Atelier de traduction à Bruxelles

Samedi 3 mars, en marge du salon du livre de Bruxelles, l’ICR organisait un atelier de traduction. Je m’y suis rendue, car cela m’intéressait de travailler sur le dernier roman de Dan Lungu intitulé « En enfer toutes les ampoules sont grillées ».

Un régal de cogiter à plusieurs sur les questions que pose un texte littéraire quand il s’agit de le traduire.

Dès le titre, le roman de Dan Lungu pose un problème insoluble à notre confrère Jan Willem Bos (Pays Bas) qui ne voit pas comment trouver un mot équivalent à « ampoule » car dans sa langue, le seul terme existant est excessivement technique…

Nous avons un peu discuté aussi sur les différents synonymes choisis par Dan Lungu pour évoquer l’épouse de son narrateur au lever, un dimanche matin… Le héros du roman ne reconnaît tout simplement pas celle qu’il épousa quelques années plus tôt. Sous le coup de la surprise, il parle entre autres de « făptură » et de « creatură » mais aussi de « fiinţă »… Les trois mots viennent du latin et sont assez transparents mais nous découvrons tout un éventail de nuances.

« Creatura », en latin, c’est la création comme résultat supposant un créateur, un fondateur. La définition roumaine reprend ce sens-là d’ « être vivant » par rapport à son créateur et donne à ce terme une nuance péjorative assez évidente de marionnette ou de poupée. Bref, dans l’esprit du narrateur, ce qui se trouve allongé là dans mon lit est doté de capacités cognitives mais allez savoir si ça a une volonté propre ou si ça ne va pas se transformer en autre chose…

En français aussi on peut choisir d’utiliser le terme de « créature » pour désigner une femme et on exprimera ainsi un certain mépris, de la jalousie peut-être ou tout simplement, on signifiera l’étrangeté… jusqu’à utiliser ce mot pour parler de « créatures extraterrestres »….

Dans le dictionnaire bilingue, la définition commence par « créature » et donne ensuite seulement le mot « être ».

Or, dans le texte du romancier roumain, c’est bien un sentiment d’étrangeté que le narrateur éprouve à l’égard de la femme qui partage son lit. Elle lui semble tombée du ciel… ou surgie des enfers.

« Factura », toujours en latin, c’est ce qui est fabriqué, c’est l’œuvre. D’où la définition roumaine de « făptură » qui donne à la fois l’être, la chose vivante mais insiste aussi sur l’aspect extérieur, la conformation, la structure et donne également la nature.

Dans le dictionnaire bilingue, la définition commence par  « être »  et donne ensuite seulement le mot  « créature » … Vive les dico bilingues!

Dan Lungu utilise un troisième mot quasi synonyme !

Fiinţă.

Là encore, le mot vient du latin, d’une forme de « facio », « être fait », « se produire », « être » tout court. Ça se corse.

En français, on se retrouve avec deux mots seulement pour trois notions : être et créature pour fiinţă, făptură et creatură. Je tire de derrière les fagots le mot « personne » qui prouve bien qu’il y a quelqu’un derrière le texte traduit… Une pirouette pour nous en sortir, avant de nous trouver nez à nez devant le texte entier du roman. Là, nous aviserons.

Notre discussion dans le salon blanc et ensoleillé donnant sur un jardin bruxellois impliquait 5 traductrices et traducteurs ayant une expérience différente de la traduction.

Aucun de nous ne s’est amusé à rendre sur le champ une version tenant la route car ce n’est pas l’enjeu direct de ce type de rencontres de traducteurs. Mais nous nous sommes posé des questions… Nous avons réfléchi au sens du texte et à sa facture littéraire, nous avons fait un travail de lecteur expert car c’est là que se trouve le cœur de notre métier.

Finalement, quelles furent nos conclusions ?

Dan Lungu utilise avec finesse ces trois mots en fonction du degré d’étrangeté ressenti par son héros. A chacun de nous d’en capter les couleurs pour les peindre dans sa langue…

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De gauche à droite: Dan Lungu, Nicoleta Esinencu et Jan Willem Bos.

©Photo Laure Hinckel

 

 

Parlons en langues à Venise

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La session d’ateliers de traduction organisée par l’Institut culturel roumain dans le charmant palais de sa filiale vénitienne se termine, en ce vendredi 9 juillet.

