Je sarcoptise dans le vide…

Une année de traduction de Solénoïde. La suite de mon journal

Je sors du chapitre 41, j’avance, je recule, je navigue, je reviens sur des phrases, des mots, je relis, j’intègre, j’harmonise ce qui doit l’être. 

Et me voici dans le chapitre 42. Irina est enceinte. Comme abasourdi par le bonheur de cette nouvelle, le narrateur retourne dans la vieille Fabrique. Là, il tombe sur un palindrome, autre pièce récurrente de l’œuvre de M.C.  Symbole multiple, du temps retourné sur lui-même, de l’éternel retour (c’est différent), de la lecture cryptée de l’univers qui nous entoure, du message caché…

Dans L’Aile tatouée, c’était IN GIRUM IMUS NOCTE ET CONSUMIMUR IGNI, qui correspondait parfaitement à la structure de papillon de la trilogie (L’aile gauche, Le Corps, L’Aile droite).

Ici, SIGNA TE, SIGNA, TEMERE ME TANGIS ET ANGIS  (attribué à Virgile, comme ce n’est pas un hasard) correspond parfaitement à ce livre sur la douleur. Sur la condition humaine. Sur l’angoisse de la mort.

Le voyage fantastique et fantasmé (mais il faut bien se dire que tout, en dehors de la réalité crue de l’école, passe le miroir dans d’incessants allers et retours) dans la vieille Fabrique est d’abord une vision de la maternité de son amante, puis, dans la deuxième partie du périple, un voyage le long de couloirs bordés de vitrines peuplées de cocons. Des cocons humains. La métaphore du papillon, de nouveau, pour illustrer le destin de la vie humaine est ici reprise, comme dans la trilogie Orbitor.

L’ombre légère de Thomas Mann joue l’aile de papillon, s’invitant deci-delà  dans l’oeuvre de Mircea Cartarescu. Avec cette vision de la destinée, présente, par exemple, dans Docteur Faustus :  Il n’existe en fin de compte ici-bas qu’un seul problème: comment se frayer un chemin? comment gagner le large?  comment faire éclater la chrysalide et devenir papillon? (ces quelques mots sont d’ailleurs cités en ouverture de la nouvelle L’Architecte qui referme le livre La Nostalgie, ce qui montre la cohérence de l’oeuvre de M.C. dont les grands thèmes ont été trouvés dès ses premières œuvres, pour être ensuite toujours approfondis, déclinés et dédoublés). Cette ombre légère de l’auteur allemand est aussi présente au préventorium de Voïla. A ce sujet, dans l’original roumain, M. C. parle de « pédagogue » comme on en trouve dans la Montagne magique, pour dire éducateur… C’est une manière de salut et de clin d’œil à l’auteur (un des auteurs) tutélaire. Cela se perd un peu en français puisque j’ai choisi le terme plus clair, dans le contexte, d’éducateur. J’ai fait ce choix parce que le nom commun pédagogue n’est pas forcément, pour la majorité des lecteurs, une référence immédiate à l’univers de l’écrivain allemand et cela n’aurait pas servi la compréhension du texte.

Je referme la parenthèse. 

Je note que ce n’est pas tout à fait un hasard si la dernière phrase de ce chapitre éblouissant d’amour et de tragédie est După care tot ce-a rămas a fost orbitoarea lumină a începuturilor. [Puis il ne resta plus que l’aveuglante lumière des débuts.] Orbitor signifie « aveuglant ».

10 novembre

Il n’y a pas d’adjectif pour arc-en-ciel en français!!!! La langue roumaine en a un beau, qui donne une impression de Caraïbes : curcubean. Observons que les Roumains ont, eux, un mot unitaire, alors que notre arc-en-ciel est une description. Il faut reconnaître quand même que l’étymologie de leur curcubeu est très floue, un peu comme les couleurs qui le composent. La lecture de la notice du dictionnaire s’apparente à un jeu de piste très compliqué. Ou à un poème de Prévert, avec des courbes, des cours d’eau, du curvus et du bibit latins. Mais de conclusion probante, aucune… 

11 novembre

On parle de morphologie du sarcopte de la gale. Cette affreuse bestiole porte des soies, un rostre, des épines, des pédicules, des griffes…

Problème pour traduire cangi: les gaffes mentionnées par le dico ne sont pas très parlantes, quoique… Je viens de mettre griffe p. 760, mais aussitôt cela percute les griffes mentionnées un peu plus loin… Alors, gaffes? Pics? Pointes?

Je sarcoptise dans le vide…

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Même Foucault a sa place dans Solénoïde! Il a inventé l’hétérotopie, le nom du lieu où se nichent les utopies, ces « espaces autres », comme il disait, puisqu’il s’agit du titre d’une de ses conférences. Une envie furieuse de la lire après avoir trouvé ce mot dans ma traduction. Ce livre est une vraie fougère, combien de dentelures, combien de nids de spores posés dessus, fertiles tremplins vers d’autres œuvres, d’autres livres, d’autres idées?

