Aujourd’hui j’ai cassé un couvercle en verre.
Il s’est brisé en tombant sur le carrelage de la cuisine.
J’avais réussi à traduire un bel extrait d’un texte d’un auteur roumain qui sera présenté au prochain salon du livre de Paris. Il était 7h45 ce matin, j’avais bu mon thé en travaillant et je devais me préparer, vite, pour aller au boulot, quand le couvercle mal rangé a glissé sur le sol.
Mille morceaux qui ont continué à crépiter à l’intérieur du cercle en fer. C’était cassé et cela continuait pourtant à se multiplier, en faisant de drôles de bruits de fragmentation.
Cela m’a fait penser à la vieille métaphore du « couvercle » soulevé, celui qui révèle un chaudron de tensions destinées à exploser, à se fragmenter, sauf que j’ai cassé le couvercle, pas le chaudron.
Dans cette expression, vieux souvenir des années 90, le « couvercle » représentait l’oppression communiste qui se relâchait au terme de la guerre froide; dans le chaudron dont le contenu effrayait, tout autant qu’il suscitait de la curiosité, la soupe héritée de Staline, pleine toutes les petites bombes géostratégiques qu’il avait créées aux confins de l’URSS (le Haut-Karabakh, la Transnistrie etc.) était remué de bouillons intermittents.
J’ai ramassé tous les bouts de verre en me disant que j’en retrouverai encore sous les meubles dans deux semaines. C’est sûr.
Et j’ai décidé de ne pas oublier, le soir, en rentrant, de publier dans mes Carnets un passage de la magnifique nouvelle que Mircea Cărtărescu a intitulée Pontos Axeinos (Tomis, Constanta et le Pont-Euxin), dans le recueil de 2009, Odessa Transfer, déjà évoqué dans le précédent texte de mes Carnets.
Ce serait ma manière de rendre hommage, en traduction, à tous les riverains de la Mer Noire.
*
Ce soir, je pense surtout à ses riverains russes et ukrainiens, qui devraient avoir assez de place, tout de même, pour s’y baigner les uns et les autres. La « mer hospitalière » des anciens Grecs devrait être le lieu de légendes retrouvées et partagées par (allez, je fais la liste), les Ukrainiens et les Russes, les Géorgiens, les Turcs, les Bulgares et les Roumains – et les lecteurs de leurs riches littératures.
Vladimir Poutine utilise certains des conflits « oubliés », « tièdes », « gelés » (les qualificatifs ne manquent pas dans la littérature spécialisée) cités plus haut pour s’offrir un très large balcon sur la Mer Noire. Une terrasse, une promenade, que dis-je, une corniche!
On devrait conseiller à l’autocrate russe la lecture de Pontos Axeinos (Tomis, Constanta et le Pont-Euxin) : le célèbre écrivain roumain Mircea Cărtărescu y évoque avec splendeur le Jason de la Toison d’Or, le destin d’Ovide et celui d’un enfant qui n’avait jamais vu la mer.
De retour de colonie de vacances, ayant découvert sa « muraille de saphir obscur« , l’enfant pleure pendant des heures de l’avoir perdue : « j’appartenais désormais à une autre espèce, car j’avais vu la mer et j’avais survécu alors qu’eux étaient des gens de la terre ferme, pleine d’os et de racines. » Vladimir n’a t-il jamais vu la mer Noire, qu’il ne puisse pas la partager avec les autres? La Russie a d’autres mers, et elle peut partager celle-ci.
*
Découvrez ce passage de Pontos Axeinos, retrouvez le grand Ovide!
Qui a payé pour ces affres, qui rachètera jamais la souffrance du vieillard jeté parmi les glaces ? Qui paiera jamais pour tous les poètes du monde noyés dans la misère et la folie, tous exilés de toutes les époques et de tous les empires, aux confins du monde habité ? « Toute l’eau de la mer» écrivait Lautréamont « ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuel.» Mais une mer de sang, qu’est-ce qui pourrait l’éponger ?
Ovide mourut à soixante-quatorze ans, oublié de Rome, pleuré par les barbares et son sarcophage ne fut jamais retrouvé.
La colonie grecque barbarisée vécut ensuite des jours byzantins : le nom de Tomis fut changé pour Constanţa, prénom de la sœur du grand Constantin. Elle tomba ensuite entre des mains bulgares, puis valaques, avant de devenir turque pour plusieurs siècles. Turcs et Tatars construisirent la vieille ville, élevèrent des mosquées et plantèrent des figuiers sous lesquels ils s’installaient pour vendre cette gourmandise tendre et parfumée, translucide comme du verre et nommée loukoum, les pâtisseries au miel et aux noix nommées sarailii. Aujourd’hui, le pittoresque bouquet de maisonnettes dominées par le minaret de la grande mosquée est encerclé, humilié, presque anéanti par l’hideuse masse des immeubles communistes alentour. Dans le port, sous les grues géantes, se détache le profil des navires posés sur des supports métalliques.
Au sud de la ville, tournant le dos au Musée d’histoire, la statue du poète a de nouveau vue sur la mer. Les pauvres baraques de la transition ont été enlevées et la mer, cette muraille qui m’avait ébahi dans mon enfance, cette diaphane courtine bleue parsemée de paillettes, cette tendre chair de la méduse immense emplissant le bassin creusé entre Asie et Europe, s’étend de nouveau jusqu’aux limites de l’horizon et de la pensée, au-delà desquelles tournent les planètes sur des essieux de diamant et dans un vide énorme. Rongé par le sel et les intempéries, Ovide regarde la mer de son regard aveugle. Les empires se sont écroulés et les rois tout-puissants ont été oubliés, mais Ovide, métamorphosé en un homme de bronze sur son socle, depuis deux millénaires, continue de vivre.
Vivra-t-il encore cinquante ans ? Cent ? Prononcera-t-on encore son nom dans un millénaire ? Et dans dix millénaires ? Lira-t-on encore ses Fastes dans un million, dans un milliard d’années ? Après l’extinction du soleil, l’émiettement de la galaxie et la mort thermique de l’univers infini, qui scandera encore ne serait-ce que deux vers au rythme élégiaque évoquant les boucles des élégantes et leurs coffrets d’ivoire contenant des fards ? Bien sûr, bien sûr. Parce qu’ils ont étincelé un jour, ils étincellent pour l’éternité, au-delà du monde physique et de son sort effrayant, dans un autre espace que celui de la poussière et de l’oubli. Comme dit Mallarmé, « le monde est fait pour aboutir à un beau livre. »