Puzzles et marionnettes, d’un livre à l’autre

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

16 février

Le petit héros de la première nouvelle, dans Melancolia, joue souvent avec des « jeux en morceaux », ou des « pièces à jouer ».  

Il s’agit de manière évidente de puzzles (quoique parfois, on aurait pu imaginer ces jeux formés de cubes dont les six faces racontent des histoires différentes…). Il y a ces passages :

Ses souvenirs immédiatement dissous, comme s’ils lui étaient parvenus depuis une autre vie, ressemblaient à ces morceaux de carton qui lui servaient à jouer à l’infini, composant, sur la table de la salle à manger, des tableaux avec des princes, des châteaux et des filles dans des cercueils de verre.

Il était à présent assis à la table de la salle à manger sur laquelle étaient éparpillées, à l’envers ou à l’endroit, les pièces en carton de son jeu en morceaux.

Mais Mircea Cărtărescu n’écrit pas le mot puzzle. Alors je n’écris pas le mot puzzle moi non plus. Je vois dans ce choix de l’écrivain l’intention de dire autre chose que ce que dit simplement le mot emprunté à l’anglais, à savoir tout ce que le mot puzzle cache de vérité et d’image fragmentée, éparpillée: en morceaux.

*

J’ai du mal à retenir mon esprit qui ricoche presque à chaque page!

Le garçonnet penchait sur eux sa tête comme un dieu impuissant, comme un marionnettiste qui a cassé ses fils.

Je crois que ce texte fait remonter des bulles d’émotion des profondeurs de ma propre enfance. Comment ne pas fondre à l’intérieur de soi et se retrouver à plat ventre sur le tapis en train de vivre nos vies et nos fantasmes! L’enfant dans le livre manipule un clown, un chat à visage humain et un petit cheval. Moi, j’ai eu toute une société de grenouilles en papier. De la grand-mère au bébé grenouille, tout ce monde  s’agitait autour du pied des lits gigognes!

L’intensité et l’incandescence des jeux de rôle dont les poupées ou les grenouilles en papier étaient nos supports révèlent un monde où l’on détenait le pouvoir total, celui de l’enfant qu’on était.

Au terme d’un passage d’une grande beauté (p. 41-42), l’enfant descend jusqu’à « la dalle de nacre » du sommeil, « la plus profonde, où il pouvait enfin s’allonger et rêver ». J’ai l’intuition que le petit enfant, au terme de ses voyages sur les ponts, trouvera une issue à travers les poupées gigognes de sa propre personnalité.  

Le texte m’emporte, je traduis une page de plus, mais un de mes tentacules reste accroché au marionnettiste de la page précédente comme un pantin à son fil. C’est que je ne peux m’empêcher de penser alors au roman de Lucian Dan Teodorovici. Quelle merveille que son Histoire de Bruno Matei (cliquez ici pour voir le livre),ce héros lunaire, amnésique, qui promène son pantin tout au long du livre! C’est une des traductions qui m’a le plus marquée. Je pense souvent à mes traductions, à mes auteurs qui n’ont pas été assez médiatisés et dont les livres n’ont pas atteint la conscience du public. J’éprouve pour eux de la tendresse teintée de culpabilité. Et si je n’avais pas tout fait pour qu’ils grandissent au soleil de la notoriété?

 

 

 

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Une excursion chez Mateiu Caragiale

La suite de la note d’hier

Je me suis entichée d’un texte majeur (Craii de Curtea Veche de Mateiu Caragiale) qui me plaît par le grand écart lexical qu’il propose : l’élégance et le raffinement sont intimement mêlés à un vocabulaire chatoyant, très coloré, parfois argotique ou seulement populaire et familier, mais toujours d’une grande expressivité « étymologique ». Mateiu Caragiale adore mettre en valeur les mots et les tournures les plus roots, celles qui révèlent combien sinueux et riche est le parcours de la langue roumaine de ses racines à aujourd’hui. Il aime montrer qu’elle s’est nourrie également à deux mamelles orientales (la slave et la byzantine). Elles fournissent au roumain, langue latine par excellence, une partie de son vocabulaire chatoyant.