19 novembre

Se perd-on quand on fouille le sens? Arrive-t-il qu’on le fouille trop?

cavou de marmura rozacee. A première vue, ça coule de source, c’est presque un cliché, le marbre rose. Puis, je me demande « pourquoi rozacee« ? Rosacé, c’est en forme de pétales de roses. Rosacée, avec un e, c’est la couperose, que l’on qualifie ainsi. Donc, rosé, de couleur rose?

Puis, je cherche par acquit de conscience le terme roumain, pensant qu’on peut dire peut-être, dans cette langue, rozacee pour rose ou rosé. Mais je découvre que rosacee, ce sont bien sûr les plantes appartenant à cette variété. Mais alors, je pense, en me glissant dans l’esprit imagé de l’auteur qui affectionne le physiologique, le corporel, le sensuel, tout ce qui mêle la biologie au rêve, et je me dis : les veinules du marbre lui valent peut-être le qualificatif de couperosé, enfin, de rosacée… Non? Rosé… Ce sera rosâtre. Mais si un jour il m’est donné de revoir cette traduction, je changerais pour rosé, ou pour autre chose si j’ai une autre idée d’ici là. Je déteste les mots en -âtre. Surtout quand ils ne conviennent finalement pas.

Je me demande si les traducteurs de Solénoïde dans les autres langues se posent les mêmes questions que moi. Comme cela aurait été bien un séminaire, où, à plusieurs nous aurions interrogé le texte et l’auteur!

A suivre

Fourmilion des mots, je tourne et creuse le texte

Une année de traduction de Solénoïde. La suite de mon journal

Le chapitre 38 est le récit d’une relation qui tourne au cauchemar après un début idyllique. Le narrateur a formé un couple avec Ştefana mais la folie envahit l’esprit de la jeune épouse, soudain « changée en quelqu’un d’autre ». A la fin du chapitre, le narrateur écrit « le contact s’est produit » : en effet, sous ses yeux s’est rejouée la scène emblématique des petits enfants et de l’échafaudage (c’est un des premiers chapitres). On se souvient, les enfants avaient pris l’élévateur posé contre le mur aveugle (ah, les murs aveugles dans l’oeuvre de Mircea Cartarescu!). Petit enfant à la mine barbouillée, le narrateur avait regardé à l’intérieur de la mansarde de la maison et son regard avait plongé dans celui d’une femme qui, étrangement, le regardait. Il n’y avait pas plus de précisions au sujet de cette femme dont on ne savait pas pourquoi elle se trouvait là. Ici, au terme d’une crise de couple et d’une crise de la stabilité mentale, il suit sa femme Ştefana et il est stupéfait de la voir entrer dans la fameuse maison,  celle du souvenir, monter à la mansarde et se tenir à la lucarne. Là, elle tend la main à un petit enfant, lequel n’est autre que lui-même – lui-même à l’autre extrémité du temps que l’on voit ici retourné dans une figure impossible.

J’entre dans un chapitre difficile et très beau. Les questions de temps, de temporalité sont toujours difficiles à manier en traduction.

Le dernier paragraphe du chapitre contient le sublime vers de Mallarmé « ses purs ongles très-haut, dédiant leur onyx », citation révélatrice du type d’amour glacé que le jeune narrateur éprouvait pour sa première épouse et symbole de l’absence de communication entre ces deux  êtres. Je suis bouleversée par ces pages qui relatent le violent effacement d’un lien amoureux. Surtout parce qu’il est marqué par l’atténuation sensible de la raison de Ştefana. C’est la deuxième fois que l’auteur cite le poème de Mallarmé. La première fois si je me souviens bien, c’était au sujet de la statue meurtrière, dans la Morgue. Ici, ces quelques mots illustrent la figure étonnante de la Ştefana présente et passée. Maintenant que je l’ai lu, il me faut le traduire. Parfois je regrette de ne pas plonger directement dans la traduction du texte pour le découvrir au fur et à mesure. 

Page 622, ah, le casse-tête renouvelé du mot pervaz ! Employé tantôt pour rebord, tantôt pour chambranle (mais rarement), tantôt bord étroit ou alors large… Grrr, tout ce que j’y vois, moi, c’est l’étymologie que j’imagine pour moi seule; per vaz, qui signifierait pour voir, donc fenêtre, appui de fenêtre…  à quoi les puristes de la langue française diront que la fenêtre ce n’est pas le châssis, ni la maçonnerie qui le porte…

20 octobre

Hier soir j’ai fini le chapitre 38, la page 632. 

