A l’occasion de la publication de L’Aile tatouée, le roman de Mircea Cărtărescu

Voici la version française du texte de l’entretien publié le 13 août dernier à Bucarest dans « Observator Cultural » sous la signature de Doina Ioanid…
L’entretien sollicité lors de mon voyage à Bucarest au mois de juin dernier a été publié en août par l’hebdomadaire roumain pour accompagner la sortie du roman de Mircea Cărtărescu, L’Aile tatouée, aux éditions Denoël.

« J’apporte ma pierre à la promotion des auteurs roumains »

« Journaliste et traductrice, membre fondateur de l’ ATLR (Association des Traducteurs de Littérature Roumaine), Laure Hinckel est l’auteur de nombreuses traductions d’œuvres littéraires roumaines et a été la conseillère littéraire des Belles Etrangères (2005). Amoureuse de la langue roumaine (la preuve en est que cet entretien a été mené en roumain). Lorsque nous nous sommes croisées au Green Hours, elle sortait de la Librairie du Fond de la Cour, chargée d’un beau tas de livres.

Laure Hinckel, vous voici de nouveau en Roumanie après une absence d’un an…

Oui, c’est  vrai, cela fait une bonne année que je ne suis pas venueà Bucarest. Je dois dire que j’essaie de venir aussi régulièrement que possible mais ces derniers mois j’ai été très occupée par mon travail. J’ai été prise par la traduction du roman L’Aile tatouée de Mircea Cărtărescu. J’y ai mis le point final en avril. Il est sous presse chez Denoël, doit sortir le 28 août et plusieurs manifestations sont prévues à Paris début octobre pour son lancement. Je voudrais vraiment rendre hommage à Alain  Paruit – qui nous a quitté depuis peu  -car il est le traducteur des deux premiers volumes d’Orbitor.

Vous connaissez bien la littérature roumaine contemporaine et vous êtes une traductrice très active et très impliquée. Vous avez traduit Ştefan Agopian, Dan Lungu, Cecilia Ştefănescu, Andrei Pleşu….

Oui, et depuis notre dernière discussion, j’ai travaillé intensément au catalogue de la magnifique exposition présentée l’hiver dernier à Bucarest, au Musée National d’Art Contemporain, Napoléon III et les principautés roumaines (Éditions de la Réunion des Musées Nationaux). Bientôt, doit sortir aux éditions de l’Inventaire une anthologie intitulée Des soleils différents. J’y ai participé avec des extraits des romans : Sara de Ştefan Agopian, L’Impasse du Soleil de Cecilia Ştefănescu, Noir de Florin Iaru, des nouvelles de Lucian Teodorovici,  de Dan Lungu, de Florin Lăzărescu. Les autres traductions du volume appartiennent à Marily le Nir et Monica Salvan. J’ai travaillé aussi à quelques traductions pour le Cahier de l’Herne consacré à Cioran mais j’ai également écrit un article pour la future encyclopédie universelle des femmes créatrices. Il s’agit d’un article sur une personnalité qui me tient particulièrement à cœur, Dora d’Istria. Enfin, pour répondre au défi lancé par Dan Lungu et Lucian Teodorovici d’écrire en roumain un texte sur ma vision de la révolution roumaine, j’ai raconté « comment je n’ai pas vécu la révolution roumaine» et le recueil, où je suis en très bonne compagnie, est intitulé Rue de la révolution, numéro 89. Il sortira à l’automne, pour les 20 ans de la chute du Mur, chez Polirom.

 

Comment vous êtes-vous décidée à devenir traductrice de roumain ? Quelle a été votre motivation ?