Sa préférence va aux mots drapés de richesse byzantine : comme par exemple le hâgialâc, qui fait le titre d’un chapitre du roman, un mot qui a des sonorités dignes de mille et une nuits. C’est le pèlerinage que font les croyants chrétiens ou musulmans à leurs lieux saints. C’est un mot formé sur le turc et très proche de celui qui existe dans la langue des Tatars (qui sont présents aussi en Roumanie) : hagilik. Notre mot français pèlerinage vient du latin peregrinare, qui dénote le chemin que parcourt le croyant alors que ce hâgialâc le mot (turc, tatar, provenant de toute façon de l’arabe) met peut-être plus l’accent sur le résultat du voyage religieux, sur l’état acquis par celui qui l’a accompli… Le nom Hagi (Hadgi)  – mais comment j’en arrive à évoquer ici un footballeur! – du Maradona des Carpates, le célèbre gaucher Gheorghe Hagi veut bien dire « pèlerin ».

Un autre exemple : a pizmui veut bien dire envier, mais Mateiu Caragiale qui l’utilise sait parfaitement qu’en choisissant ce mot d’origine slave, il donne une sacrée couleur à son texte, bien différente que s’il utilisait l’équivalent sur formation latine, et si transparente pour nous, a invidia… De plus,  la variante slave, en dépit des apparences, a une connotation plus populaire… Jalouser n’aurait-il pas été plus indiqué?

Allez, encore un exemple : a prohodi veut bien dire enterrer, ensevelir (et aussi dire le prohod, la messe des défunts), mais quand on tient compte du fait que le slave provoditi veut littéralement dire accompagner, conduire un défunt pour son dernier voyage, on peut, peut-être, préférer traduire par porter en terre?

Et puis, surtout, il y a la musicalité du texte de Mateiu Caragiale! Elle n’a pas besoin de longues phrases pour s’exprimer. Elle est riche d’échos de toutes sortes. C’est de la poésie pure.

J’ai lu la première traduction courageuse de Claude B. Levenson parue en 1969 à l’Age d’homme. Malheureusement, si j’y ai trouvé l’élégance du style, j’ai cherché en vain la couleur et les excès, la richesse damassée, redorée, de la langue de Mateiu Caragiale. J’aurais voulu y trouver les allitérations, l’enroulement des phrases, le scintillement.

Ce soir, je ne sais toujours pas comment je pourrais réellement traduire le titre de ce roman. Mais, à la manière peut-être de ces dandys, à la manière surtout de celui des trois qui s’appelle Pasadia, je peux raconter mes « caravanes », comme on disait autrefois des voyages aventureux, entre un mot roumain et un mot français. Une sorte de quête.

Le titre roumain est Crai de Curtea veche. Il a été traduit par : Les seigneurs du Vieux- Castel. Je n’ai jamais compris le choix de ce titre en traduction.

Il n’est pas question de « seigneurs » dans ce court roman de 1929 à l’esprit décadent et très fin de siècle, mais de trois compères bucarestois, Pasadia, Pantazi et Pîrgu. On les suit dans leurs virées de noctambules noceurs à travers le regard d’un narrateur qui les présente tour à tour… Dandys, raffolant de héraldique et de l’histoire des grandes familles… Seigneurs, ils ne pourraient éventuellement l’être que dans une tournure ironique telle que « Mes seigneurs!» D’ailleurs, le titre du livre est présenté à la page 49 de la magnifique édition illustrée que j’ai sous les yeux, dans une scène mise en abyme où c’est la truculente Pena Corcoduşa qui les interpelle vivement : « Crailor […] Crai de Curtea-Veche.« 

Il se trouve que la première définition du mot « crai » dans le dictionnaire est bien « empereur, roi, seigneur », mais dans un contexte de conte de fée. Les crai ce sont aussi les mages, dans l’expression Crai de la rasărit (les Rois Mages).  Ce n’est qu’au deuxième alinéa que se trouve le vrai sens des crai du titre de ce roman :

Homme de mœurs légères, qui passe son temps en ripailles, en aventures amoureuses…

Quand la soularde qui vient de s’étaler en travers de la rue les coiffe de cette expression originale, elle n’a pas d’intention laudative mais bien grinçante et ironique.

L’autre partie du titre, Curtea Veche, est le nom propre donné à ce qui est depuis longtemps (et déjà à l’époque de Caragiale) un réseau de ruines témoignant de l’existence, à partir du XVe siècle, d’une résidence princière moult fois brûlée, rasée, déplacée, reconstruite, rebrûlée… C’est par erreur que tous les guides touristiques traduisent Curtea Veche par « vieille cour » ! Et sur le plan de la traduction, il me semble que traduire Curtea Veche en français, ce serait comme traduire en roumain le nom du village Dangers par Pericole (dangers !) ou Albertville par Albertoraş (la ville d’Albert !). Cela n’a pas de sens.

