Récemment, j’ai trouvé sur le site Babelio un reproche (il y a aussi des avis très positifs) au sujet du titre choisi pour une de mes traductions. Il s’agit du Grand dépotoir, d’Eugen Barbu, publié par Denoël en décembre 2012. On me dit que nous aurions dû (je dis « nous » puisque cela se décide à plusieurs) intituler ce livre « La Fosse ».
JE VOUS DIS CE QUE J’EN PENSE
Le titre original du livre en roumain est Groapa. Ce mot désigne une large excavation qui était en réalité une très ancienne carrière d’argile ayant servi à la fabrication de briques pour ériger la capitale roumaine. Au fil des siècles, l’endroit se transforma en décharge. On venait primitivement y abandonner les résidus de l’agriculture. Puis, peu à peu, l’industrialisation et l’évolution des modes de vie ont augmenté le volume et la variété des restes : chiffons, papiers, ferrailles et morceaux de faïence. Je vous raconte là l’histoire universelle de la croissance des déchets – et le sujet rejoint finalement l’écologie et l’actualité de la COP21… Ce qui m’offre le plaisir de choisir à cet article un titre en forme de boutade…
Ce n’est pas d’écologie que le romancier Eugen Barbu a voulu parler. Lui, ce qu’il a trouvé intéressant, c’est de tracer le portrait des petites gens qui ont trouvé le moyen de survivre et, pour certains, de parvenir – les « parvenus », un grand thème de la littérature, tout de même !- grâce, justement, à tout ce que la société en développement rejetait dans ce fameux Trou. Dans le livre, j’utilise d’ailleurs aussi ce mot, parmi d’autres.
JE NE M’ÉGARE PAS, J’Y ARRIVE
Voilà, c’est ce que je pouvais dire brièvement concernant le lieu unique de ce roman. Le titre, maintenant.
Le Trou ? Trop ambigu. Pas besoin de vous faire un dessin.
La fosse ? Cela a été le choix des éditions Buchet-Chastel en 1966, lorsque Léon Negruzzi et Mauriciu Floresco ont donné une première traduction de ce roman. C’est l’occasion pour moi de dire plusieurs choses – il y a aussi sur le site Babelio quelqu’un qui nous reproche avec aigreur de ne pas l’avoir signalé dans l’édition Denoël. Eh bien on y avait pensé, et puis, en en parlant avec Buchet-Chastel, personne ne s’est opposé à ce que ce titre ancien ne soit pas évoqué dans l’édition de 2012. Si nous avions annoncé « nouvelle édition », celle qui aurait été intéressée, c’est moi : j’aurais pu m’exprimer sur le sujet… Qui sait, on m’aurait peut-être demander de parler devantun micro… Allez savoir. Ce type de discours fonctionne surtout lorsqu’on est en présence d’un ouvrage et d’un auteur connu. Avec ce magnifique roman, on reprenait tout à zéro…
Ce sera peut-être l’occasion d’un autre billet sur ce sujet précis : raconter comment j’ai traduit ce livre (d’ailleurs sans avoir lu la première traduction, dont je n’ai découvert les insuffisances qu’après avoir fini) et souligner les différences entre les deux traductions. Ce n’est pas facile de faire cette analyse sur son propre travail, mais je crois que je vais tout de même essayer.
POURQUOI « LA FOSSE » N’ÉTAIT PAS UN BON TITRE ?
Là, j’avertis le lecteur : j’entre dans la zone de la subjectivité. L’histoire d’une traduction, c’est l’histoire de milliers de choix, et concernant le titre, c’est pareil. Un autre traducteur aurait très bien pu trouver une autre solution, personne ne dit le contraire.
Regardons le dictionnaire. « Cavité large et profonde creusée dans la terre, généralement destinée à recevoir quelque chose ». Si l’on veut vraiment écarter ce terme (et je le veux), il faut convenir que le trou de la Cuţarida à Bucarest fut creusé pour exploiter son sous-sol. Il n’était pas du tout question de creuser un trou juste pour y mettre quelque chose. Ce n’est que plus tard que c’est devenu une décharge…
J’objecte aussi que ce nom commun s’entend mieux quand il est complété : fosse …à purin ….à fumier …septique …d’aisance…
Sans parler du fait qu’on entend plus souvent ce mot comme synonyme d’abysses, et alors il nous fait voyager au large du Japon où se trouve la fosse des Mariannes…
Enfin, dans notre monde où plus personne n’apprend à l’école à prononcer différemment le « au » et le « o », il n’y a que l’espace d’un accent provençal pour nous amener à confondre « fosse » et « fausse »…
Tiens, aurait-on pu titrer « La décharge » ? La aussi, décharge de quoi ? D’artillerie ? De courant ?
LE CHOIX DU DÉPOTOIR
Et qu’il soit « grand », en prime. Un dépotoir, c’est bien ce que ça dit être. Et il a l’avantage, ce mot, de pouvoir évoquer le bazar, le désordre, le fourmillement, l’activité désordonnée: toutes choses qui apparaissent dans ce livre rempli de brigands. On y trouve l’organique croissance des petites banlieues populaires faites de maisons-bidonville et de prétentieuses « villas » construites par le premier qui réussit à exploiter son voisin. On y trouve les chiffonnières mais aussi les petites frappes, les recalés du destin et les filles-mères des années 1920…
Mais tout cela n’est que transitoire. Le dépotoir se débrouille finalement pour évoluer et il sédimente, il se consolide. Alors, la folle vie de la croissance effrontée s’arrête, se fige un peu. Et les nouvelles générations oublient que tout le monde n’est pas le descendant d’un seigneur. Et qu’il y en a, dans les généalogies, des chiffonnières habillées en peau de lapin et de fiers recycleurs de faïences colorées !
4 thoughts on “Le Grand Dépotoir, oeuvre écolo?”