Encore le 39 et j’arrive à la 4ème partie. Il est 7h30, on est samedi, je m’y mets.

Je suis à la page 636 et j’ai strania ei instrăinare… Comme elle est belle, l’allitération!  …son étrange… « étrangeté« ? Mais non, car instrăinare, signifie éloignement, exil, aliénation (au sens de privation de quelque chose) pas étrangeté. Que faire? Privilégier l’allitération, et donc conserver étrangeté mais en rajoutant « progressive », histoire de donner l’idée de l’éloignement? Ridicule, lourd et laid. Pas la peine de rallonger ce texte déjà touffu. Vraiment, je fais quoi? Elle a de la veine, la collègue espagnole, parce que le mot éloignement, exil, distanciation semble bien dire, chez elle, extranamiento!  C’est pratique, l’allitération y est.

Je traduis le roman d’un poète, d’un romancier qui écrit au son que ses mots produisent (je suis certaine que sa propre voix résonne fort dans sa tête pendant qu’il écrit, à la manière d’un barde ancien !) mais je suis obligée de choisir ici le sens…  Étrangeté n’a pas le sens fort que le mot étrange avait à l’origine, quand il pouvait être synonyme d’étranger

Il faudrait qu’existe le mot étrangerie

Comment c’est étrange. Je viens de taper étrangerie sur le moteur de recherche… et je découvre qu’étrangerie existe bel et bien, mais dans le dictionnaire du Moyen français! Vais-je céder à cette « baroquerie »?

[EDIT] Après quelques hésitations, sans doute lasse de chercher, j’enverrai la version finale en osant « étrangerie ». Bien entendu, j’ai bénéficié de la lecture raisonnable de mon éditeur qui m’a conseillé « étrangeté ». J’aurai donc, finalement, préservé dans cette phrase le jeu des allitérations. Sans doute dois-je me dire, pour me consoler de la perte de cette substantielle part que je laisse aux anges (la perte de l’idée d’éloignement, d’éloignement progressif), que le lecteur français est déjà très sollicité par cette « étrange étrangeté »…

A la réflexion, heureusement pour mon égoïste besoin de trouver le mot qui convient, existe la notion de « sentiment d’étrangeté », un trouble mental qui pourrait peut-être s’appliquer à Ştefana, car dans ce cas le malade s’éloigne de sa réalité personnelle, se perd de vue en quelque sorte, et devient étrangement étranger à lui-même… Contre toute attente, c’est ainsi que je retrouve un peu du sens du texte original, là où je croyais avoir parfaitement échoué… Parfois j’ai vraiment l’impression de rattraper les mots par la peau du cou.

28 octobre

Je suis très enrhumée, je vois double, mais j’avance. A marche forcée. Heureusement, le compte maniaque du nombre de signe et des pages traduites par jour, qui se manifeste sous la forme de grands chiffres gribouillés dans le livre et sur mon agenda, ne m’empêche pas de passer et de traverser en tous sens la mousse dense et lumineuse du récit. Je note, je remarque, j’écris, je travaille.

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Cette note, ce matin : depuis l’Odyssée d’Homère (chant XIX) on distingue les songes vrais qui sortent des Enfers par la porte de corne, des songes illusoires qui traversent la porte d’ivoire.

Car il est question de porte en corne et de porte d’ivoire, à la p. 677, dans ce chapitre 41 qui est un retour sur la « noire épiphanie » des dessins de Nicolae Minovici… Et un retour à la bibliothèque de l’Université où le narrateur recherche, cette fois-ci non plus Le Taon mais Le manuscrit de Voynich. Lequel ne s’y trouve pas, bien entendu. En revanche, c’est devant le catalogue papier de la bibliothèque (les milliers de fiches cartonnées, rangées dans les profonds tiroirs où elles sont montées sur une tige qui les y maintient, bientôt sans doute un très ancien souvenir d’un monde révolu), que commence un jeu de piste le menant chez un vieil homme dans lequel il tarde à reconnaître le bibliothécaire de quartier évoqué à de nombreuses reprises dans ses souvenirs d’enfance. Le vieux Palamar lui raconte l’histoire du Voynich et lui en prête une copie.

29 octobre

Où je découvre l’existence sur notre terre du fourmilion. Autrefois nommé, chez Balzac par exemple, formica-leo. Comment il tourne en rond et forme inlassablement son cône de sable. Un anti-Sisyphe. Grande est la création, infinie est notre ignorance.

30 octobre

Puceron lanigère!

31 octobre

Beauté des textes littéraires qui s’entrecroisent et se mettent en valeur. L’autre jour, quelques mots de Baudelaire, un de ses poèmes en prose qui m’ont accompagnée pendant si longtemps après l’adolescence. Ce soir, trois mots de Rilke, ses Élégies, l’ange et aussitôt, de nouveau, Kafka. Bonheur de la lecture ce soir, en ce 31 octobre, alors que des silhouettes passent dans la rue, sympathique carnaval d’automne. Il y a une heure, j’ai ouvert à une licorne. Elle m’a tendu son sac ouvert et elle est repartie, sa corne clignotant sous les lampadaires.