Les crai du titre roumain sont des hommes aux mœurs légères, qui passent leur temps en fêtes et en aventures amoureuses. Dissolus, libertins, coureurs…

Le dictionnaire roumain donne la définition suivante :

Bărbat ușuratic, care se ține de chefuri, de aventuri amoroase etc.; craidon. ◊ Crai de Curtea veche = haimana, pungaș, derbedeu, desfrânat. – Din sl. kralĭ.

C’est donc là, dans cette définition, que j’ai trouvé il y a longtemps le terme Craidon (prononcer Craïdon). Il m’avait éblouie par sa beauté.

En allant plus loin, je trouve ce terme employé, et peut-être bien même créé, par Filimon, un romancier maladroit, du 19e siècle, auteur d’un drôle de roman qui marque traditionnellement les débuts du genre dans la littérature roumaine. Je vois que le poète Barbu Delavrancea a utilisé ce mot dans une jolie phrase pleine de fantaisie, comparant les lucioles à des « craïdons » de nuit faisant parade de leurs réverbères, en amants visitant des courtisanes : Găinușile și licuricii, craidoni de noapte, își colindă felinarele și serenadele lor vechi și nevinovate. (Hannetons et lucioles, en noceurs noctambules paradent avec lanternes et sérénades anciennes et innocentes.)

Comment s’est formé le mot craïdon? Certains disent qu’il s’agit de l’ajout du « don » de don Juan – ce qui au fond m’arrange bien. Un autre article du dictionnaire évoque un suffixe analogique et on peut penser à Cupidon.

Le mot, pour autant qu’il soit rare en roumain, est attesté, fonctionnel dans la langue, avec pluriel et définition.

Je retrouve même Craidoni dans des traductions de John Fowles et de François Villon en roumain ! C’est dans Epitre à mes amis, que « galants », « noceurs » est traduit par Craidoni (craidon au pluriel). Il n’est donc pas si rare. Il correspond bien à l’idée de noceurs, de débauchés cultivés et gais (ou moins gais), des personnages créés par Mateiu Caragiale.

Je l’avais donc adopté tel quel, en lui ajoutant un tréma. J’avais mes craïdons.

Je note aussi qu’existe le terme roumain crailîc, pour débauche, libertinage.

Je suis très contente d’avoir retrouvé le fil de cette vieille trouvaille.

Rien ne dit qu’elle suscitera de l’intérêt. Je ne suis pas du tout sûre de pouvoir garder un titre qui est si différent de l’original. Ces histoires de titres sont redoutables. Il faudra que je travaille encore, quand par miracle j’aurai un contrat pour ce livre. Mais au moins, ce soir, je peux aller me coucher plus sereinement.

*

J’en suis à la moitié des Ponts. J’ai laissé le petit enfant seul chez lui, sous la croûte chaude de l’écriture de Mircea Cărtărescu – une croûte comme celle qu’on porte aux genoux, quand on a cinq ans ou huit ans ou douze ans.

Comme illustration, j’ai envie de placer cette photo d’une petite fille croisée un jour dans un train en 2016. Un hommage à toutes les enfances, solitaires ou pas.

Portrait de fillette, 2016

La suite de mon Journal de traduction demain, même heure

Sur les ailes colorées d’une toupie géante

La suite du Journal de traduction de Melancolia

15 février 2020

Aujourd’hui, samedi, c’est l’activité domestique qui a d’abord pris le pas sur le reste. Courses dans deux magasins, lessive à faire, documents à chercher – donc opération de nettoyage par le vide. Et puis le coiffeur.

Le temps d’une traduction, pourvu qu’elle ne soit pas comprimée dans des délais étroits, comprend aussi, c’est inévitable, des interstices, des entre-deux. J’ai un peu de temps pour traduire Melancolia et je mets quelques jours à profit pour préparer la suite, trouver d’autres livres à traduire, les proposer et obtenir de futurs contrats. 

Je n’avais plus rien depuis plusieurs mois quand Melancolia est arrivée. Et puis, en décembre dernier, je me suis rendu compte que j’avais quand même dans mes tiroirs plusieurs beaux extraits de traduction accumulés depuis plus de dix ans. Certains extraits ont été publiés dans des brochures préparées par l’institut culturel roumain à l’occasion du Salon du Livre (Bucarest et Timisoara sont les deux villes invitées cette année, j’ai hâte de voir leurs stands et de savoir quels écrivains ils ont invité). Mais aucun de ces douze auteurs n’ont encore trouvé de place dans le catalogue d’un éditeur français.

