Le Monde : Une ode aux enfants soviétiques devenus grands

Lemonde papier

couv bastovoi

Et pour épargner vos yeux… La version du site internet du Monde

De la petite République de Moldavie, ex-confetti de l’empire soviétique et soeur siamoise de la province roumaine du même nom, on ne connaît en France que de rares écrits. Le violent poème Km 7 de la dramaturge Nicoleta Esinencu a été publié, l’an dernier, dans le recueil collectif Odessa Transfer. Chroniques de la mer Noire (Noir sur Blanc). Quelques romans en langue roumaine ont été traduits en français : Je suis une vieille coco, de Dan LunguChewing-gum, de Lucian Teodorovici, ou Pas question de Dracula, de Florin Lazarescu (tous trois chezJacqueline Chambon). Mais ces trois auteurs sont d’Iasi, ils sont des « Roumains de Roumanie »…

Savatie Bastovoi, lui, est né à Chisinau, la capitale de la Moldavie. Les lapins ne meurent pas est donc le premier roman moldave publié en français – le premier depuis l’indépendance (1991) de ce pays déshérité. On y trouve des lapins, bien sûr, mais aussi beaucoup de forêts et pas mal de Lénine. Le héros est un gamin de la campagne, un écolier des années 1980, époque où les gentils soldats de l’Armée rouge « fraternisent avec les gens simples d’Afghanistan », qui leur racontent« en faisant des signes » l’inhumaine « cruauté du capitalisme », ce « corbeau noir » qui rêve d’écarteler la « colombe de la paix ».

Né en 1976, Savatie Bastovoi a connu cette époque. Son père, professeur de philosophie, lui a inculqué – non sans succès, dans un premier temps – ses propres convictions d’athée scientifique. Mais le futur écrivain, qui a fait une partie de ses études à Iasi et une autre à Timisoara, dans la Roumanie de Ceausescu, a probablement lu Cioran et, très certainement, Ionesco. Sa manière de restituer la propagande stalinienne, martelée dans les écoles tant moldaves que roumaines, n’est en rien dogmatique : elle relèverait plutôt de la poésie de l’absurde. Le titre du roman est d’ailleurs extrait d’un des dialogues, ubuesques et farfelus, entre le garde forestier Makarici et une figure imaginaire de Vladimir Ilitch (Lénine), les deux personnages se disputant avec véhémence au sujet des lapins et de leur nature présumée éternelle. C’est qu’on se bagarre sans cesse, dans ce livre. Contre sa propre conscience, le plus souvent.

Sasha, héros principal du récit, est un élève malheureux : à travers ses efforts maladroits (et vains) pour « bien faire » à l’école, se révèlent la brutalité et la grossière inattention à l’égard des enfants, dont font preuve les enseignants d’alors, effrayants gardes-chiourmes à la taloche facile. Bastovoi a lui-même souffert de l’arbitraire des adultes quand il était lycéen : à la demande d’un enseignant, le jeune Stefan (il prendra plus tard le prénom de Savatie) a été interné dans un hôpital psychiatrique. Il a tiré de cette expérience un recueil de poèmes, « Un Valium pour Dieu » (non traduit), dont la publication lui apportera un début de notoriété. Le jeune héros de son roman, lui, sait à peine écrire.

Enfermé dans la pauvreté de sa langue, Sasha ne trouve de paix que dans la forêt. Il s’imagine que Dieu y a taillé, en douce, une échelle secrète pour monter au ciel. Mais ses rêves tournent court. Roman sombre, Les lapins ne meurent pas est dédié aux « enfants soviétiques devenus grands ». Il diffuse pourtant une puissante lumière : celle d’une écriture formidablement charpentée et fine. En témoignent les courts passages, qui viennent s’incruster, telles des énigmes, dans le récit principal : une petite fille et son père marchent dans la campagne et, dans leurs yeux, on contemple « un large horizon de fleurs jaunes et orange, dont les feuilles descendaient jusqu’au sol, douces comme des bonbons ». Devenu prêtre en 2002, Savatie Bastovoi vit dans un monastère ; il dirige une maison d’édition et enseigne l’iconographie au séminaire de théologie de Chisinau.