Cela ne s’est pas fait en un jour. J’ai d’abord vécu dix ans en Roumanie. De 1990 à 2000, j’ai été reporter, « free lance » comme on dit, pour La Croix, La Croix, L’Événement du Jeudi, Elle, Radio France Internationale… Je ne comptais que sur moi, j’avais du travail. J’ai vécu cette période historique où l’on ressentait une très grande incertitude quant au développement de la société civile qui n’en était qu’à ses timides débuts. La vie politique était particulièrement houleuse et tout semblait pouvoir arriver. Au début des années 90, nous étions toujours à nous demander « à quand la prochaine descente des mineurs ? » et au plan international, nous étions aux premières loges pour vivre la fin de l’URSS… Il semble aujourd’hui facile de souffler de soulagement, mais souvenez vous des discussions que vous aviez à l’époque : tout semblait brumeux… mais pour un observateur comme moi, c’était diablement intéressant. Pour revenir à votre question, au détour de 2001-2002, j’ai découvert un livre, Zbor în bătaia săgeţii de Horia-Roman Patapievici : ma première traduction, même si elle n’est pas publiée et se trouve toujours à l’état de brouillon. Il me faudra, un jour, y travailler pour la publier. La voilà, ma rencontre décisive avec ce métier.

 

Comment avez-vous appris le roumain ?

En décembre 90, lors de mon premier voyage en Roumanie, je ne connaissais pas du tout le roumain. J’avais inscrit sur une fiche en carton quelques lignes copiées dans un manuel pour étrangers, Le roumain sans professeur ou quelque chose dans le genre. Bonjour, au revoir, quelle heure est-il, où se trouve la gare…. Des choses utiles pour tout voyage. Cela me fait sourire aujourd’hui. Mais de manière surprenante, au terme d’un premier séjour de deux mois, je commençais à me débrouiller correctement en roumain.

La vie au jour le jour, c’est ce qui vous  a énormément aidée. On pourrait dire que vous avez appris sur le tas. 

C’est un peu ça. Un professeur de langue française, qui vivait à Satu Mare avec sa famille et qui m’avait hébergée en décembre 90 m’offrit un manuel de grammaire, un livre assez ancien qui m’a été et m’est toujours incroyablement utile. A l’époque, comme je voulais parvenir à m’exprimer très rapidement, il m’a semblé que si je parvenais à  conjuguer correctement je donnerais un moteur à mes phrases. Je me suis mise à lire les journaux. Un exercice excellent. Je suis passée par quelques migraines pour –il y a de cela vingt ans !- saisir pourquoi on a parfois trois « i » qui se suivent à la fin de certains mots… A force de disséquer et d’étudier dans les livres que j’avais, j’ai réussi à comprendre les déclinaisons, la morphologie de la langue roumaine…

Une véritable aventure.

C’est vrai, finalement. Je suis revenue en juin 91 (lors du scandale des dossiers de Securitate retrouvés à demi brûlés dans un ravin à Berevoieşti), puis en janvier 1992. En avril de la même année, juste avant Pâques, je me suis installée à Bucarest. J’avais choisi cette date pour me préparer aux élections présidentielles qui allaient se tenir à l’automne. Et juste avant ces élections, il y a eu la guerre en Transnistrie. J’ai fait alors mon premier reportage à Tiraspol…

Mais la rencontre avec la Roumanie a été pour vous non seulement une affaire professionnelle mais aussi personnelle.

Oui, c’est ici que j’ai rencontré mon mari. Presque vingt ans se sont écoulés depuis. Une rencontre avec la chance, avec la vie.

C’est très beau, cette rencontre avec la Roumanie, avec la langue roumaine, avec l’époux. Vous m’avez dit que vous avez beaucoup travaillé sur  L’Aile tatouée. Comment se passe, concrètement, le travail sur un texte de ce type, par rapport aux autres romans que vous avez traduits ?

Comme les autres ouvrages, cette traduction a supposé de m’y atteler avec une grande minutie. Le travail de traduction est solitaire et vous met, en premier lieu, face à votre propre langue. Le fait qu’un roman soit plus long, ou réunisse une diversité de styles n’est pas ce qui complique mon travail. C’était un défi, de rendre le style coloré, métaphorique et flamboyant de Mircea Cărtărescu. Mais il semble que j’ai assez bien réussi.

