Depuis lors, le garçon avait peur des statues

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

3 avril 2020

De la définition du terme halat : blouse, peignoir, peignoir de bain, voire robe de chambre, robe d’intérieur, ou, soyons fous comme chez Colette, des saut-de-lit – tout dépend du contexte et de la couleur. Ici, à ce point de l’histoire, il s’agit de ces blouses d’hôpital fournies aux jeunes accouchées.

Je suis loin des peignoirs de soie, mais en revanche, il y a un parent de ce halat qu’on retrouve souvent dans les scènes des milieux populaires: c’est le capot. Le mot roumain est arrivé dans la langue par le français et l’italien et, comme souvent, il a voyagé parce qu’il décrivait suffisamment bien une réalité: le capot est un vêtement féminin, long et sans forme. Une capote, quoi…

De la définition de « salon »… d’hôpital. Au fil des traductions je continue de chercher. Peut-on parler en français de « salle » d’hôpital pour faire comprendre qu’il s’agit d’une chambre pour les malades? Autrefois, comme à l’hospice de Beaune par exemple, on parlait semble-t-il de « salle ». Cela ne me semble pas très convaincant… 

Mais ce ne sont que des échos de l’arrière-cuisine de la traduction. Ce qui compte, c’est la beauté de ce texte de Mircea Cărtărescu, qui saisit avec tellement de vérité ce qu’un petit enfant éprouve. Comme par exemple à la page 71 (version française), quand  Marcel va voir sa petite sœur Isabel à la maternité et reste en plan devant un moulage anatomique:

Quand Isabel était venue au monde, le garçon avait déjà cinq ans. Papa l’avait emmené à la maternité pour qu’il voie sa petite sœur. Là-bas, il avait vu une grande salle, avec de nombreux lits blancs en fer et dans chacun d’eux se trouvait une femme en blouse à motifs bleus, avec un tout petit enfant dans les bras. Il avait soufflé de soulagement en voyant que les femmes étaient entières, comme celles de la rue, après que, dans le couloir, juste à l’entrée de cette salle, il avait été stupéfié par une sorte de statue très colorée : une femme en plâtre coupée en deux, si bien que, dans sa tête, on voyait le cerveau coupé lui aussi en deux, un œil rond comme une bille et la langue entre les mâchoires fendues, et, dans la poitrine, les poumons et le cœur tranchés eux aussi, et même toute la colonne vertébrale fendue dont on voyait la moelle entre les vertèbres. Tous les éléments avaient été peints de couleurs pâles, avec du bleu et du rouge et du jaune, et ils luisaient comme les murs laqués de l’hôpital. C’était ce qu’il avait vu aussi à la boucherie, devant les moitiés de porcs pendues à des crochets. Le ventre de cette femme coupée en deux était très grand, et à l’intérieur se pelotonnait tête en bas un petit enfant, seul à en réchapper entier. Il était rond comme un galet, lisse et gracieux dans tous ses traits, sommeilleux et doux. Marcel avait attendu pas mal de temps dans le couloir pendant que son papa, qui n’était déjà qu’une esquisse fugace et trouble, avait disparu dans les méandres du bâtiment, et il avait pensé à l’atroce façon que les enfants avaient de venir au monde : les mamans, ces personnes avec des seins et des cheveux longs, étaient donc fendues de la tête aux pieds pour que l’on en retire l’enfant, comme on ouvre en deux un abricot pour arriver à son noyau foncé.

Depuis lors, le garçon avait peur des statues.

Le thème des statues, un grand thème dans l’œuvre de l’auteur. 

20h00.

2600 signes arrachés avec difficulté à mon esprit lourd et dispersé.

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Glaçons et franges de glace

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

16 mars 2020

Le salon du livre de Paris est annulé! Je n’y croyais pas. Ce soir, j’ai eu bien du mal à reprendre le fil de ma traduction après avoir vu que les gens se précipitaient dans les magasins par peur de manquer.

*

Dans Melancolia, c’est le plein hiver, pas comme dehors en ce moment. J’ai ce mot, ţurţure, pluriel de ţurţur, à prononcer tsoutsouré.

