Bucarest – chronique d’été 6

Lundi

 

Le tram – de nouveau. L’enfilade des boulevards portant le nom de princes régnants d’époques lointaines.

Je ne peux pas ne pas m’en souvenir : c’est là, sur la gauche, quelque part entre les stations de métro Ştefan Cel Mare et Piaţa Victoriei que se trouve une petite maison pas tout à fait anodine.  Dans les années 30, Eugène Ionesco y vivait avec sa mère et sa sœur Marinela. C’est au 52 du boulevard Ştefan Cel Mare. Ce lieu est aujourd’hui tout à anonyme. Aucune plaque ne mentionne rien. Et puis, après tout, pour quoi faire ?

Si je mentionne ce lieu, alors que je passe devant, c’est parce que cela me renvoie à l’excellent souvenir d’une enquête que j’ai menée en 1994 « sur les traces d’un lycéen roumain nommé Ionesco », d’ailleurs publiée dans l’Événement du Jeudi avec des fac-similés de ses carnets de notes… Une vraie réussite, cette enquête historico-littéraire. C’est Archavir Acterian, à l’époque âgé de 87 ans, qui a été ma source principale. J’ai rencontré aussi Barbu Brezianu et son épouse et même un ancien condisciple de Ionescu -très jaloux du lycéen précoce et non-conformiste, futur académicien français…

Archavir Acterian se souvenait parfaitement des discussions de leurs vingt ans, des sorties en groupe qui se terminaient souvent dans la mansarde de Mircea Eliade, professeur de certains de leurs amis. Les clowneries d’Eugène Ionesco, les éclats de rire d’Emil Cioran brillaient encore dans ses yeux. Il déployait ainsi devant  moi et pour moi l’immense scène du théâtre bucarestois des années 20 et 30. Archavir Actérian était prolixe, précis et d’une urbanité délicieuse. Il ébauchait en quelques mots le portrait des Emil Cioran, Mircea Eliade, Emil Botta, Petre Tutea, Mihail Sebastian et autres. Parmi tous ces garçons, il y avait aussi quelques filles. La sœur d’Archavir Actérian, Jeni, nous a laissé un journal magnifique. Je l’ai à la main, alors que je passe devant ce fameux numéro 52.  Quelle personnalité brillante ! Quels dialogues mémorables entre elle et Eugène Ionesco ! Je crois qu’ils étaient un peu amoureux. Surtout Eugène, dont personne n’offense la mémoire en racontant –comme me l’a raconté Archavir en ce jour du printemps 1994- qu’il avait à 20 ans un vrai cœur d’artichaut ! Toujours amoureux, toujours se languissant d’amour.

Archavir a utilisé cette expression roumaine à croquer : Eugène était « îndragostit lulea ». « Lulea », c’est une pipe. Dans cette expression, il n’est pas question de bouffarde, mais cela m’avait alors fait sourire… « Lulea », c’est très proche de « lalea », la tulipe, c’est un son très enfantin. Je trouvais que cela allait bien au personnage dont Archavir me faisait le portrait, à travers ses propres souvenirs. Archavir Acterian écrit d’ailleurs dans son propre journal (un beau témoignage, mais moins intéressant que celui de sa sœur) qu’Eugène le tannait avec ses histoires d’amour et qu’un jour il lui fit rencontrer une jeune fille qui était dans sa classe au lycée, Rodica : le début de l’histoire d’amour de toute une vie… et la paix pour son ami !

 

Le tram passe sous la Piaţa Victoriei et refait surface à deux pas de l’appartement où Gabriela Adameşteanu a longuement reçu l’équipe des Belles Étrangères, dont je faisais partie en tant que conseillère littéraire et interprète, en juin 2005. Le petit appartement impeccable, les photos de famille en noir et blanc au mur, la chambre de l’écrivain dont on devinait que le divan était le lieu où de nombreuses pages de roman furent écrites…. Et le tramway qui passe sous les fenêtres. En mars, Marily Le Nir a publié sa traduction du roman de jeunesse de l’écrivain : Vienne le jour, Drumul egal al fiecarei zile, en roumain. C’est un roman de formation. Letitia est le nom de l’héroïne. Elle est adolescente et elle étouffe, entre sa mère et son oncle. L’un et l’autre ploient à un moment ou à un autre sous la roue dentée de l’engrenage dictatorial. Letitia, elle, suffoque tout simplement. Et le lecteur la suit entre deux souffles.