5 novembre

SIGNA TE, SIGNA, TEMERE ME TANGIS ET ANGIS

Signe-toi, signe-toi, tu m’affliges et me tourmentes sans nécessité. Pas le premier palindrome dans l’oeuvre de Mircea Cartarescu. In girum imus nocte ecce et consumimur igni sert de leitmotiv dans Orbitor III, L’Aile tatouée.

 

Difficulté de traduire « salon » d’hôpital… et donc de traduire ceci : « pas un salon, plutôt une chambre… »

6 novembre

Ce besoin de la langue roumaine de dire marcher « sur le sol », hors de tout contexte de lévitation ou de claquettes virevoltantes sur les murs…. Je sucre. J’allège. Obligatoire. Négociations traductives.

La distance entre une langue maniée avec à peu près et l’usage de la bonne formule idiomatique se mesure en instant gore. Comparez :

Il a pris sa tête entre ses mains

et

Il s’est pris la tête entre les mains

P. 728, bon exemple de part des anges : Ispas dit que s’il était revenu de son enlèvement au ciel avec la recette pour vaincre toutes les maladies, il aurait « tout dit, tout, sans sous, sans argent ». C’est une allusion très fine aux saint anargyres, les saints thaumaturges « sans argent », c’est-à-dire désintéressés, ne réclamant aucune rétribution dans l’exercice de leur art. 

7 novembre

P. 743, là où je retrouve le zaïmph longtemps oublié mais qui résonnait comme quelque chose de très ancien, quelque chose de connu : c’est le voile décrit dans Salambô. Et soudain les effluves de cette lecture aurorale éclairent le jour pluvieux.

A suivre. C’est bientôt la fin

Défaire plusieurs rangs pour reprendre la maille perdue

Une année de traduction de Solénoïde. La suite de mon journal

12 octobre

J’écris moins ici, car le challenge des 10000 signes de traduction par jour que Dieu fait est très difficile à tenir en dépit de l’allégresse automnale. Mais je note au passage ces mots et ces phrases qui me retiennent, me sollicitent ou m’interrogent. 

Je cherchais à quoi correspondaient les purici de plante, qui sont donc des pucerons, je navigue dans le dictionnaire, et parmi les synonymes de ce mot, je suis tombée sur « myrmidon ». Pourquoi m’y suis-je arrêtée? Parce que je me suis un peu compliquée la vie sur le mot roumain mirmicoid, il y a quelques jours, dans le même chapitre. 

Je copie ici l’intégralité de la note étymologique du mot myrmidon, car elle est passionnante : 

Étymol. et Hist. 1. Ca 1165 nom de peuple Mirmidoneis (Benoît de SainteMaure, Roman de Troie, 572, éd. L. Constans); 1464 (Jean Molinet, La Complainte de Grèce, éd. N.Dupire, I, p.25); 2. a) 1586 «individu de petite taille» (G. Bounyn, Satyre au Roy ds Satires fr. du XVIe, II, 153 ds Quem. DDL t.12); b)p.ext. 1665 «individu de peu de force, de crédit» (Molière, Dom Juan, I, 2) Empr. au lat. Myrmidones, lui-même empr. au gr. Μ υ ρ μ ι δ ο ́ ν ε ς rapproché du gr. μ υ ́ ρ μ η ξ «fourmi» par étymol. pop. et expliqué par des légendes différentes: les Eginètes devraient ce nom à la métamorphose de fourmis en humains (Ovide, Métamorphoses, VII, 654), Eaque, roi d’Egine, voyant son royaume dévasté par la peste, obtint de son père Zeus que les fourmis soient changées en hommes ou parce qu’ils creusaient la terre et vivaient dans des abris souterrains à la manière des fourmis (Strabon, Géogr., 8, 6, 16). Selon une 3elégende (Servius, Commentaire à Virgile, IV, 402) Myrmex, jeune Athénienne, s’étant fait passer pour avoir inventé la charrue, création d’Athéna, la déesse la transforma en fourmi, plus tard Zeus la transforma à nouveau en être humain ainsi que tout le peuple des fourmis.

Tout cela est bien joli mais cela ne m’a pas donné la solution pour « aussi petits qu’une population mirmicoide ». Alors j’ai enrichi ma culture générale en feuilletant des blogs publiés par des passionnés d’insectes, et j’ai enfin trouvé le terme « myrmécole », utilisé au sujet des fourmis. On me fera grâce de remonter l’arborescence de ma quête pour créditer le site où j’ai trouvé ma réponse. Que tous les jardiniers, entomologistes, enseignants et passionnés de sciences naturelles soient remerciés de publier ainsi toutes ces informations sur le net.

