Grand Prix de traduction de la Ville d’Arles – mon discours de Lauréate

J’ai eu la joie d’être récompensée du Grand Prix de traduction de la Ville d’Arles, le 7 novembre, dans la chapelle du Méjan, haut lieu et salle comble des Assises de la traduction. Je remercie encore l’Association pour la promotion de la traduction littéraire Atlas, dont le travail aide beaucoup les traducteurs; je remercie aussi la ville d’Arles.

Voici le discours que j’ai prononcé :

« Je tiens d’abord à remercier le jury d’avoir distingué Théodoros de Mircea Cărtărescu, que j’ai eu l’honneur de traduire pour les éditions Noir sur Blanc.

Je suis touchée d’être récompensée par ce prix prestigieux, dans ce lieu qui est celui de tant de joyeuses rencontres, cogitations, débats et mises en contexte depuis plus de quarante ans.

Je suis touchée aussi parce que c’est la première fois que la littérature roumaine est reconnue à ce niveau en France, dans une traduction – depuis 2006 exactement, quand Norman Manea s’est vu décerner le Médicis Etranger.

Théodoros était l’an dernier dans plusieurs sélections de prix littéraires, mais c’est donc le jury du Grand Prix de traduction de la ville d’Arles qui s’honore de récompenser cet immense écrivain à travers moi, et plus précisément ce roman, Théodoros

Théodoros, c’est son cinquième grand livre, après la trilogie Orbitor et Solénoïde.

C’est un livre très surprenant. Qui s’attendrait à y lire des passages du Kebra nagast, le livre saint des chrétiens d’Ethiopie? Et à entrer, à descendre devrais-je dire, dans les célèbres églises taillées dans la roche des plateaux de ce pays finalement méconnu? Et à vivre comme si vous y étiez l’expédition britannique mené par Robert Napier en 1868 en Ethiopie, qu’il rejoint depuis l’Inde où il était stationné ? Hommes, éléphants, matériel – tout pour vaincre celui qui défiait la Couronne après avoir été dans les bonnes grâces de la souveraine de la « haute & noble Albion« … Le Kebra Nagast nous raconte ce que l’Ancien testament ne dit pas, de la Reine de Saba et de son amant d’une nuit, le Roi Salomon.

Les trois hypostases de notre héros nous font connaître trois mondes colorés, et riches en références et en échos culturels.

Dans son Journal paru cette année à Bucarest et encore inédit en Français, Mircea Cărtărescu écrit ceci au sujet des livres des écrivains. Je cite : 

L’écrivain n’est pas comme une machine apprenant de son expérience et qui se perfectionne, mais telle une mère qui met au monde plusieurs enfants. Les derniers ne sont ni plus beaux ni plus malins que les précédents : chacun est seulement différent de tous les autres, alors même qu’ils ont patienté dans le même ventre. L’accouchement n’est pas un acte progressif, la mère n’apprend pas avec le temps à concevoir de meilleurs enfants. Un écrivain est pareil : il est reconnaissant de pouvoir encore mettre au monde, sans se demander s’il est en cela meilleur qu’avant. Son monde est itératif et récursif, pas progressif […] C’est pourquoi un critique ne devrait jamais se demander si le dernier livre d’un auteur est meilleur ou moins bon que les précédents, mais plutôt quelle place il occupe, quelle est sa fonction dans son écriture, comment il transforme ce tout en un autre tout, non pas supérieur mais différent du précédent. (p. 179-180)

Dans son rapport à la fiction, aux textes fondateurs, Mircea Cărtărescu propose avec Théodoros le même riche tissage textuel que dans ses autres livres. Comme dans Orbitor et dans Solénoïde, il voit le monde immense avec la même précision dans chaque petit visage et dans chaque brin d’herbe que ce qui est figuré dans le tableau d’Altdorfer, lequel illustre la couverture – et qu’il décrivait déjà dans ses pages de journal bien avant 2020.

Ce petit détour en image est une nouvelle illustration de son art d’écrire, de son univers fractal. Il n’appartient qu’à nous de poser l’œil contre le kaléidoscope de son écriture, pour nous réjouir, comme dans notre enfance, à la lecture des grandes histoires.

Merci. »

Lire aussi : Actualitté

Un prix pour Le Marchand de premières phrases!

J’étais plongée dans la traduction d’un nouveau livre quand j’ai appris que Le marchand de premières phrases venait d’être primé par le Festival Littératures européennes de Cognac! Il reçoit le Prix Jean Monnet. Grande joie de voir un écrivain accéder à un prix littéraire grâce à mon travail,  grâce à ma traduction! Matei Visniec écrit son théâtre en français mais tous ses romans dans sa langue natale, le roumain. Je suis heureuse aussi que ce prix récompense la persévérance de Jacqueline Chambon, notre éditrice, qui depuis des années a publié des auteurs roumains et qui voit enfin un premier livre traduit de cette langue récompensé par un prix. Voir aussi l’article dans Actualitté.

Lisez ce qu’écrit le président du jury, Gérard de Cortanze :

« Dramaturge, poète, journaliste à RFI, Matei Visniec est aussi romancier. Si le jury Jean Monnet de littérature européenne a récompensé son roman, Le marchand de premières phrases, il a aussi voulu mettre en valeur une oeuvre tout entière tournée vers la défense des idées et du Savoir comme moyen pour l’homme et de s’élever et de lutter contre l’obscurantisme. Situé dans un monde désincarné, où l’informatique, les logiciels, les algorithmes, la dématérialisation ont remplacé l’écriture et celui qui la produit – l’écrivain -, Le marchand de premières phrases fait oeuvre salutaire. Lorsque le personnage inventé par Matei Visniec, Guy Courtois, propose aux écrivains en mal d’inspiration de choisir la première phrase de leur livre, puisque désormais ne compte que le commencement, il ne fait rien d’autre que de dénoncer l’absurdité du monde dans lequel il vit. Cette société imaginaire, qui n’est pas sans rappeler les univers élaborés par Orwell ou Borgès, est un peu la nôtre. Ecriture baroque, narration foisonnante, thématique puissante, érudition joyeuse, rires et larmes, lucidité et part nécessaire de romantisme, Matei Visniec met en scène la chute de l’homme et nous donne les armes pour l’enrayer. »

Ce livre, c’est l’oeuvre d’un auteur que j’aime, un auteur de grand talent, un humaniste et un homme de convictions, aussi.

Ce livre, pour lequel j’ai âprement plaidé, est sorti en janvier 2016.

Ce livre, c’est aussi une création. Comme une mère devant les premiers pas de son enfant, je tremble quand un livre part dans le monde : sera-t-il chahuté en public? Oublié dans un coin de la cour de récréation? Deviendra-t-il un adulte triomphant?

Ce livre, il est aujourd’hui primé. Je sais qu’il a déjà trouvé une belle place dans le coeur de nombreux lecteurs.

Je fais un cadeau aux lecteurs de ce blog : la très belle dédicace que Matei Visniec inscrivit sur l’exemplaire roumain de son roman, Negustorul de începuturi de roman: « Pour Laure Hinckel, qui protège la littérature roumaine de deux ailes, grandes et françaises ».

C’est moi qui le remercie de pouvoir les déployer largement.

 

dedicace visniec