Etre à sa place. Et le savoir. Mes Carnets de Solénoïde remis en ligne!

En 2019, je publiai ici chaque jour et pendant plusieurs semaines mes Carnets de traduction du roman Solénoïde. Puis je crus que je pourrais publier ce travail après avoir été très encouragée par de nombreux lecteurs et par l’auteur lui-même, Mircea Cărtărescu.

Mais un seul jugement acerbe et violent me remit à ma place: je n’étais pas de ces personnes dignes de recevoir ne serait-ce que quelques conseils éditoriaux qui auraient permis d’améliorer l’ensemble afin de le publier. Non, il fallait me faire sentir que je n’étais vraiment pas à ma place.

Je tire enfin, aujourd’hui, une petite leçon morale de cet épisode mortifiant: il m’a fait prendre conscience qu’il existe sans doute autant de versions du plafond de verre qu’il existe d’individus sur terre. Le plafond de verre que j’ai heurté un jour d’été en 2020 a pris la forme de semences de cordonnier. La malheureuse lettre de refus aurait pu se contenter de n’être que cela, une lettre de refus inoffensive et banale. Il a fallu que son autrice qualifie les textes de mes Carnets de « travail de cordonnier ». De l’art de transpercer à la fois une malheureuse candidate à la publication et ces pauvres artisans qui n’ont rien demandé.

J’ai brisé mon plafond de verre personnel, car aujourd’hui je me sens libre de m’exprimer et d’expérimenter.

J’ai publié un livre, dans un domaine inattendu pour moi-même, puisqu’il allie texte et photographie et que je m’y suis sentie entièrement libre.

Je continue d’écrire dans mes Carnets de traduction. Ils éclaireront, le moment venu, le lecteur de l’œuvre gigantesque qu’il m’a été donné de traduire.

Aujourd’hui je remets en ligne ces chères pages de carnet qui peuvent accompagner la lecture de Solénoïde, et qui sont tout simplement le reflet de ma vie de traductrice. 

Par les chemins noirs de son imaginaire

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

9 mars 2020

Et j’ouvre le texte intitulé Les Renards.

*

Il est 22h35, je n’ai pas fait plus de 2435 signes aujourd’hui. Ma vie de traductrice est la vie de tous les parents qui travaillent. J’ai passé presque deux semaines à me concentrer sur Parcoursup et sur la recherche d’une nouvelle résidence universitaire. Plus tout le reste. Et aujourd’hui, les plages de concentration ont été entrecoupées de mails et de coups de fil à passer.

Vers la fin des Ponts, je voulais noter quelque chose au sujet du « crayon-encre ». Je me suis souvenue que j’ai écrit à ce sujet dans un chapitre de mon journal de Solénoïde, Les énormes rouages du temps crissent sur ce grain de sable! publié en octobre 2019…, à retrouver ici ou en cliquant sur le titre de la note ci-dessus. J’aime retrouver dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu, d’un livre à l’autre, des thèmes, des objets, des couleurs: je parcours son imaginaire, par les « chemins noirs » de sa carte mentale (tiens, je pense à Sylvain Tesson!) .

Source gallica.bnf.fr / BnF

Première page des Renards, il est question d’une couleur et de bleus. Les bleus sont des coquards et ce qui est violet pourrait être bleu foncé… et au milieu de tout ça, j’ai un son « v » qui est bon pour se transformer en « part des anges »…

En roumain : 

Trăiau odată, într‑un oraș îndepărtat, în care casele păreau vânătăi pe pielea palidă a cerului, doi frăţiori, Marcel și Isabel. Marcel avea opt ani și deja mergea la școală. Isabel era o fetiţă de trei ani. Trăiau într‑o casă cu ziduri vinete, ca toate celelalte (…)

L’histoire commence par « Il était une fois », je sens bien que l’auteur nous prend par la main pour le temps d’un conte violet. Quoique, chez Mircea Cărtărescu, comment discerner ce qui est de l’ordre du violet, c’est-à-dire fantastique, de ce qui est de l’ordre du réalisme?

Marcel et Isabel vivaient « dans une ville lointaine où les maisons faisaient comme des bleus sur le teint pâle du ciel ».  Ils vivaient « dans une maison aux murs violets« .

L’auteur utilise deux mots roumains ayant la même racine: le pluriel du substantif vânătaie et juste après, vinete, le pluriel du neutre vânăt. J’aurais bien voulu avoir deux mots justes, en français, commençant par un « v »!

Il est évident que je ne pouvais pas m’amuser à écrire autre chose que ce qui est écrit. Il se trouve qu’en français une ecchymose est un « bleu », pas une tache « violette » comme en roumain, c’est comme ça.

En ce qui concerne le second mot, si j’avais traduit pour une revue de décoration, j’aurais pu écrire « une maison aux murs aubergine », car c’est à la mode d’écrire comme ça!  Je n’ai pas assez de documentation sous la main pour comprendre pourquoi la langue roumaine a formé le nom de ses aubergines (o vânătă) sur le latin venetus qui signifie « bleu azuré »…

Est-ce à cause de la mauvaise réputation de la couleur violette? A cause de sa tardive identification dans le spectre des couleurs?

En tout cas, il ne me semble pas du tout anodin que cette nouvelle commence sous les augures de cette couleur ambivalente, entre force de l’esprit et force des esprits…

 

Rendez-vous demain, même heure, et n’hésitez pas à laisser un commentaire!

 

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