Page 600, je lis au sujet de Vaschide : quand il avait flotté nu, vertical etc. Je suis en alerte : il n’a jamais été question qu’il ait flotté, si je me souviens bien… Je retourne plusieurs pages en arrière, à l’endroit où l’on peut lire comment Nicolae Vaschide, jeune chercheur surdoué, repéré par Alfred Binet, a été initié (testé), à Paris, pour entrer dans la secrète confrérie des Oniromanciens. On l’avait fait descendre dans un bassin d’eau tiède sous les fondations de la Sorbonne. Je relis, oui c’est bien ça : Vaschide, celui qui était mis à l’épreuve, devait dormir une nuit dans le bassin, debout, la plante des pieds plaquée au fond de la citerne, avec seulement les narines et le haut du crâne qui dépassaient hors de l’eau. En roumain, trebuia să doarmă o noapte-n bazin, drept, cu tălpile lipite de fundul cisternei şi doar cu capul, de la nări în sus, deasupra apei.

Page 600, il est de retour à Bucarest et il se souvient d’un rêve qu’il a eu durant cette nuit d’intronisation. Il n’avait pas flotté, puisqu’il avait la plante des pieds plaquée au fond du bassin. J’épargne donc au lecteur de se poser une question pour rien et je rétablis la cohérence. Ce n’est pas grand chose, c’est presque rien : Il l’avait vu au cours de sa nuit à la Sorbonne, quand il avait été plongé, nu, à la verticale, dans la citerne souterraine, et qu’il avait juste le crâne émergé.

15 octobre

Page 607. Je corrige ce que j’ai traduit samedi. Ouf, exaspérément existe, Gide l’a employé. Rare et littéraire, mais bon, ça fonctionne. Un petit ouf dans un océan de difficultés et des vagues de fatigue.

16 octobre

11658 signes hier soir à 22h30… Pas de quoi me rassurer quant au délai…

Hier, turtur : j’ai eu la bonne idée de chercher les autres sens de ce mot. Ce sont aussi des franges, pas seulement des glaçons… Je pense, terrifiée, au nombre d’erreurs que j’ai peut-être commises par le passé sur ce mot… 

Je vérifie dans le reste de Solenoid si j’ai déjà croisé le terme… J’ai bien fait : à la page 314  de la traduction, j’avais bien commis l’erreur… la voilà réparée (j’ai remplacé « pic » par « franges ») :

Je ne peux oublier le regard jaune des embryons sculptés dans les franges pendant du plafond, ni leurs fronts à la Poe, avec le ganglion cérébral visible à travers.

Je continue de tricoter ma traduction. Parfois, il faut défaire plusieurs rangs pour reprendre la maille perdue.

17 octobre

Note du jour : que je me souvienne de ne jamais dire à l’avenir que cette traduction fut facile.

A suivre

Les insectariums oniriques de Nicolae Vaschide

Une année de traduction de Solénoïde. La suite de mon Journal

6 octobre

Nu era doar înalt: se înălţa, clipă de clipă, din el însuşi, până ce, asemenea campanilelor, îşi împlinea forma pe verticală.

p. 573, cette phrase a quelque chose d’énigmatique. Pourquoi? A cause de l’image du « campanile », un mot transparent dans l’original. Le contexte est le suivant : « L’arrière-grand-père de Florabela, grand-père d’Ortanse et père d’Alesia, était, en effet, d’une taille peu commune« . La description de l’homme de science s’organise autour de sa grande taille et de l’impression qu’il produit sur les autres, comme l’écrit l’auteur, celle d’un « envol à l’intérieur de lui-même« . La sensation de légèreté que produit Vaschide entraîne sous la plume de Mircea Cartarescu la production d’une image très belle, celle de bulles de champagne à l’intérieur du long corps du personnage, lesquelles menaçaient même, en s’élevant, « de soulever le savant onirique de quelques centimètres au-dessus du trottoir« . Puis il y a cette phrase qui, mot à mot, voudrait dire (c’est mon brouillon d’hier soir juste avant d’arrêter) :

— Il n’était pas seulement grand : il grandissait [ou poussait ou s’élevait] seconde par seconde de lui-même [à l’intérieur de lui-même] jusqu’à ce que, comme les campaniles, il parvienne à sa forme verticale. —