Alors j’ai composé une équipe de douze braves cavaliers, Douze œuvres que je voudrais traduire. J’ai décidé d’appliquer une méthode nouvelle, hors des clous, puisque j’adresse mes douze propositions de textes très différents sous forme d’un recueil. Comme une sorte d’anthologie. En espérant piquer la curiosité des éditeurs. Je n’ai mis que le texte, aucun repère biographique au sujet des auteurs. C’est risqué, mais osé, et j’aime bien oser.

 

Isaac, Prosper Alphonse (1858-1924). Graveur. Source gallica.bnf.fr / BnF

Ce soir je me suis soudain arrêtée après la traduction de cette phrase: Il avait renoncé à se regarder dans la glace et à compter les saisons qui passaient, colorées comme les ailes d’une toupie géante. L’enfant mourait de solitude.

C’est peut-être l’image de cette toupie qui m’a détournée : j’ai voulu retrouver comment diantre j’avais imaginé traduire le titre Crai de Curtea veche par Les Craïdons, pour ma proposition de retraduction de l’œuvre magistrale de Mateiu Caragiale.

Et soudain, impossible de me souvenir. Pourtant il faudra que je l’explique. Cela fait peut-être cinq ou six ans que j’ai travaillé sur ce texte. J’ai retrouvé des notes dans un carnet. Elles ne m’ont pas aidé.

Finalement, j’ai rouvert le dictionnaire roumain et là, tout m’est apparu de nouveau très clairement.

La suite de cette note demain, même heure

 

 

 

 

 

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Faire un flot et porter un tricot de corps

6 février 2020

J’ai été retenue toute la journée à l’extérieur. Enfin je me retrouve sous la lampe. Pas de musique, c’est le soir, il est tard.

p. 19, dans la maison pleine de silence, l’enfant parle seul. Il se met à neiger, la phrase en roumain resplendit d’une sonore allitération en f : …fulgii furioşi foşneau atît de tare… Heureusement, il est très facile de trouver la formule en français … les flocons furieux frottaient si fort… et j’ai même un f en plus pour prolonger l’effet des trois t de la version originale que je ne peux pas retrouver, eux… 

Le seul mot un peu délicat, c’est le verbe a foşni, qui signale un bruissement. La catégorie des bruits est si vaste ! 

Je ne sais pas pourquoi ce soir il me semble si important que l’on puisse entendre réellement les gros flocons contre le carreau. C’est peut-être parce que je pense aux hivers immenses que j’ai découverts en Roumanie en 1990.

*

p. 20, je retrouve une expression qui est toujours aussi délicate à traduire : cu disperare. Contrairement à l’impression première, il ne s’agit pas de désespoir. C’est plutôt « à toute force », « à fond », « absolument »… 

Le petit enfant seul chez lui passe le temps avec trois petits jouets, Hubert le clown, un petit cheval et un chat en bois.  Vivement colorées, les trois figurines à hauteur du regard de l’enfant (dont j’imagine la tête arrivant juste au niveau du plateau de la table) semblent aimanter toute la couleur disponible à l’intérieur de l’appartement qui pâlit alors que la journée hivernale avance vers le soir.

Je tente « comme des perdus ». Le phénomène est personnalisé, les jouets sont les acteurs de cette phrase :  ils happaient comme des perdus les couleurs qui semblaient avoir disparu de tout autre objet.

*

C’est la série des faux-amis. P. 24, les praline sont des berlingots, car les berlingots peuvent être remplis de quelque chose de fluide, alors que les pralines sont d’ordinaire formées sur une amande ou une arachide.

Je note tout ça au passage et je me dis que c’est peut-être dommage de ne noter que ces risques d’aspérités, ces questions résolues alors que le texte est d’une délicatesse extrême. Il est aussi fragile que la croûte en sucre du berlingot, tout en transparence et en finesse. 

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Retour p 28 de « Impudique mort » de Dagmar Rotluft !!! Quel canular que ce livre qui n’existe pas et qui pourtant hante les livres et les interviews de Mircea Cărtărescu !!! Pendant longtemps j’ai cru qu’il existait. Il existe dans l’imaginaire fertile de l’auteur. C’est peut-être dans un univers parallèle qu’un moteur de recherche serait capable de trouver cet auteur et son roman au titre qui fait tellement roman-photo.

*

P. 33, il y a une magnifique vision qui parlera à tous ceux qui ont vécu cette époque où plein d’enfants jouaient et se battaient parfois au pied des immeubles. Le petit enfant n’arrive pas à rentrer chez lui après avoir emprunté le premier énigmatique pont nocturne.