Bucarest – chronique d’été 5

Entre le cinéma Scala et la librairie Carturesti, je tombe sur la rue Pictor Arthur Verona transformée, pleine de vie : ici se tient pour quelques jours un mini festival organisé par la Fondation Carturesti et l’Union des architectes.
Cela s’appelle : 


Le but est de militer pour rendre aux piétons ce morceau de quartier au centre de Bucarest.
Je dégaine mon téléphone portable pour saisir en images quelque chose de cette atmosphère légère qui plane dans ce coin de Bucarest.
Des ateliers pour les enfants tenus par des associations écolos, des artistes en plein happening, et surtout, la présence forte et intéressante des étudiants des facultés d’architecture et d’art donnent un air un peu échevelé à cette rue que je connais bien pour y avoir, notamment, pris une des plus sympathiques photographies de mon exposition montrée en 1995 à l’Institut français:


Un des stands les plus intéressants (et de nombreux groupes se forment pour discuter) concerne les « résidences nobiliaires extra-urbaines ». Un crève-coeur de voir ces palais de toutes tailles et tous styles en ruine.

De grands panneaux comme ces deux-là que je prends en photo retracent l’histoire de ces lieux charmants. 
Le plus souvent, ils ont été transformés en Coopérative Agricole de Production (l’équivalent du kolkhoze en URSS) par les autorités communistes et confiscatrices.

Plus léger, voici l’endroit où se délivrer du stress : planter un clou de charpentier, voilà qui permet d’aller mieux!

Et puis, rouler en « harley » écolo!, c’est tentant…

surtout, après avoir rangé sur l’étagère du salon un bocal… d’air pur!

Bucarest – chronique d’été 4

Calea Victoriei. Sur la gauche, la cour très sombre d’un de ces nombreux immeubles aux lignes Bauhaus. On y retrouve une époque attirée par la modernité, misant sur l’ultra-fonctionnel et adorant le luxe. J’ai l’impression de me retrouver dans l’antichambre d’un roman de Camil Petrescu. Fred, le héros de son roman Madame T. est sur le point de pousser la grille ; de son pas élastique, il traverse le puits de lumière et s’en va retrouver son amante… Aujourd’hui, la façade est chargée de suie mais le charme des lignes pures est toujours agissant. Je regrette à cet instant de n’avoir pas pris mon appareil photo. Dans deux semaines, quand je serai de retour, le fantôme de Fred Vasilescu me trouvera là, sous cette fenêtre ronde comme l’œil ébahi de son Emilia.

 

 

Ça y est, quelques pas encore et je me retrouve à l’abri de la chaleur torride : voici la cour ombragée de la Terasa Green Hours et surtout, la « librairie du fond de la cour » et la rédaction du journal 22, hebdomadaire fondé par le Groupe pour le Dialogue Social (GDS) dont le siège se trouve également là. Le GDS – la pépinière à idées, le chaudron du débat démocratique des années 90 ; le  poumon pensant de la vie intellectuelle roumaine.

Sur les vitres du rez-de-chaussée sont collés des dessins de Perjovski. Sa notoriété est aujourd’hui mondiale. Avec mon attirance ancienne pour les lettres comme on les rencontre dans l’espace urbain, je ne pouvais qu’aimer ses dessins dont le graphisme toujours simple est porté par le message. Avec le temps (je connais son travail depuis le début des années 90), le message a pris encore plus de place et de force qu’au début.

Je m’assois avec un Pepsi. Un article du journal que je feuillette me raconte qu’avant 1989, le Coca-Cola étant interdit pour cause d’anti-capitalisme, le Pepsi était devenue une « boisson de gauche »…

Je suis à Bucarest. C’est l’été. Je sirote ma boisson politisée.