Comme caraghios, rencontré un peu plus haut, je le trouve magnifique, ce mot.

Photo L.H.

Il n’est pas facile à traduire, quand il s’agit du « petit bloc de glace de forme allongée et légèrement pointue qui se forme sur les branches ou au bord des gouttières lorsque l’eau qui s’écoule gèle immédiatement », comme dit à peu près le dictionnaire roumain. Car il ne semble pas que nous ayons en français un mot particulier pour ces décorations naturelles… Dans cette note du journal de Solénoïde, j’ai évoqué son autre sens de « frange », et c’est à lire ici.

Le mot ţurţur ne semble pas avoir d’étymologie connue. Tout au plus est-il rapproché de mots évoquant les décorations  – et on en revient aux franges… Des « franges de glace » au toit des chalets, ça pourrait être joli dans un texte, mais un texte sur Chamonix… 

J’ai fini par traduire par « glaçon », puisque dans ma phrase, ce qui compte, c’est le froid glacial et effrayant de la petite main d’Isabel. Et je dois oublier la douce prononciation de ce ţurţur qui aurait presque la morphologie d’une tourterelle…

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Une comptine sur quatre pieds, au lendemain d’un ballet

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

11 mars 2020

J’ai en tête et j’ai dans les yeux et même un peu dans le corps le superbe ballet de Malandain, vu hier soir au théâtre de Chartres. Page 73 de Melancolia, je croise une autre mélodie, toute simple, celle d’une comptine à dire en faisant des gestes précis:

Trece doamna prin salon / și apasă pe buton

Une mémé dans le salon / qui appuie sur le bouton

Source gallica.bnf.fr / BnF

Il faut imaginer quatre temps, quatre stations légères que celui qui chante exerce du bout du doigt sur le visage de l’enfant: le front, la pommette droite, le menton, la pommette gauche; puis il recommence et à la fin, très vite, « driing » en posant le doigt sur le bout du nez. L’effet de surprise fait rire aux éclats le petit enfant!

Ces quelques mots de ma traduction me font revivre le jour où j’ai adapté pour ma fille tout bébé cette formulette roumaine si populaire. Et voilà que j’en  place* une partie dans Melancolia, au cœur d’un si beau passage que c’est presque un crime d’en extraire des morceaux. Ce serait comme démantibuler un beau jouet aux proportions harmonieuses.

Alors voici le passage en entier:

Ensuite, la nuit tombait et il devait réveiller Isabel, brûlante et ensommeillée, parce qu’il leur fallait de nouveau manger quelque chose. Les parents leur disaient ensuite bonne nuit, ils les embrassaient sur le front ou sur les joues et ils quittaient la chambre comme s’ils

 n’avaient jamais existé. Derrière eux, la porte se claquait sans intervention humaine, comme quand il y avait un courant d’air. Dessous, il restait toujours un trait de lumière éclatante comme une lame de sabre. Mais les enfants ne se couchaient pas. Alors seulement commençait leur vie secrète. Car à peine la porte était-elle fermée, que la petite fille courait dans le lit de son frère où ils se roulaient en boule sous la couverture pour s’amuser ensemble et pouffer de rire. Jamais ils ne se sentaient plus heureux, pas même quand ils jouaient avec leurs joujoux. Le frère tirait les cheveux de sa sœur quand elle s’y attendait le moins, il riait de ses protestations, il lui touchait du bout du doigt le menton, l’oreille, le front en lui chuchotant : « Une mémé dans le salon, qui appuie sur le bouton », et le dernier mot tombait sur le bout du nez. Ou alors, il lui faisait la petite bête qui monte, avec deux doigts sur son petit corps recroquevillé qui faisait semblant d’avoir peur, avant même qu’il ne commence : « La p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte, et qui te mangera ! », puis il lui chatouillait le ventre ou l’épaule : « Et ici, et ici ! » Ils riaient à en transpirer, s’efforçant de ne pas faire trop de bruit, pour que leur jeu ne soit pas interrompu. Le garçonnet contemplait sa petite sœur avec émerveillement. Pour lui, elle était la seule créature qui existait pour de vrai dans le monde. Cela lui plaisait tellement qu’elle ait des yeux noirs et vraiment d’une taille inhabituelle, on aurait dit rien qu’une pupille, cela lui plaisait qu’elle ait les cheveux plus foncés que les siens et que, en