Il lève la tête vers le balcon de leur cinquième étage, là où, se souvient-il, ses parents, comme les autres parents, se tenaient en tenue d’intérieur et surveillaient parfois, d’en haut, leur progéniture en train de jouer sur le béton ou l’asphalte.

Les pères étaient en maieu tetra : un maillot de corps en tricot, c’est-à-dire en côtes de coton (deux mailles endroit, deux mailles envers). J’aurais pu dire un marcel, éventuellement. Peut-être un peu trop un marqueur d’un univers typiquement français. Alors non. Si ça se trouve, en plus, c’est une marque déposée. Comme le nom roumain tetra.

Je me demande si on peut encore dire « porter un tricot de corps« . Je sais que moi, je dis ça. Mais je dois me garder de mes expressions sorties de mon enfance lorraine ! Combien de fois cela m’a joué des tours. Faire des flots (des nœuds de rubans ou des torsades de laine dans les cheveux), saisir la clenche (pour la poignée). Ce ne sont que quelques exemples… 

Tous ces mots que j’utilise, moi, et que je ne peux pas utiliser dans une traduction, je les utiliserai un jour là où ma liberté sera encore plus vaste. Dans un texte à moi. 

Je vais me coucher après avoir engrangé presque 22000 signes. Ça commence à fonctionner. 

La suite lundi, même heure

 

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Pour que le mot entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension

5 février

J’ai fait le rêve suivant : Je montre un jeu d’emboitement de formes et je dis au public de la conférence : « ceci est une traduction ». Et j’ajoute avec force conviction « jamais au grand jamais la pièce qui s’emboîte ne correspond exactement à la forme qui l’accueille ». Et je pense, devant la révélation de cette phrase que je n’avais pas préparée : « pour que le mot convienne et entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension ».

C’était une sorte de conférence de presse avec beaucoup de monde et, chose surprenante, il y avait des petits enfants avec leur accompagnatrice. J’ai voulu leur expliquer à eux aussi les choses. Je parlais beaucoup, c’était tout un discours très riche, très imagé, très posé et construit, devant des personnes qui souriaient et acquiesçaient et souhaitaient intervenir à leur tour.

 * 

 

Les passages entiers et passionnants sur les pièces de puzzle, c’était dans Solenoïde… D’où me vient ce rêve? Mais dans Les Ponts aussi, le petit enfant joue à assembler des « contes en morceau ». 

J’avance lentement. Mon esprit s’évade. Je passe plus de temps à rédiger ce journal de traduction, à écrire dans mon journal, à préparer des projets, qu’à rajouter des pages à la traduction de Melancolia. Depuis décembre je pense à un livre qui serait le fruit d’un voyage : je voudrais faire le tour des traducteurs de roumain en Europe. Une photo, un portrait, une discussion centrée sur les questions de traduction qui nous taraudent, les uns et les autres. Bien entendu, comme lorsque je parle de traduction, je parlerai de souffle, de pensées, je traverserai des histoires personnelles… Et puis l’itinérance en chemin de fer, sur cette toile de trajets: j’en rêve.

J’ai passé une partie de mon après-midi à modéliser sur une carte tous ces voyages ferroviaires entre des villes européennes et j’ai commencé à élaborer mon budget. 23 jours de trajets, des billets Pass. Je suis déjà en voyage, Sofia pour y voir Lora Nenkovska, Fredrikstad pour y voir Steinar Lone, Bilbao, pour discuter avec Maria Ochoa de Eribe, Leiderdorp, pour retrouver Jan Willem Bos… Et Rome où vit Bruno Mazzoni, Cracovie, où se trouve Joanna Kornas-Warwas… Et Arges en Roumanie, où l’anglaise Jean Harris a élu domicile, et Bucarest, où c’est l’italienne Clara Mitola qui s’est installée. Et puis Dusseldorf, pour rire avec Jan Cornelius.

Et ce n’est pas d’écouter l’album Sastipen Tali de Paco Fernandez qui me ramènera sur terre. Je suis loin, grâce aux accents flamenco, grâce aux voix rauques et aux guitares sèches. Il y a un morceau particulièrement beau où résonnent les sabots d’un cheval dans une cour inondée de soleil – ou pourquoi pas, à l’ombre des murailles blanches ourlées de bougainvilliers. Et tout ce que je pourrai écrire de plus ne sera jamais à la hauteur du vers de Baudelaire « la musique souvent me prend comme une mer ». 