Comment avez-vous traduit le titre ?

Le titre choisi est L’Aile tatouée et je peux expliquer pourquoi: vers la fin du livre, dans un des derniers chapitres, apparaît l’image du manuscrit présenté comme deux ailes, dont l’une est vierge et l’autre, tatouée par l’écriture du narrateur… On en a tiré le titre, d’autant plus que la métaphore du papillon et le triptyque aile gauche, corps et aile droite forme l’ossature de ce roman…

Je dois dire que j’ai rarement lu un roman se terminant par un  tel feu d’artifice ! L’intérêt ne fait que croître au fil de la lecture.

On tombe parfois sur des histoires qui ont le ventre mou….

Vous avez travaillé avec l’auteur. Vous l’avez contacté lorsque vous avez rencontré des problèmes ?

Oui, je l’ai contacté, comme je l’ai fait avec Dan Lungu ou Cecilia Ştefănescu. J’ai formulé quelques questions concernant tel ou tel mot dont l’ambiguïté apparaissait au moment de la traduction (je me souviens m’être demandé à quoi devait ressembler une « albie » dans laquelle une fille lave ses cheveux en plein hiver : cela devait être en bois, mais était-ce de forme ronde ou allongée ? Cela ressemblait plus à une bassine ou à une auge ? ) Toutes les questions ont rapidement trouvé leur solution. Il est important  pour le traducteur de pouvoir collaborer avec l’auteur, je trouve, mais certains confrères ne ressentent pas ce besoin.

Comment parvenez-vous à conserver l’équilibre entre, disons, le « texte de départ » et le « texte d’arrivée »? Un traducteur doit être près de l’original tout en s’assurant qu’il sonne juste dans la langue de transposition. La première obsession des éditeurs est cependant que le texte paraisse naturel. Et cela conduit à s’écarter davantage de l’original, à trahir le texte.

La traduction, c’est comme pratiquer le funambulisme. Une bonne traduction concilie le respect du texte original et la fluidité de la langue de destination. Personnellement, je tiens beaucoup au respect du contenu et des idées du texte roumain, au rendu le plus fidèle possible, en français, de son parfum et de son rythme originel. C’est pour cette raison que je fais la comparaison avec le fil-de-fériste ou le funambule : la tension est permanente. A côté des moments de grâce quand le texte endosse de manière presque miraculeuse ses habits français, je passe par des heures d’effort et de recherche. L’esprit critique est convoqué à chaque instant, car vous n’êtes pas sans savoir que l’ennemi numéro 1 du traducteur est le « calque », la traduction mot à mot. Là où l’esprit critique et l’acribie forment la chaîne, la créativité du traducteur forme la trame. L’écrivain et le traducteur vivent des expériences linguistiques similaires : si l’écrivain a forcé sa langue à se plier à l’originalité de sa pensée, le traducteur peut user, à son tour, de la transgression dans sa langue maternelle.

J’ai observé que vous vous intéressez surtout au roman, à la prose. De la poésie, vous en avez traduit ?

J’ai eu récemment le plaisir de traduire quelques poèmes de Florin Iaru qu’il devait lire à l’occasion du Salon du Livre de Paris. Mais il y a chez nous quelques excellents traducteurs de poésie roumaine : Odile Serre, Dumitru Tsepeneag, Linda Maria Baros… J’aime l’univers du roman et des idées. J’ai traduit le livre d’Andrei Pleşu, Despre îngeri, publié chez Buchet-Chastel sous le titre Actualité des anges. J’aimerais de nouveau traduire un essai et je ne vois pas pourquoi je m’interdirais de traduire un jour aussi un livre de poésie.

C’est comment, être traducteur en France ? On peut vivre de ses traductions ?