La métaphore des bulles de champagne se transforme donc et se matérialise, se concrétise sous la forme (et à l’intérieur) de la forme d’un « campanile ». Je retrouve dans cette phrase l’idée de ce qui donne à l’enveloppe charnelle sa forme – et c’est un motif qu’on retrouve ailleurs -, comme la sève qui déplie les fibres d’une plante, ou comme l’hélium qui redresse un ballon de baudruche pour lui donner sa forme. C’est cela que signifie le se înălţa […] din el însuşi. Ainsi, on est bien dans la continuité des quelques mots figurant six ou sept lignes plus haut: « un envol à l’intérieur de lui-même ». Dans ce paragraphe, l’auteur unit les images de légèreté (l’envol, les bulles) et l’architecture (en ogive, à la gothique, les ascenseurs dans un bâtiment, la coupole) et finalement, aussi, le campanile. Je sens bien que je dois rendre l’image de la croissance, de la pousse, de la légèreté à l’intérieur de ce qui est rigide pourtant. Le verbe « pousser » comme équivalent de « grandir » ou de « s’élever » conviendrait. Comme le processus de la croissance est actif et lent, il me semble redondant de conserver « clipa de clipa » (d’un instant à l’autre).  Au verbe « a implini » correspond « remplir ». Ensuite, il y a l’image de la complétude de la forme atteinte par cette poussée intérieure, celle de la légèreté pourtant dotée d’une grande force et détermination.

Je choisis d’oser:

« Il n’était pas seulement grand : il poussait à l’intérieur de lui-même jusqu’à remplir sa forme dans toute sa verticalité de campanile.« 

7 octobre

Je note que parfois j’utilise « collection d’insectes » et d’autres fois « insectarium ». J’ai cru dans un moment d’allégresse que je pourrais utiliser le mot « insectarium » pour insectar… Mais non. C’est en effet un terme désignant un établissement scientifique… Je ne peux pas utiliser ce mot pour désigner les boîtes où les coléoptères et papillons sont épinglés…

Mais non, j’utiliserai quand même ce mot. Ça fonctionne en tout cas pour un passage précis où même en roumain l’utilisation du mot insectar forme une image poétique. J’en ai besoin ici : « les taxinomies de la nuit les rangeaient avec soin dans des insectariums oniriques« . Il est question des rêves, au bout d’une page où Mircea Cartarescu est une fois de plus extraordinairement clair, savant, précis et poète dans sa manière de les évoquer: 

« Nuit après nuit, nous nous endormons et ensuite nous rêvons. Nous plongeons dans la citerne d’or fondu de nos visions. Comme les pêcheurs de perles, nous ne pouvons nous attarder dans ces espaces : le besoin de respirer et la pression dans les tympans nous forcent à remonter, périodiquement, à la surface. Chaque matin, nous ouvrons le poing pour dévoiler, qui luisent entre les lignes de la main, les perles couleur de brume pour lesquelles nous avons mis notre vie en danger : de petits fragments de nos intérieurs veloutés. Alors que nous allons là-bas chaque nuit, le plus souvent nous en revenons les mains vides. Nous en restons étonnés et tristes, car nous savons que nous sommes descendus, nous nous souvenons avoir ouvert au couteau les valves des coquillages, mais les perles se sont perdues en route, comme s’il s’était agi seulement de nuages inhabituellement compacts ou de poissons des abysses qui auraient explosé sous leur propre pression intérieure.

Des perles que nous réussissons à conserver, appelées rêves (comme nous dirions en montrant une écaille : voici un poisson, et montrant un os hyoïde : voici l’homme), toutes ne sont pas de la même qualité : la texture et la couleur, la taille et la douceur au toucher varient tellement – et notre état d’émerveillement et de magie est si différent – que même à l’époque où les rêves étaient seulement les accessoires des paraboles et des contes et qu’ils figuraient dans de longs tableaux assortis d’explications univoques (« si tu rêves que tu urines vers le levant, tu deviendras roi »), les taxinomies de la nuit les rangeaient avec soin dans des insectariums oniriques. »  

10 octobre

p. 591, l’auteur utilise le qualificatif sticlos pour « brillant », de manière évidente, avec les « yeux » des hommes attirés par Chloé (encore un sacré personnage féminin). M’en souvenir pour la relecture – j’ai souvent hésité sur le sens à donner à cet adjectif…

A suivre

Le faux rêve d’une Brasilia-sur-Dâmboviţa

Une année de traduction de Solénoïde. La suite de mon Journal

4 octobre 2018

Je viens de finir dans un souffle le chapitre 36. Il y a dans ces 14 pages un élan incroyable. C’est paradoxal, parce qu’elles contiennent une sorte de résumé du parcours du narrateur et de ses « anomalies ».  Mon exemplaire est tout coloré de passages dont je pressens qu’ils me seront très utiles par la suite. Ils sont essentiels. C’est sans doute un des tournants du livre, une de ses planches de rebond :

