Plus désirable que le bonheur, parce que plus durable

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

10 mars 2020

Source gallica.bnf.fr / BnF

Mais comment écrit-on des choses aussi belles et douloureuses? Aussi vraies que l’amour d’un frère et d’une sœur, deux tout petits enfants inséparables et qui voient le monde depuis l’intérieur de leur bulle.

Comme dans la première nouvelle, tout est fragile, léger, délicat dans cette écriture qui semble aller sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les enfants. 

Je manie avec attention une phrase comme celle-ci : 

Erau două suflări de vânt numite mama și tata, așa cum poate că‑i văd pe oameni pisicile și păsările cerului. 

En moins de deux elle pourrait se transformer en phrase pleine de « qui » et de « que ».

Finalement je dépose :

C’étaient deux souffles de vent nommés maman et papa, et peut-être les chats et les oiseaux du ciel voient-ils les gens ainsi.

*

Le mot caraghios. Quel mot appétissant. Il faut le prononcer « karaguios » en roumain, mais les locuteurs de turc reconnaîtront le Karagueuz (forme francisée de Karagöz qui veut littéralement dire « yeux noirs »), le nom de ce bouffon du théâtre d’ombre traditionnel…

Je dis appétissant parce que j’aime sa prononciation. J’ai ma petite liste de mots qui me plaisent pour le bruit qu’ils font à mon oreille. C’est aussi un des premiers mots roumains que les étrangers apprennent pour l’entendre à tout bout de champ, car tout, alors, devient caraghios : leur accent en roumain, leur façon d’être, et pour eux, nombre de réalités locales s’avèrent caraghioase.

Tout ça pour dire que caraghios peut vouloir dire aussi bien amusant, cocasse, burlesque, rigolo que bizarre, étrange, ridicule.

Marcel imita nu numai fiecare voce a fiecărei păpuși și a leilor și urșilor și purceilor de cârpă, ci și pocnetul puștilor, ciocnirea săbiilor, strigătele de agonie, totuși caraghioase, ale celor ce mureau ca să învie la loc a doua zi.

Marcel imitait non seulement les voix des poupées et des lions et des ours et des cochons de chiffon, mais aussi le claquement des pistolets, le choc des sabres, les cris d’agonie, cocasses encore, de ceux qui mouraient pour ressusciter le lendemain.

Cocasse a ce double sens de drôlerie pouvant verser dans le ridicule. Tant mieux.

*

Les deux enfants lisent tête contre tête de grands livres illustrés et puis le soir arrive :

Et alors tout semblait soudain figé, pris dans l’ambre comme les insectes et les fleurs anciennes, invariable et impérissable et très triste, et pourtant plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Voilà. …plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Vous n’avez pas le cœur serré, vous?

Rendez-vous demain, même heure, et n’hésitez pas à laisser un commentaire!

 

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Une excursion chez Mateiu Caragiale

La suite de la note d’hier

Je me suis entichée d’un texte majeur (Craii de Curtea Veche de Mateiu Caragiale) qui me plaît par le grand écart lexical qu’il propose : l’élégance et le raffinement sont intimement mêlés à un vocabulaire chatoyant, très coloré, parfois argotique ou seulement populaire et familier, mais toujours d’une grande expressivité « étymologique ». Mateiu Caragiale adore mettre en valeur les mots et les tournures les plus roots, celles qui révèlent combien sinueux et riche est le parcours de la langue roumaine de ses racines à aujourd’hui. Il aime montrer qu’elle s’est nourrie également à deux mamelles orientales (la slave et la byzantine). Elles fournissent au roumain, langue latine par excellence, une partie de son vocabulaire chatoyant.

Sa préférence va aux mots drapés de richesse byzantine : comme par exemple le hâgialâc, qui fait le titre d’un chapitre du roman, un mot qui a des sonorités dignes de mille et une nuits. C’est le pèlerinage que font les croyants chrétiens ou musulmans à leurs lieux saints. C’est un mot formé sur le turc et très proche de celui qui existe dans la langue des Tatars (qui sont présents aussi en Roumanie) : hagilik. Notre mot français pèlerinage vient du latin peregrinare, qui dénote le chemin que parcourt le croyant alors que ce hâgialâc le mot (turc, tatar, provenant de toute façon de l’arabe) met peut-être plus l’accent sur le résultat du voyage religieux, sur l’état acquis par celui qui l’a accompli… Le nom Hagi (Hadgi)  – mais comment j’en arrive à évoquer ici un footballeur! – du Maradona des Carpates, le célèbre gaucher Gheorghe Hagi veut bien dire « pèlerin ».