 tout, elle soit plus noiraude, ses petits doigts l’amusaient, il les prenait entre les siens et il les faisait bouger, ébahi, dans tous les sens, il la faisait rire pour voir ses petites dents crénelées. Sa sœur, qui parlait pourtant de manière courante et correcte, ne savait pas prononcer les « r » et cela le ravissait. Il la taquinait, il se moquait d’elle, mais la petite ne se fâchait pas, parce que Marcel était lui aussi, pour elle, le seul être réel, tandis que le monde alentour était brume, vent et questionnement.

La deuxième comptine, celle de la « petite bête qui monte » subit une plus forte adaptation. Dans l’original, Gogoriţă, und‑te duci? La Isabel, s‑o mănânc! Și de unde‑o s‑o apuci? c’est un dialogue qui s’instaure: Petite bête où vas-tu? Chez Isabel, la manger! Et par où tu commences?

J’ai préféré la formule française. Une autre tentative aurait parue forcée puisque le jeu est décrit et que tout lecteur français s’attend à entendre de nouveau, comme dans son enfance, la p’tite bête qui monte…

Je me sens bien dans la bulle de ces deux petits enfants, car hier soir, la peur a pris la couleur bleue des masques sur le visage de plusieurs spectateurs. On ne voyait qu’eux dans la grande salle à l’italienne.

 

* Ma version dans la vraie vie fait trois tours de frimousse :

Une mémé en robe marron

fait le tour de son salon

et appuie sur le bouton,

Driiing!

 

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Plus désirable que le bonheur, parce que plus durable

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

10 mars 2020

Source gallica.bnf.fr / BnF

Mais comment écrit-on des choses aussi belles et douloureuses? Aussi vraies que l’amour d’un frère et d’une sœur, deux tout petits enfants inséparables et qui voient le monde depuis l’intérieur de leur bulle.

Comme dans la première nouvelle, tout est fragile, léger, délicat dans cette écriture qui semble aller sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les enfants. 

Je manie avec attention une phrase comme celle-ci : 

Erau două suflări de vânt numite mama și tata, așa cum poate că‑i văd pe oameni pisicile și păsările cerului. 

En moins de deux elle pourrait se transformer en phrase pleine de « qui » et de « que ».

Finalement je dépose :

C’étaient deux souffles de vent nommés maman et papa, et peut-être les chats et les oiseaux du ciel voient-ils les gens ainsi.

*

Le mot caraghios. Quel mot appétissant. Il faut le prononcer « karaguios » en roumain, mais les locuteurs de turc reconnaîtront le Karagueuz (forme francisée de Karagöz qui veut littéralement dire « yeux noirs »), le nom de ce bouffon du théâtre d’ombre traditionnel…

Je dis appétissant parce que j’aime sa prononciation. J’ai ma petite liste de mots qui me plaisent pour le bruit qu’ils font à mon oreille. C’est aussi un des premiers mots roumains que les étrangers apprennent pour l’entendre à tout bout de champ, car tout, alors, devient caraghios : leur accent en roumain, leur façon d’être, et pour eux, nombre de réalités locales s’avèrent caraghioase.

Tout ça pour dire que caraghios peut vouloir dire aussi bien amusant, cocasse, burlesque, rigolo que bizarre, étrange, ridicule.

Marcel imita nu numai fiecare voce a fiecărei păpuși și a leilor și urșilor și purceilor de cârpă, ci și pocnetul puștilor, ciocnirea săbiilor, strigătele de agonie, totuși caraghioase, ale celor ce mureau ca să învie la loc a doua zi.