Bucarest – chroniques d’été 3

Samedi, suite

 

 

Le parfum des tilleuls est réellement enivrant. Il plane, sur le  boulevard Lăscăr Catargiu, entre le macadam brûlant et les houppiers chargés de fleurs douces, ni vertes ni jaunes ou vertes et jaunes à la fois, je ne sais plus. Le parfum est si présent qu’on a l’impression d’en manger. Par trente degrés à l’ombre, Bucarest devient la capitale la plus féminine au monde. C’est un festival de blouses et de robes à mancherons ou aux épaules découvertes, toutes de textile léger, coloré, fleuri, pointillé, plissé, gansé.

 

 

Là, sur la gauche, à mi boulevard, derrière une touffe d’acacias défleuris, le corps écorché d’une de ces maisons commerçantes construites au tournant du XXème siècle. Une vision qui fait mal. J’espère qu’il s’agit d’une rénovation en cours et non d’une ruine dont on récupère les derniers ornements. A travers une ouverture, on voit l’intérieur de ce qui fut peut-être un salon : une pièce ronde aux plafonds en stuc et, au fond, la jolie forme d’un oculus ovale.

 

D’où vient cette prolifération de banques ??? Le « Sydney cafe », sur la place Victoriei n’existe plus, remplacé par une de ces institutions financières. Certes, on ne vit plus la folle époque des années 92 – 95, quand les établissements « bancaires » les plus farfelus et les plus douteux ouvraient des succursales aux noms mirobolants. Je me souviens entre autres de la fameuse « Banca internaţională a religiilor ». Est-il besoin de traduire ? Et faut-il souligner qu’il n’y avait pas soutane sous roche ?

 

Il y a eu, depuis 1990, plusieurs restaurateurs français venu régaler (ou décevoir) Bucarest. Je découvre aujourd’hui, au bout du boulevard Catargiu, la devanture élégante d’un franchisé vendant de la « pâtisserie fine et pur beurre ». Arrivant de France, j’ai surtout envie de goûter, en faisant le pied de grue, des merdenele au fromage, sortant du four, à la pâte grasse et croustillante, autour du fromage légèrement salé. Mais pour l’heure, vu le jour vibrant de chaleur, je lorgne sur les terrasses.

Rue Mendeleev, un café, très récent (mais je peux me tromper sur ce point) a ouvert dans une de ces jolies maisons commerçantes à un seul niveau sur demi sol, chargées de stucs et mascarons : une vaste véranda a été adjointe à la façade. L’intérieur a l’air design, rouge et noir. Les clients semblent placés en vitrine, au-dessus de la rue. Le café s’appelle « Ici et là ». En français dans le texte.
Dans la même rue, à quelques maisons de là, transformation totale : un café très chic, tout en tons ocres, a remplacé un salon de beauté… C’était un de ces vastes temples dédiés à la femme. Un espace déchiré par le bruit de perceuse des sèche-cheveux, une atmosphère imbibée d’acétone et de laque pour choucroutes impeccables, un temps de concentration hédoniste traversé par le striduli des handy, étincelants dans la pénombre chargée de paillettes.
La rue est à l’ombre. Sur la gauche, à cinquante mètres, l’insolation durable du boulevard tend à transformer la course des voitures en sucre filé.

Je reste du côté de la fraîcheur relative des rues latérales. Voici la place Amzei  – méconnaissable. Des travaux, un trou béant dans le ventre de Bucarest. Les halles sont installées sous des tentes vertes, en attendant. Des panneaux indiquant «  nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée » me sautent aux yeux. Ils sont posés à intervalles réguliers sur des palissades bleues qui semblent sortir de l’usine. Ce soin soudain que l’on accorde au riverain m’entraîne vers des conclusions sociologiques rapides. Je préfère finalement ne faire qu’observer, emmagasiner, noter, décrire. Une promenade consciente. Un repos actif. Une concentration dans l’oubli de soi. Tel est mon état d’esprit. Ma disponibilité est totale. Je suis réellement en voyage.