Un autre exemple : a pizmui veut bien dire envier, mais Mateiu Caragiale qui l’utilise sait parfaitement qu’en choisissant ce mot d’origine slave, il donne une sacrée couleur à son texte, bien différente que s’il utilisait l’équivalent sur formation latine, et si transparente pour nous, a invidia… De plus,  la variante slave, en dépit des apparences, a une connotation plus populaire… Jalouser n’aurait-il pas été plus indiqué?

Allez, encore un exemple : a prohodi veut bien dire enterrer, ensevelir (et aussi dire le prohod, la messe des défunts), mais quand on tient compte du fait que le slave provoditi veut littéralement dire accompagner, conduire un défunt pour son dernier voyage, on peut, peut-être, préférer traduire par porter en terre?

Et puis, surtout, il y a la musicalité du texte de Mateiu Caragiale! Elle n’a pas besoin de longues phrases pour s’exprimer. Elle est riche d’échos de toutes sortes. C’est de la poésie pure.

J’ai lu la première traduction courageuse de Claude B. Levenson parue en 1969 à l’Age d’homme. Malheureusement, si j’y ai trouvé l’élégance du style, j’ai cherché en vain la couleur et les excès, la richesse damassée, redorée, de la langue de Mateiu Caragiale. J’aurais voulu y trouver les allitérations, l’enroulement des phrases, le scintillement.

Ce soir, je ne sais toujours pas comment je pourrais réellement traduire le titre de ce roman. Mais, à la manière peut-être de ces dandys, à la manière surtout de celui des trois qui s’appelle Pasadia, je peux raconter mes « caravanes », comme on disait autrefois des voyages aventureux, entre un mot roumain et un mot français. Une sorte de quête.

Le titre roumain est Crai de Curtea veche. Il a été traduit par : Les seigneurs du Vieux- Castel. Je n’ai jamais compris le choix de ce titre en traduction.

Il n’est pas question de « seigneurs » dans ce court roman de 1929 à l’esprit décadent et très fin de siècle, mais de trois compères bucarestois, Pasadia, Pantazi et Pîrgu. On les suit dans leurs virées de noctambules noceurs à travers le regard d’un narrateur qui les présente tour à tour… Dandys, raffolant de héraldique et de l’histoire des grandes familles… Seigneurs, ils ne pourraient éventuellement l’être que dans une tournure ironique telle que « Mes seigneurs!» D’ailleurs, le titre du livre est présenté à la page 49 de la magnifique édition illustrée que j’ai sous les yeux, dans une scène mise en abyme où c’est la truculente Pena Corcoduşa qui les interpelle vivement : « Crailor […] Crai de Curtea-Veche.« 

Il se trouve que la première définition du mot « crai » dans le dictionnaire est bien « empereur, roi, seigneur », mais dans un contexte de conte de fée. Les crai ce sont aussi les mages, dans l’expression Crai de la rasărit (les Rois Mages).  Ce n’est qu’au deuxième alinéa que se trouve le vrai sens des crai du titre de ce roman :

Homme de mœurs légères, qui passe son temps en ripailles, en aventures amoureuses…

Quand la soularde qui vient de s’étaler en travers de la rue les coiffe de cette expression originale, elle n’a pas d’intention laudative mais bien grinçante et ironique.

L’autre partie du titre, Curtea Veche, est le nom propre donné à ce qui est depuis longtemps (et déjà à l’époque de Caragiale) un réseau de ruines témoignant de l’existence, à partir du XVe siècle, d’une résidence princière moult fois brûlée, rasée, déplacée, reconstruite, rebrûlée… C’est par erreur que tous les guides touristiques traduisent Curtea Veche par « vieille cour » ! Et sur le plan de la traduction, il me semble que traduire Curtea Veche en français, ce serait comme traduire en roumain le nom du village Dangers par Pericole (dangers !) ou Albertville par Albertoraş (la ville d’Albert !). Cela n’a pas de sens.