« Je peux témoigner de mes premiers souvenirs, du frère qui en est absent, du jour où maman m’a abandonné à l’hôpital impossible à localiser et où je me suis réveillé, sur une table d’opération, sous les étoiles. Je peux parler de mon incompréhensible sentiment de prédestination. Des docteurs et des dentistes qui ont torturé mon enfance. Du livre qui m’a littéralement fait fondre en larmes alors que je n’y comprenais strictement rien, quand j’avais douze ans, et qui est Le Taon, d’Ethel Lilian Voynich. De ma redécouverte du roman de carbonari et de conflits freudiens, plus tard, à la bibliothèque de la faculté de Lettres. De mon énorme étonnement quand Goia m’a parlé de la famille Boole et des cinq filles prodigieuses du grand mathématicien, et du trouble que le jeune homme blond, amoral et génialoïde, ami de Lewis Carroll, produisit dans cette famille, brisant sa géométrie logico-mathématique, faisant voler en éclats ses principes victoriens et inoculant leurs esprits de la folie télescopique de la quatrième dimension : des mondes dans des mondes, du profond à l’élevé, alignés sur une spirale asymptotique d’une majesté que le pauvre ganglion incarcéré dans nos crânes ne pouvait étreindre. Comment ne pas croire que la succession Le Taon – Boole – Hinton est bien un signe, une trajectoire exemplaire, une carte de ton vaste plan d’évasion ? Et comment considérer comme un hasard le fait qu’Ethel s’est mariée finalement avec celui entre les mains duquel est arrivé, au terme d’une aventure rocambolesque de six siècles, le manuscrit qui porte son nom : l’insaisissable, le monstrueux manuscrit de Voynich ? Et pourquoi les grosses femmes représentées dans ce manuscrit, nues, avec des tétons rouges et des cheveux frisés, se baignant dans des bassins qui communiquent entre eux par une tubulure bizarre ressemblent tant à celles des passages souterrains de Bucarest, entre la Milice de Floreasca, l’immeuble de Ştefan cel Mare et la Polyclinique Maşina de Paine ? Et là encore, pourquoi les visions qui viennent à Nicolae Minovici pendant ses strangulations contrôlées sont-elles si semblables aux cercles cabalistiques peints dans les pages du manuscrit de Voynich ?

Une autre fibre mnésique me mène encore plus loin, sans que je puisse me rendre compte jusqu’où, sans que je puisse comprendre, pour l’instant, comment elle s’allie avec la première, comment elle la croise, l’attire et la repousse alternativement, comme les pôles d’un aimant. À Voïla, grâce à Traian j’avais donc appris que mon corps d’enfant, et peut-être encore auparavant, avait été soumis, dans une clinique souterraine, à une manipulation dont je ne gardais aucun souvenir mais dont mes rêves futurs, avec toute leur imagerie effrayante, rendraient compte. J’ose lier mes cauchemars et les visiteurs, et les phénomènes épileptoïdes qui les accompagnent, ou peut-être le génèrent, au trajet hôpital – Policlinique – Voïla, sans avoir la prétention de former ne serait-ce qu’un des coins de l’immense puzzle. En revanche, j’espère assembler les pièces de ce coin-là grâce à ce que j’ai récemment appris au sujet du dompteur de rêves, Nicolae Vaschide – mais je n’en parlerai pas maintenant.

Et puis il y a la surface de ma vie, le trajet entre la maison et l’école, la certitude face aux barreaux derrière lesquels s’élève le grondement sourd de la bête. Et puis la banalité de mon univers et de mon être qui trouvent leur origine dans la gifle originelle : la soirée du cénacle durant laquelle mon poème La Chute a été déchu. Le verdict sans appel du grand critique, qui m’a noyé dans le manuscrit que j’aurais écrit autrement, si j’avais été placé au-dessus de lui, avec la pointe du stylo posée sur l’écriture inversée, léonardesque et cabalistique de celui qui (voilà, en cet instant même) barbouille avec les encres qui lui coulent dans les yeux une dérisoire Chapelle Sixtine. Mon univers, depuis lors, est celui dont nous faisons tous directement l’expérience : un univers de ruines et de dictature, un univers de peur, de faim et de sottise et de froid. Mais je me suis toujours demandé, avant de me plaindre de mon destin de professeur de roumain anonyme dans la ville la plus triste de la terre : l’écrivain célèbre, dont La Chute aurait été une élévation, aurait-il eu un solénoïde encastré dans les fondations de sa maison ? Aurait-il pu léviter, avec les poches lourdes de gloire ? Aurait-il découvert, lui qui aurait passé sa vie dans les réceptions, les colloques et les tournées, les piquetistes, et si oui, aurait-il été solidaire de leurs manifestations ? Les écailles de l’adulation publique seraient-elles tombées de ses yeux pour qu’il voie Virgil se faire écraser comme un cafard de cuisine sous la semelle de la grande déesse ? Mais les écrivains voient-ils jamais quelque chose ? Leurs portes peintes sur le mur infiniment épais de notre cellule de condamnés à mort s’ouvrent-elles jamais ?