Marcel imitait non seulement les voix des poupées et des lions et des ours et des cochons de chiffon, mais aussi le claquement des pistolets, le choc des sabres, les cris d’agonie, cocasses encore, de ceux qui mouraient pour ressusciter le lendemain.

Cocasse a ce double sens de drôlerie pouvant verser dans le ridicule. Tant mieux.

*

Les deux enfants lisent tête contre tête de grands livres illustrés et puis le soir arrive :

Et alors tout semblait soudain figé, pris dans l’ambre comme les insectes et les fleurs anciennes, invariable et impérissable et très triste, et pourtant plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Voilà. …plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Vous n’avez pas le cœur serré, vous?

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Par les chemins noirs de son imaginaire

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

9 mars 2020

Et j’ouvre le texte intitulé Les Renards.

*

Il est 22h35, je n’ai pas fait plus de 2435 signes aujourd’hui. Ma vie de traductrice est la vie de tous les parents qui travaillent. J’ai passé presque deux semaines à me concentrer sur Parcoursup et sur la recherche d’une nouvelle résidence universitaire. Plus tout le reste. Et aujourd’hui, les plages de concentration ont été entrecoupées de mails et de coups de fil à passer.

Vers la fin des Ponts, je voulais noter quelque chose au sujet du « crayon-encre ». Je me suis souvenue que j’ai écrit à ce sujet dans un chapitre de mon journal de Solénoïde, Les énormes rouages du temps crissent sur ce grain de sable! publié en octobre 2019…, à retrouver ici ou en cliquant sur le titre de la note ci-dessus. J’aime retrouver dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu, d’un livre à l’autre, des thèmes, des objets, des couleurs: je parcours son imaginaire, par les « chemins noirs » de sa carte mentale (tiens, je pense à Sylvain Tesson!) .

Source gallica.bnf.fr / BnF

Première page des Renards, il est question d’une couleur et de bleus. Les bleus sont des coquards et ce qui est violet pourrait être bleu foncé… et au milieu de tout ça, j’ai un son « v » qui est bon pour se transformer en « part des anges »…

En roumain : 

Trăiau odată, într‑un oraș îndepărtat, în care casele păreau vânătăi pe pielea palidă a cerului, doi frăţiori, Marcel și Isabel. Marcel avea opt ani și deja mergea la școală. Isabel era o fetiţă de trei ani. Trăiau într‑o casă cu ziduri vinete, ca toate celelalte (…)

L’histoire commence par « Il était une fois », je sens bien que l’auteur nous prend par la main pour le temps d’un conte violet. Quoique, chez Mircea Cărtărescu, comment discerner ce qui est de l’ordre du violet, c’est-à-dire fantastique, de ce qui est de l’ordre du réalisme?

Marcel et Isabel vivaient « dans une ville lointaine où les maisons faisaient comme des bleus sur le teint pâle du ciel ».  Ils vivaient « dans une maison aux murs violets« .

L’auteur utilise deux mots roumains ayant la même racine: le pluriel du substantif vânătaie et juste après, vinete, le pluriel du neutre vânăt. J’aurais bien voulu avoir deux mots justes, en français, commençant par un « v »!

Il est évident que je ne pouvais pas m’amuser à écrire autre chose que ce qui est écrit. Il se trouve qu’en français une ecchymose est un « bleu », pas une tache « violette » comme en roumain, c’est comme ça.

En ce qui concerne le second mot, si j’avais traduit pour une revue de décoration, j’aurais pu écrire « une maison aux murs aubergine », car c’est à la mode d’écrire comme ça!  Je n’ai pas assez de documentation sous la main pour comprendre pourquoi la langue roumaine a formé le nom de ses aubergines (o vânătă) sur le latin venetus qui signifie « bleu azuré »…

Est-ce à cause de la mauvaise réputation de la couleur violette? A cause de sa tardive identification dans le spectre des couleurs?

En tout cas, il ne me semble pas du tout anodin que cette nouvelle commence sous les augures de cette couleur ambivalente, entre force de l’esprit et force des esprits…

 

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