Partout dans le monde, les traducteurs sont plutôt mal payés. Par ailleurs, ils doivent chaque jour protéger leurs droits : leur signature, leur droit à avoir un contrat en règle. L’an dernier, j’ai organisé, pour le compte de l’Institut Culturel Roumain de Paris et de l’ATLR (Association des traducteurs de littérature roumaine) deux journées d’ateliers internationaux auxquels ont participé, venant de 14 pays, 17 traducteurs de littérature roumaine. Cela a été une bonne occasion de confronter nos expériences et d’identifier nos éventuels problèmes. Ce n’est vraiment facile nulle part, finalement. L’important est de vivre et de pratiquer dans le respect de notre métier et de savoir nous faire considérer par notre professionnalisme.

Le statut du traducteur en France est tout à fait différent de celui de Roumanie.

En effet, et nous avons toutefois des institutions qui protègent les droits du traducteur, sa propriété intellectuelle. Même si, bien entendu des problèmes apparaissent aussi chez nous.

Comment cela se passe-t-il pour vous ? Vous recevez des propositions de la part des maisons d’édition ou bien vous leur proposez des titres ?

Les deux cas peuvent bien entendu se présenter. Il se trouve que, si je compte bien, j’ai plus souvent traduit ce que j’ai proposé… Mais la proportion peut changer. Par ailleurs, j’essaie de faire en sorte que les écrivains roumains soient mieux connus en France et dans la mesure du possible je m’arrange aussi pour que les Français aient l’occasion d’écouter la langue roumaine. Cet automne, je vais répéter l’expérience positive de l’an dernier de participer à une manifestation nommé La Semaine des langues – je vais me présenter, à la demande des professeurs, devant une classe de lycéens et leur offrir une courte initiation à la langue roumaine : comment prononcer les lettres à diacritique, leur apprendre, comme par jeu, à prononcer toutes les lettres à part, puisque la langue roumaine est une langue phonétique… L’idée est qu’ils ne soient plus effrayés simplement à la vue du nom d’un auteur roumain ! J’ai toujours à la maison des revues littéraires et des journaux sportifs de Bucarest: quel meilleur moyen d’entrer en contact avec une langue que de parcourir une page de sport ? L’important à ce stade est de démythiser la langue étrangère aux yeux d’enfants dont les réactions devant l’altérité sont véritablement alarmantes. Une demi-heure est suffisante pour qu’ils se rendent compte que la langue roumaine peut se laisser apprivoiser. Quand ils ont compris les titres de la page sportive, je leur présente dans la foulée une page de « Dilema Veche » (un bon hebdomadaire, littéraire et de société, publié à Bucarest – note pour les lecteurs français – et prononcer « Diléma Vékié ») et l’expérience est ultra concluante : l’espèce de rideau d’opacité dont ils voilent leur jugement devant ce qui est étranger s’estompe très vite. Quand on est en état de prononcer à peu près correctement le nom des habitants de l’autre bout de l’Europe, ces mêmes habitants vous paraissent soudain un peu moins incompréhensibles. L’intérêt de cette Semaine des langues est donc très grand.

C’est dans cette même optique que je considère important de faire la promotion des diacritiques de la langue roumaine. A quoi cela ressemblerait, d’écrire des noms scandinaves sans le « ø » ou  espagnols sans le « ñ » ?

Avez-vous collaboré avec l’Institut culturel roumain, d’ailleurs doté, désormais, d’un Centre National du livre (le Cennac) ?

Si le fait de recevoir une bourse est considéré comme une collaboration, alors oui. En juin, j’ai appris  que je recevais une bourse de traducteur professionnel.  Si bien que j’ai passé le mois de juillet et la moitié du mois d’août en Roumanie. J’ai travaillé à quelques textes puis je suis allée à Iaşi et à Botoşani pour voir Dan Lungu, afin d’éclaircir quelques aspects de son troisième roman, Cum să uiţi o femeie, Comment oublier une femme et le 7 août, nous avons participé ensemble aux 14èmes rencontres franco-roumaines qui se tenaient à Ipoteşti, ce lieu superbe dans le nord de la Roumanie, dédié à la poésie et au souvenir de Mihai Eminescu, le grand poète romantique des Roumains.

 

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