En ce terrible soir du Cénacle de la Lune, non seulement la trajectoire de ma vie s’est scindée comme un tronc en deux énormes branches, ramifiées à leur tour à l’infini en des milliers de branches qui recouvrent toute l’étendue du réel, mais c’est le monde entier qui s’est divisé, mitose cosmique, fission universelle qui a engendré deux réalités infinitésimalement différentes au début, puis, avec le temps, de plus en plus étrangères l’une à l’autre. Je ne sais pas à quoi ressemble à présent son univers, alors que ne nous sépare peut-être rien qu’une membrane infiniment fine. Peut-être, là-bas, la dictature est-elle tombée depuis longtemps, peut-être une comète a-t-elle déjà tout anéanti, laissant des étoiles froides et de la poussière astrale derrière elle. Peut-être, ensuite, le paradis est-il descendu sur terre. Peut-être, dans le monde de l’écrivain éloigné et célèbre qui porte mon nom n’a-t-on jamais entendu parler de l’école 86, bien qu’elle existe également là-bas, aussi lointaine que les îles Marquises ou que les Hyades, avec son inutile cortège de maîtres comme des sarcoptes de la gale dans les souterrains de l’épiderme. De toute façon, il continue à écrire, à tatouer la peau des livres, les bourrant de choses belles et inutiles pour lesquelles les hommes l’admirent, comme ils admirent celui qui jongle avec dix assiettes ou celui qui soulève des haltères de centaines de kilos ou celle qui a les seins les plus gros. Tout comme la musique dans son ensemble, la peinture, la pensée, la prière et tout le discernement de son monde, ses livres restent à l’intérieur, ils sont inoffensifs et ornementaux, ils rendent la prison plus acceptable, la paillasse plus douce, le baquet plus propre, le gardien plus humain, la cognée plus tranchante et plus lourde.

Parfois, je pense que quelque chose me relie peut-être quand même, à chaque instant, si cela se trouve, comme les électrons connectés à distance, à mon jumeau si dissemblant, et parfois je crois que ces ponts entre nous sont les rêves. Peut-être nous y retrouvons-nous, peut-être que certaines nuits il ouvre lui aussi brusquement les yeux pour regarder dans les yeux un visiteur, en même temps que moi qui suis au-delà de la membrane, peut-être que lui aussi devient triste et désorienté pour toute la journée, après le rêve épileptoïde où son crâne vole en éclats, soufflé par une tornade dorée. Ou peut-être qu’avec un autre monde on lui a donné aussi d’autres rêves, aussi faux et dignes de mépris, dans lesquels il reçoit des prix internationaux, est adulé par les femmes qui font la queue au pied de son lit, et il regarde de haut, juché sur son piédestal, devenant sa propre statue qui domine une ville propre, civilisée, aseptique, une Brasilia-sur-Dâmboviţa… Enfin, je pense parfois que, à force de creuser pendant des décennies mon grand tunnel d’évasion, rejetant derrière moi, comme une taupe métaphysique, des mètres cubes de terre, j’arriverai finalement, comme un malheureux et hirsute abbé Faria, non pas dans le divin espace extérieur sous ces cils infinis, mais dans sa cellule à lui, qui est aussi suffocante, qui empeste autant le chou avarié, qui provoque autant le sentiment de claustrophobie, qui est autant enterré au cœur de la cité gigantesque que ma propre cellule. Il ne nous resterait alors qu’à nous prendre dans les bras et à pleurer, puis à pourrir comme ça, deux squelettes qui s’étreignent dans des chiffons en morceaux, comme les petites croûtes et les pattes de mouches desséchées dans les toiles d’araignées. Toutes les différences entre le succès et l’échec, la vie et l’art, les édifices et la ruine, la lumière et l’obscurité, annihilées par le temps exterminateur, le temps qui ne fait pas de prisonniers. »

Demain je passerai au chapitre 37. Hâte de retrouver la splendide Florabela du début du livre. Ce chapitre est le micro-roman de la vie de Nicolae Vaschide, « l’homme qui rêvait délibérément et avec méthode », élève d’Alfred Binet et très étrange homme de science. J’y découvre aussi l’histoire de sa descendance dont le dernier fabuleux exemplaire est son arrière-petite-fille, la torride Florabela, professeure de mathématiques. Un soir, le narrateur et Irina sont invités chez elle, et c’est à cette occasion que son histoire se déploie dans le livre. A la fin du chapitre, les deux se rendent aux marges de Bucarest pour aller voir le fameux « crâne » de Ferentari… Je me couche sur cette dernière vision. Je me demande quels seront mes rêves. Il est 23h45. 

A suivre