Au balcon du palazzo Correr-Contarini, dans le sestiere de Cannaregio, les traducteurs parlent en langues.

 

De gauche à droite, Aronne Mapelli est un jeune traduicteur en italien; Florin Bican organise des bourses pour les jeunes traducteurs; Joanna Kornas-Warwas transporte la littérature roumaine  dans sa langue natale, le polonais; Ileana Maria Pop commence à traduire en italien, comme Roberto Merlo. Dana Bleoca est une des responsables du centre national du livre roumain, Serafina Pastore est une autre jeune traductrice en italien. On reconnaît l’écrivain, la poétesse Simona Popescu, on aperçoit le raffiné Giovanni Magliocco, un traducteur et poète et puis l’exubérant Danilo De Salazar. A côté de lui, le traducteur en hongrois d’un très beau roman comique de Ioan Grosan. Il s’appelle Mihaly Lakatos. Enfin, à la fenêtre de droite, voici Lora Nenkovska, traductrice en bulgare.

Sur la photo, manquent   le talentueux Gerhardt Csejka, traducteur en allemand, notamment, de Mircea Cartarescu; manque aussi Jan Willem Bos, qui fait de même en néerlandais. Any Shilon traduit en hébreux et Jan Cornelius est un traducteur de Dan Lungu. Nous venons de travailler chacun dans notre langue sur le même roman de Dan Lungu : Comment oublier une femme. Et nos deux traductions sortiront à l’automne. Anita Natascia Bernacchia, Maria Luisa Lombardo et Mauro Barindi devaient être en train de parler de lexique et d’équivalences, pour ne pas s’être pressés au balcon…. C’était aussi le cas de Dan Lungu, qui répondait à un interview…

Et  moi, bien sûr, traductrice en français, je suis l’oeil de cette rencontre.

Au fait, vous avez remarqué une chose?

Langue est l’anagramme de lagune…

Je ne trouve pas étonnant que nous soyons réunis sur la lagune pour déployer l’éventail de nos idiomes autour de notre langue roumaine commune…

Et je rajoute ici la photo …. de la photographe en train de photographier… Merci Ileana Pop qui a pris le cliché!

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Caragiale, Les Craïdons

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Cette échoppe est doublement intéressante. Il y a d’abord la plaque: « Dans cette maison le poète Mihai Eminescu a oeuvré en tant que rédacteur en chef du journal Timpul en 1880-1881 ». Mihai Eminescu est LE grand poète romantique roumain.

Et puis l’enseigne:  « Craii de Curtea Veche »… Elle m’a intriguée. Elle arbore  le titre d’un livre immensément célèbre de la littérature roumaine. Mateiu Caragiale raconte les aventures de trois compères dans un style aux sonorités si envoûtantes qu’on en mémorise avec facilité des passages entiers.

J’ai traduit quelques extraits de ce roman dans une anthologie  de textes publiée ce printemps par l’Institut culturel Roumain à l’occasion du Salon du Livre de Paris.

Je vous en propose un passage :