Les crai du titre roumain sont des hommes aux mœurs légères, qui passent leur temps en fêtes et en aventures amoureuses. Dissolus, libertins, coureurs…

Le dictionnaire roumain donne la définition suivante :

Bărbat ușuratic, care se ține de chefuri, de aventuri amoroase etc.; craidon. ◊ Crai de Curtea veche = haimana, pungaș, derbedeu, desfrânat. – Din sl. kralĭ.

C’est donc là, dans cette définition, que j’ai trouvé il y a longtemps le terme Craidon (prononcer Craïdon). Il m’avait éblouie par sa beauté.

En allant plus loin, je trouve ce terme employé, et peut-être bien même créé, par Filimon, un romancier maladroit, du 19e siècle, auteur d’un drôle de roman qui marque traditionnellement les débuts du genre dans la littérature roumaine. Je vois que le poète Barbu Delavrancea a utilisé ce mot dans une jolie phrase pleine de fantaisie, comparant les lucioles à des « craïdons » de nuit faisant parade de leurs réverbères, en amants visitant des courtisanes : Găinușile și licuricii, craidoni de noapte, își colindă felinarele și serenadele lor vechi și nevinovate. (Hannetons et lucioles, en noceurs noctambules paradent avec lanternes et sérénades anciennes et innocentes.)

Comment s’est formé le mot craïdon? Certains disent qu’il s’agit de l’ajout du « don » de don Juan – ce qui au fond m’arrange bien. Un autre article du dictionnaire évoque un suffixe analogique et on peut penser à Cupidon.

Le mot, pour autant qu’il soit rare en roumain, est attesté, fonctionnel dans la langue, avec pluriel et définition.

Je retrouve même Craidoni dans des traductions de John Fowles et de François Villon en roumain ! C’est dans Epitre à mes amis, que « galants », « noceurs » est traduit par Craidoni (craidon au pluriel). Il n’est donc pas si rare. Il correspond bien à l’idée de noceurs, de débauchés cultivés et gais (ou moins gais), des personnages créés par Mateiu Caragiale.

Je l’avais donc adopté tel quel, en lui ajoutant un tréma. J’avais mes craïdons.

Je note aussi qu’existe le terme roumain crailîc, pour débauche, libertinage.

Je suis très contente d’avoir retrouvé le fil de cette vieille trouvaille.

Rien ne dit qu’elle suscitera de l’intérêt. Je ne suis pas du tout sûre de pouvoir garder un titre qui est si différent de l’original. Ces histoires de titres sont redoutables. Il faudra que je travaille encore, quand par miracle j’aurai un contrat pour ce livre. Mais au moins, ce soir, je peux aller me coucher plus sereinement.

*

J’en suis à la moitié des Ponts. J’ai laissé le petit enfant seul chez lui, sous la croûte chaude de l’écriture de Mircea Cărtărescu – une croûte comme celle qu’on porte aux genoux, quand on a cinq ans ou huit ans ou douze ans.

Comme illustration, j’ai envie de placer cette photo d’une petite fille croisée un jour dans un train en 2016. Un hommage à toutes les enfances, solitaires ou pas.

Portrait de fillette, 2016

La suite de mon Journal de traduction demain, même heure

L’oreille collée contre la porte d’entrée

Journal de Melancolia, une traduction en confinement (suite)

4 février 2020

Dès la première phrase, dès le premier mot, rien ne va de soi.

« Mama » : maman ? la mère ? la maman ? J’écris « Maman était partie un matin faire les courses… » mais je doute. Alors je prends ces notes. Je me sens bien dans la coquille de nacre de mon texte en train de se faire.

Je suis émue par ce bout de phrase dans la première page : « … il laissait tout tomber pour courir dans l’entrée à la rencontre de cette femme très grande qui passait le seuil, chargée de cabas. » Ce « cette femme très grande », cette vision à hauteur d’enfant, un tout petit enfant, sans doute dans les cinq ans, un enfant qui n’a pas la notion du temps, un enfant qui n’a pas atteint cet « âge de raison » des sept ans (âge où l’on tombe dans la réalité du temps qui ne revient jamais), donne la direction de ce texte, je le sens.

Et puis, « mama », c’est le titre du tableau que j’ai acheté à un jeune peintre, il y a longtemps, Robert Cobuz, et que j’adore : c’est une mère vue à hauteur d’enfant, les hanches et le ventre sont là, tout près, et la tête là-haut, très loin, eh bien il n’en voit pas la moitié. C’est que cette mère c’est lui, c’est lui pas encore séparé d’elle. J’écoute le son post-moderne de l’album Fascination, cela ne va pas du tout avec l’univers de cet enfant, et pourtant cela m’enroule suffisamment sur moi-même pour ressentir la solitude de ce petit enfant.