LES LAPINS NE MEURENT PAS (IEPURII NU MOR) de Savatie Bastovoi. Traduit du roumain (Moldavie) par Laure Hinckel. Jacqueline Chambon, 300 p., 22 €.

Catherine Simon

 

L’année commence bien… avec un nouveau livre!

Oui, elle commence très bien avec la sortie du premier roman de Savatie Bastovoi, premier romancier moldave à être publié en traduction française depuis 1989!

La Moldavie? C’est quoi? C’est où, me direz-vous?

Eh bien, c’est juste à l’est de la Roumanie, de l’autre côté de la rivière dont le nom fait dérailler les présentateurs télé quand ils doivent le prononcer (la Prut se jette dans le Danube à quelques kilomètres de la Mer Noire).

C’est un petit pays de collines et de vignes.

Un beau pays mal connu.

On y parle le roumain, une langue roumaine sertie de régionalismes savoureux et au lexique façonné au contact prolongé de la langue russe.

On y parle aussi le russe, l’ukrainien… Savatie Bastovoi, poète, romancier, fait d’ailleurs aussi des traductions du russe…

Alors voilà, 2012 commence avec la joie de voir une de mes nouvelles traductions publiée par les éditions Jacqueline Chambon:

Les lapins ne meurent pas - Savatie Bastovoi

BONNE ANNEE 2012 à TOUS!

 

L’Echo Républicain : Profession traductrice

 

Que font deux traductrices quand elles se rencontrent?
Elles parlent de traduction!

Et quand elles le font devant un public attentif, curieux, qui pose des questions…elles dévoilent des aspects intéressants de leur travail.
La salle d’exposition de la librairie L’Esperluette à Chartres était pleine à craquer mercredi soir pour la rencontre croisée entre Olivier L’Hostis, Elena Balzamo et moi. La soirée fut belle.
Personnellement, j’ai beaucoup aimé le moment où Elena Balzamo a choisi, à la demande d’Oliver L’Hostis, une des lettres de Strindberg. La traductrice a lu une missive que l’auteur suédois envoya à ses parents alors qu’il n’avait que 9 ans (à l’époque, c’était chose commune, que d’écrire à ses parents même bien avant cet âge-là). Quelques paragraphes charmants qui ne laissent pas augurer du caractère de chien qui sera celui de l’auteur adulte… Puis une seconde lettre, rédigée à 12 ans à l’adresse de son frère et dans laquelle tout son talent de futur dramaturge éclate de manière évidente. Il faut lire cette fameuse lettre annonçant au frangin le décès de leurs parents…
Puis on m’a demandé de lire un passage de L’Aile tatouée. J’ai choisi d’illustrer la vision de Cartarescu qui se souvient de l’enfant d’une dizaine d’années qu’il était et qui rêvait, observant l’interieur d’une télévision tombant très souvent en panne et que le réparateur venait opérer sur la table de la salle à manger : « une fois le dos retiré, c’était une ville étrange qui nous était dévoilée, fascinante (…) Des terrasses et des esplanades chargées de constructions de verre fumé, chacune bien fixée sur son socle. Des coupoles étincelantes, des réseaux de câblage souterrains, des piliers de céramique où luisait le code des couleurs, des mécaniques compliquées  avec un coeur de ferrite (…) Dans la ville sous la carcasse de contreplaqué existaient sans doute des bâtiments et des coupoles où les services secrets avec de minuscules fonctionnaires contrôlaient le trajet de chaque quantum d’énergie, sculptant l’information d’après des critères occultes, modelant et modulant ses méandres jusqu’au méconnaissable. Jamais entre l’esprit et le monde n’avait existé un intermédiaire aussi rusé, traitre et empoisonné, une fenêtre vers les choses aussi semblable à un hachoir. »

Un autre extrait ici, mis en ligne par les éditions Denoël.

Et voici l’article publié vendredi 5 février dans l’Echo Républicain :IMAGE0001-copie-5.JPG