« Elle vivait encore, mais dans l’oubliance, la célèbre Sultana Negoianu ; comme incarnation seconde, fruit d’un sortilège, elle avait été contrainte à se survivre, la fière amazone qui en peu d’années était parvenue, et ce n’était alors pas chose aisée, à scandaliser, par sa luxure, les principautés encore désunies. Je connaissais son passé, l’énigme du troublant sourire de son portrait m’avait donné envie de l’étudier –ce tumultueux passé qui avait ployé de honte le nom de la grande lignée dont elle demeurait l’unique et dernière descendante – et je l’avais étudié comme si j’avais su qu’un jour viendrait pour moi l’occasion de l’écrire. Elle avait été élevée à Genève et à Paris d’où elle était rentrée au pays à l’âge de seize ans avec des modes et des manières qui avaient étonné et suscité le murmure. Sa dot imposante avait convaincu le grand Gouverneur Barbu Arnoteanu de fermer les yeux et de lui demander sa main. Ce fut une union courte et agitée ; encore allaitant le garçon qui deviendrait le Maiorica que l’on connaît, elle avait fui avec un rien du tout en Moldavie où, comme à Bucarest, le tout Iasi l’avait admirée, ondoyant, infatigable dans les bals ou passant, fière, au galop de son cheval, suivie d’une nuée d’adorateurs. Pour persuader le mari abandonné de consentir à faire séparation, elle lui avait offert deux domaines et s’était ensuite mariée avec l’ancien grand-chancelier Iordake Canta, prince russe et candidat malheureux au trône de Moldavie ; union encore moins destinée à perdurer : la vie avec un époux avare et jaloux dans la sauvage solitude du relais de Pandina, perdu dans les forêts profondes des berges du Prut, ne pouvait rien avoir d’enchanteur aux yeux de la folâtre Sultana qui, aussitôt relevée d’avoir mis au monde une fillette, Pulcheria, était partie, en cachette et sans pensée de retour, à Bucarest. Au prix de deux autres domaines elle s’était trouvée derechef la bride sur le col ; elle n’avait plus l’intention de se le laisser brider. Et elle avait vécu. Tout aussi généreuse de son corps que de ses biens, comme en proie à la furie dévorante d’une rage, elle se l’était laissé saccager, impériale et toujours et encore insatiable, elle l’avait souillé jusques avec des mâtins. Je m’en tiens à noter le rapport entre ce vice et la folie, du reste loin d’être moment isolé, qui n’avait pas tardé à fuser. Un matin de l’automne 1857, elle avait été trouvée errante, cheveux défaits et dévêtue à Herastrau sur les rives du lac. Ah ! oui, j’étais bien obligé de le reconnaître : en me disant que si je voulais un vrai sujet de roman il me faudrait aller auprès des vrais Arnoteanu, Pirgu ne m’avait pas trompé. »

Le titre français de ce roman exceptionnel? Dans ma version inédite, « Les Craïdons ».

Rendez-vous ici dans un prochain billet pour vous donner une explication sur ce choix.

Bucarest – Terrasses

 

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Centre de Bucarest. Strada Ghika Ion. Sur un des côtés de la Banque Nationale.

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Dans ce café restaurant ouvert sur la Strada Franceza, on vous apporte la note dans un vieux livre de poche. C’est une jolie trouvaille!

Un nectar de Shiraz dégusté avec la délicieuse Daniela Z. en parlant littérature, histoire et gemmes précieuses… et puis, cette question posée au garçon: « Mais le patron est-il français pour ouvrir La Bonne bouche à Bucarest? »

Non, le patron, sachez-le, est un bon Lipovène épris de gastronomie française. Il aime aussi la littérature, semble-t-il. Sur notre table à 2 heures de la nuit? Misterele Parisului d’Eugène Sue, publié en 1968 dans une édition populaire roumaine.

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Toujours dans le quartier Lipscani en cours de rénovation, ces deux belles terrasses très différentes l’une de l’autre.

Sur la première, j’aime beaucoup les jardinières représentant des maisonnettes. J’aimerais avoir les mêmes sur le bord de ma fenêtre!

De l’autre, j’aime les couleurs toniques.

J’ai intitulé ce billet « Terrasses ». Mais connaissez-vous le recueil de poèmes de Letitia Ilea intitulé Terrasses? Les siennes sont françaises. Du sud. C’est publié par le Centre international de Poésie Marseille cipM / Spectres Familiers, novembre 2005
ISBN : 2-909097-59-5

 

L’Ombre de Camil Petrescu à Bucarest

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Quelque part dans le roman de Camil Petrescu Madame T., le héros accablé par la canicule pénêtre dans une cour étroite, aux accents populaires. Le ciel est festonné de galeries vitrées résonnant d’échos domestiques.

J’ai eu l’impression de mettre mes pas dans ceux du fameux héros, en ce jour de chaleur vibrante écrasant Bucarest.

Il y a d’abord eu un long corridor chaulé. J’avais été attirée par l’éclat d’une porte vitrée, tout au fond du tunnel. Chaque petit carreau de la porte était un oeil. Etranges yeux, car certains permettaient de voir de l’autre côté, dans la cour. D’autres reflétaient mon regard curieux. Le damier de miroirs et de vitres poussiéreuses m’a retenu longtemps. Une partie de moi  est confisquée par cet endroit.

Madame T., trad. de Jean-Louis Courriol, 1998, éditions Jacqueline Chambon. Le titre original du roman est Patul lui Procust, « Le lit de Procuste », 1933.