Il y a les mots-clés « din clipa părăsirii » : à partir de l’instant du départ ? Elle part? C’est un départ ? Non. « A partir de l’instant de l’abandon ». Il vit sa solitude comme un abandon. Ce n’est pas trop fort. Il vit le premier traumatisme psychologique après avoir vécu celui qui était physique, lors de sa naissance.

*

Ah, ce mot, vuiet. Je l’entends ! C’est bien normal pour ce mot formé sur une onomatopée, ce bruit indéfinissable qui n’est pas un « vrombissement » (trop fort), qui aurait pu être, qui sait? une « vibration » de l’air (mais tout bruit est une vibration interprétée par notre oreille mentale). Qui n’a jamais collé son oreille contre la porte d’entrée de l’appartement et entendu ce souffle chargé de bruits ? Et vu les pas dans l’escalier, et vu les éclats de voix d’enfants lointains, et vu les échos perdus d’une porte claquée ? Tout ce que l’on voyait, entendait ou imaginait était porté par le « courant d’air noir qui traversait l’escalier de l’immeuble ». Lors que je traduis ces mots, je me sens transportée dans ma propre enfance et je suis de nouveau derrière la porte, à contempler les sons dans les couloirs immenses des immeubles où nous habitions.

Comment aurais-je pu imaginer alors que cette expérience me servirait, tant d’années après, à discuter de mes choix de traductions? 

A suivre, demain, même heure

 

Cliquez, vous défendrez avec moi les librairies de quartier!

 

 

Bien ensemble – Laure Hinckel, traductrice, pendant et après le coronavirus

 
Voilà, c’était ma façon de répondre à ces questions posées par Iulia Badea-Guéritée, de l’Institut culturel roumain de Paris, que je remercie pour l’invitation.
Je m’insère ainsi dans une magnifique série d’entretiens, après les amis Matei Visniec et Cristina Hermeziu, et aux côtés de nombreux musiciens et artistes.  
J’espère qu’il y aura des commentaires pour me dire si vous partagez ma vision de cette période difficile.
Et puis il y a peut-être parmi vous des admirateurs des « Lettres à Olga »? Et des lecteurs de la revue AOC? Dites-moi tout!
 

Qui a dit que traduire était facile?

29 mars

J’entre dans le chapitre 14. Celui du mensonge de la mère, le mensonge fondateur et déchirant, un épisode freudien d’une grande force. La violence du contexte. L’histoire d’une opération médicale dont personne n’a le souvenir…

Attention, spoiler!
Elle se dissémine en plusieurs échos, plus loin dans le livre : au préventorium de Voïla où le lit des petits pensionnaires disparaît la nuit dans une trappe… Un lieu où les enfants subiraient « des choses », imaginent les camarades du narrateur. Mais aussi, échos à la fin du livre, dans le «climax» des retrouvailles imaginaires avec la mère morte.

Je suis bien décidée à passer la page 200 et à arriver vite à la page 250… Mais je m’arrête sur de ces choses… Toujours des doutes, des broutilles. Ici par exemple, « je n’ai pas pu supporter cette pensée « jusqu’au bout » » dit littéralement le texte. J’écris « plus longtemps ». Le français est ici plus temporel, le roumain plus géographique, plus spatial, me semble-t-il. Le personnage ne peut « supporter de dérouler le fil de cette pensée jusqu’au bout », voilà ce que peut avoir pensé l’écrivain. Je ne peux pas me permettre de rajouter ce développement imagé. Mais ce que je dois au lecteur, c’est l’expression de la pensée dans sa langue, le français, et sans que rien n’accroche, car l’auteur n’a pas voulu retenir son lecteur sur cet anodin petit bout de phrase de la p. 197… Je suis devant cette page depuis une bonne petite heure et je n’arrive pas à avancer. Au moins, je nourris un peu ce journal de traduction…

Qui a dit que traduire était facile?

10 avril, 11 heures.

13 lignes en 1 heure, c’est grave, docteur?

En pleine traduction de ce livre incroyable qui me plonge dans des vertiges de beauté, j’apprends que son auteur, mon très cher Mircea Cartarescu, reçoit le prix Formentor couronnant l’ensemble de son œuvre!