filles et de garçons en culottes courtes habitant le même immeuble que le petit Mircea. Et j’aperçois enfin quelque chose que j’essayais d’imaginer en traduisant le roman L’Aile tatouée* de Mircea Cărtărescu ; mais j’ouvre d’abord une parenthèse : je me trouve à cet instant, derrière la vitre du tram, au pied de l’immeuble où le narrateur-personnage de Mircea Cărtărescu a grandi ; c’est là, au coin de l’immeuble, que le petit Mircea du roman vit les expériences mémorables dont l’écrivain nourrit son oeuvre. Je ferme la parenthèse : ce que j’aperçois avec étonnement se trouve sur le toit en terrasse du bâtiment et c’est peut-être –c’est sans doute- ce qui a inspiré à Mircea Cărtărescu les « mers d’airain » décrites dans le roman. L’immense construction en forme de parallélépipède est surmontée d’étranges objets dont le profil, de loin, est celui  d’une coupe très évasée, une « mer d’airain » comme celle qui jouxtait le temple de Salomon…

Dans un éclair, je me dis que je voudrais une fois seulement voir avec des yeux d’enfant, puis d’adolescente le haut mur des Moulins Dâmboviţa, entendre leur grondement sourd à travers les murs de la cuisine et rêver devant Bucarest étalée à mes pieds, dans le triptyque de la fenêtre. Et je me ravise immédiatement. Certes, je suis « sur les lieux », mais ce que je cherche du regard,  en passant dans le tram, je l’ai déjà en moi parce que je l’ai lu ; et je l’ai lu de la plus belle manière qui soit, puisque je l’ai traduit.

 

*A paraître, 28 août 2009, Denoël

Bucarest – Chronique d’été 1

Vendredi 12 juin

Bucarest. Plus de deux ans que je n’ai plus parcouru la ville. Des années que je ne l’ai plus fait l’été. Soleil de juin, lumière toujours aussi riche et tendre le soir à 18 heures: richesse des reflets dans les vitrines; profondeur des gris multiples des huisseries dont la peinture s’écaille en contorsions baroques; tendresse de la respiration des tilleuls, enivrante et palpable.

J’ai soif de renouveler mon stock d’images de Bucarest. Et d’après ce que j’ai vu depuis le car entre l’aéroport Otopeni (pardon, il faut dire Henri Coanda!) et le centre ville, il y a du changement.

Des auteurs roumains à la Tübinger Büchenfest

Où étaient Dumitru Tsepeneag, Mircea Cartarescu et Dan Lungu ces derniers jours? Avec leurs livres récemment traduits en allemand, à la Tübinger Buchenfest qui s’est déroulée du 22 au 24 mai.
Le joli roman de Tsepeneag est traduit par Ingrid Baltag, que je recevais l’an dernier (dans un groupe de 17 traducteurs de 14 pays, pour les premières Rencontres internationales de traducteurs de litérature roumaine)… Par ailleurs, Dumitru Tsepeneag est aussi le président de l’Association des traducteurs de littérature roumaine à l’origine de ces Rencontres..
Et le livre conserve outre Rhin son joli titre français La Belle Roumaine…
Celui de Dan Lungu, c’est amusant je trouve, est carrément traduit Die Rote Babuschka. C’est différent de Je suis une vieille coco! mais peut-être tout aussi provoquant, en allemand. J’espère que le traducteur du roman, Jan Cornelius, a pris autant de plaisir que moi à le traduire…
Quant au titre du recueil de nouvelles de Mircea Cartarescu Warum wir die Frauen lieben, il ne souffre d’aucune ambiguité. C’est bien Pourquoi nous aimons les femmes. Et je suis certaine qu’Ernest Wichner a plané, comme moi, sur les ailes de la prose de cet auteur à l’imagination exceptionnelle et au souffle incroyable.

Trois poèmes de Florin Iaru

Parmi tout ce que j’ai fait au salon du livre, il y a cette traduction de trois poèmes de Florin Iaru (prononcez « florin’ Iarou »). C’était imprévu: le poète roumain s’était déplacé à Paris, notamment pour la présentation de l’anthologie Des Soleils différents qui publie un extrait de son premier roman, à paraître à Bucarest et intitulé Noir… et devait lire, le samedi, quelques poèmes sur le stand de la Roumanie (c’était tout à côté de l’immense stand du pays invité, le Mexique).
Il lui manquait quelques traductions. Me voici donc, vendredi soir (nuit) dans le train, à traduire trois poèmes que je venais de choisir parmi plusieurs autres.

Vous me direz, mais qu’est-ce qui lui prend? Il me prend que j’aime le caractère ludique de ses poèmes, leur air de ne pas y toucher : on aperçoit derrière un funambule en équilibre précaire, et on retient notre souffle.

Avec l’accord de Florin Iaru, les voici :

Vers énergie

Comme il glisse joliment l’électron –

demoiselle d’honneur

à ombrelle de soie

quand lui,

le jeune

le pâle amoureux

l’aperçoit, et le voilà sur ses pas –

le mouchoir glisse de soie entre eux-

les passereaux pépient –

la parentèle à les pensées apaisées, au sortir du prêche-

tout est rêve et harmonie-

et l’aveugle, de bonheur jette son bâton

et le boiteux, de bonheur jette son bâton

et le roi, de bonheur jette son bouffon

et la mort, de bonheur jette son hameçon

et l’hydrocarbure, de bonheur jette son carbone –

vers le bord

comme il glisse joliment l’électron !

 

Est éthique
Je sais, vous ne me croirez pas, mais ce matin,

J’ai vu Todor Jivkov aux légumes, au marché.

Bon citoyen, ravi par les tomates et les poivrons.

A ses côtés, Janos Kadar contrôlait la volaille,

les coqs, les oies, les chapons,

mâle ou femelle ? et les dindons.

Il ne semblait pas même me voir,

occupé qu’il était à expliquer, en expert, le prix au détail

à Honecker exposant sa crème et son beurre.

Près de l’étal, Brejnev Leonid, avec un succès fou

vendait la chair tirée du canon

vendait les plants de hêtres, russes et véritables.

A côté de Husak, on aurait dit deux connétables

Et ce dernier, ne vous moquez pas,

Vendait de la cuisse ou de la hanche parfumée… et tchécoslo-vache.

Le cousin Jaruzelski ne s’en laissait pas conter

Avec sa production –petite série- de lunettes en os.

Tous proprets, à visage humain, tous, ensemble,

Dans la même coopérative du

Travail bien fait. Et à la place d’honneur

Trônait dans sa blouse reprisée, parmi poinçons et anciens couteaux,

Un génial cordonnier frappant à petits coups sur les clous.

Je sais, vous ne me croirez pas, mais le monde leur souriait

Et eux souriaient jaune au monde.

Et sur le jaune des murs, le soleil brillait.

Larme et animal
Un arbre me demande :

-Hé, toi le barbu, pourquoi la mort ?

Arrive un animal :

-Hé, toi le barbu, pourquoi la mort ?

Et un oiseau

(se battant pour exister) :

-Hé, toi le barbu, pourquoi, pourquoi ?

Et un nerf de bœuf

lancé dans les photographies de l’enfance :

-Pourquoi forcément la mort, hé, toi le barbu !

disent-ils tous, tristes

de me voir aller par des chemins perdus…

Puis il arrive lui aussi,

Rusé roux

goupil.

Il souffle un souffle ardent près

de ma gorge

Et dit,

Pensif :

-La mort… hum, qui sait ?

Et une larme tombe sur mon épaule de verre.