*

Je suis restée suspendue dans cette bulle de rêve, au-dessus de ma traduction, lorsque je suis arrivée au verbe « lipăia », troisième personne du singulier de l’imparfait.

En réalité, c’est une phrase qui rassemble à elle seule trois difficultés : În bucătărie lipăia cu tălpile goale pe mozaicul de pe jos, în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, privea ţevile chituite roșu de sub chiuvetă, atingea câlţii ce se iveau din chit aspri și mânjiţi, privea dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului și aerisirile îmbâcsite de pânză de păianjen înnegrită.

 

Je me suis rendu compte que je ne devais pas confondre avec « lipa-lipa », un mot fait du redoublement d’une onomatopée et qui signifierait, selon les dictionnaires, « traîner les savates », autrement dit, « trainer les pieds ».

Mais… Mais le verbe a lipăi est défini de manière assez imprécise : « bruit caractéristique des pieds chaussés ou pieds-nus sur le sol » dit le dictionnaire.

En fonction du sol et de l’attitude corporelle, on conviendra que le bruit exercé par la plante de pied n’est pas le même. Frotter? traîner? claquer? Et quand il s’agit d’un petit enfant qui marche pieds nus sur le sol dur et lisse de sa maison?  Le « bruit » de la définition du dictionnaire est étrange. Des pieds nus sur le béton par exemple, quand le talon frappe durement, vont plutôt « résonner » au lieu de faire eux-mêmes un bruit.

Dans le vieux dico rouge de Frédéric Damé, a lipăi , c’est « clapoter ». Je n’ai pas fait le tour, je crois, de ce mot qui, chaque fois que je le rencontre, me demande de vraiment bien réfléchir au sens voulu par l’auteur.

Dans cette même phrase, le petit garçon marche donc pieds nus sur  « mozaicul de pe jos în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, »  : un sol qui a des motifs dans lesquels il avait toujours vu des visages et des constructions étranges. Mozaicul n’est déjà pas de la mosaïque, c’est certain. Ce type d’artisanat coûteux ne se rencontre pas dans les immeubles standards des années 70 tel que celui où l’enfant demeure.

Ce n’est pas non plus du carrelage, qui porte un autre nom en roumain.

Je vois assez rapidement un sol très lisse avec des inclusions de divers morceaux de pierre, de dalles. je suis aidée aussi par ma connaissance de ce genre d’appartements.

Désormais, aucune précision ne m’est plus d’aucune utilité. Ce qui comptera, c’est que l’on puisse comprendre, sans buter sur le passage, qu’il est aisé de voir des figures dans ce revêtement de sol…

Combien de temps ai-je tourné et retourné dans ma tête la façon de dire ça? Et tout ça pour ça? Pour choisir finalement d’écrire « ses pieds nus frottaient sur le sol mosaïqué »? Oui, des détours, j’en ai fait, mais cela valait le coup.

J’ai préféré ici l’imprécision au choix d’un terme certes précis mais plus technique comme « granito » ou « terrazzo » : il semble bien qu’un sol dur, lisse, contenant des inclusions de pierres de différentes tailles, formes et couleurs s’appelle un granito ou un terrazzo. 

Mais il était inconcevable pour moi d’inclure ce terme net et tranchant, au profil exotique en -o, dans cette phrase dont l’enjeu n’est pas la précision technique mais l’évocation. J’espère avoir réussi.

A la fin de la phrase, je voulais :

-éviter l’emploi d’un adverbe à rallonge : negligent, négligemment,

-faire comprendre qu’il ne s’agit pas de traces de peinture mais d’enduit à la chaux, car le « zugrav » qui pratique la « zugraveala » travaille avec un mélange (d’ailleurs naturel) de lait de chaux et de pigments,

-enfin, l’auteur l’écrit clairement, si les boitiers électriques sont brossés de badigeon, c’est parce que le badigeonneur a travaillé à la va-vite, sans soin.

«… dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului » donne « …les boitiers électriques brossés de chaux par négligence du badigeonneur… ». 50 signes en roumain, 47 en français, je ne m’en suis pas mal sortie.

Mais surtout, ce bout de phrase insignifiant qui m’a donné du fil à retordre m’a beaucoup appris sur ce que je sais de la société roumaine pour y avoir vécu, et ouvre une fenêtre sur un aspect incontournable de l’époque, dans les sociétés communistes à l’Est: le travail bâclé, le à peu-près, le « ça ira bien ». C’est important de le savoir.

 

A suivre, demain même heure

 

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