Pour que le mot entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension

5 février

J’ai fait le rêve suivant : Je montre un jeu d’emboitement de formes et je dis au public de la conférence : « ceci est une traduction ». Et j’ajoute avec force conviction « jamais au grand jamais la pièce qui s’emboîte ne correspond exactement à la forme qui l’accueille ». Et je pense, devant la révélation de cette phrase que je n’avais pas préparée : « pour que le mot convienne et entre à sa place, il faut bien qu’il n’ait pas tout à fait la même dimension ».

C’était une sorte de conférence de presse avec beaucoup de monde et, chose surprenante, il y avait des petits enfants avec leur accompagnatrice. J’ai voulu leur expliquer à eux aussi les choses. Je parlais beaucoup, c’était tout un discours très riche, très imagé, très posé et construit, devant des personnes qui souriaient et acquiesçaient et souhaitaient intervenir à leur tour.

 * 

 

Les passages entiers et passionnants sur les pièces de puzzle, c’était dans Solenoïde… D’où me vient ce rêve? Mais dans Les Ponts aussi, le petit enfant joue à assembler des « contes en morceau ». 

J’avance lentement. Mon esprit s’évade. Je passe plus de temps à rédiger ce journal de traduction, à écrire dans mon journal, à préparer des projets, qu’à rajouter des pages à la traduction de Melancolia. Depuis décembre je pense à un livre qui serait le fruit d’un voyage : je voudrais faire le tour des traducteurs de roumain en Europe. Une photo, un portrait, une discussion centrée sur les questions de traduction qui nous taraudent, les uns et les autres. Bien entendu, comme lorsque je parle de traduction, je parlerai de souffle, de pensées, je traverserai des histoires personnelles… Et puis l’itinérance en chemin de fer, sur cette toile de trajets: j’en rêve.

J’ai passé une partie de mon après-midi à modéliser sur une carte tous ces voyages ferroviaires entre des villes européennes et j’ai commencé à élaborer mon budget. 23 jours de trajets, des billets Pass. Je suis déjà en voyage, Sofia pour y voir Lora Nenkovska, Fredrikstad pour y voir Steinar Lone, Bilbao, pour discuter avec Maria Ochoa de Eribe, Leiderdorp, pour retrouver Jan Willem Bos… Et Rome où vit Bruno Mazzoni, Cracovie, où se trouve Joanna Kornas-Warwas… Et Arges en Roumanie, où l’anglaise Jean Harris a élu domicile, et Bucarest, où c’est l’italienne Clara Mitola qui s’est installée. Et puis Dusseldorf, pour rire avec Jan Cornelius.

Et ce n’est pas d’écouter l’album Sastipen Tali de Paco Fernandez qui me ramènera sur terre. Je suis loin, grâce aux accents flamenco, grâce aux voix rauques et aux guitares sèches. Il y a un morceau particulièrement beau où résonnent les sabots d’un cheval dans une cour inondée de soleil – ou pourquoi pas, à l’ombre des murailles blanches ourlées de bougainvilliers. Et tout ce que je pourrai écrire de plus ne sera jamais à la hauteur du vers de Baudelaire « la musique souvent me prend comme une mer ». 

*

Je suis restée suspendue dans cette bulle de rêve, au-dessus de ma traduction, lorsque je suis arrivée au verbe « lipăia », troisième personne du singulier de l’imparfait.

En réalité, c’est une phrase qui rassemble à elle seule trois difficultés : În bucătărie lipăia cu tălpile goale pe mozaicul de pe jos, în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, privea ţevile chituite roșu de sub chiuvetă, atingea câlţii ce se iveau din chit aspri și mânjiţi, privea dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului și aerisirile îmbâcsite de pânză de păianjen înnegrită.

 

Je me suis rendu compte que je ne devais pas confondre avec « lipa-lipa », un mot fait du redoublement d’une onomatopée et qui signifierait, selon les dictionnaires, « traîner les savates », autrement dit, « trainer les pieds ».

Mais… Mais le verbe a lipăi est défini de manière assez imprécise : « bruit caractéristique des pieds chaussés ou pieds-nus sur le sol » dit le dictionnaire.

En fonction du sol et de l’attitude corporelle, on conviendra que le bruit exercé par la plante de pied n’est pas le même. Frotter? traîner? claquer? Et quand il s’agit d’un petit enfant qui marche pieds nus sur le sol dur et lisse de sa maison?  Le « bruit » de la définition du dictionnaire est étrange. Des pieds nus sur le béton par exemple, quand le talon frappe durement, vont plutôt « résonner » au lieu de faire eux-mêmes un bruit.

Dans le vieux dico rouge de Frédéric Damé, a lipăi , c’est « clapoter ». Je n’ai pas fait le tour, je crois, de ce mot qui, chaque fois que je le rencontre, me demande de vraiment bien réfléchir au sens voulu par l’auteur.

Dans cette même phrase, le petit garçon marche donc pieds nus sur  « mozaicul de pe jos în care văzuse mereu chipuri și construcţii ciudate, »  : un sol qui a des motifs dans lesquels il avait toujours vu des visages et des constructions étranges. Mozaicul n’est déjà pas de la mosaïque, c’est certain. Ce type d’artisanat coûteux ne se rencontre pas dans les immeubles standards des années 70 tel que celui où l’enfant demeure.

Ce n’est pas non plus du carrelage, qui porte un autre nom en roumain.

Je vois assez rapidement un sol très lisse avec des inclusions de divers morceaux de pierre, de dalles. je suis aidée aussi par ma connaissance de ce genre d’appartements.

Désormais, aucune précision ne m’est plus d’aucune utilité. Ce qui comptera, c’est que l’on puisse comprendre, sans buter sur le passage, qu’il est aisé de voir des figures dans ce revêtement de sol…

Combien de temps ai-je tourné et retourné dans ma tête la façon de dire ça? Et tout ça pour ça? Pour choisir finalement d’écrire « ses pieds nus frottaient sur le sol mosaïqué »? Oui, des détours, j’en ai fait, mais cela valait le coup.

J’ai préféré ici l’imprécision au choix d’un terme certes précis mais plus technique comme « granito » ou « terrazzo » : il semble bien qu’un sol dur, lisse, contenant des inclusions de pierres de différentes tailles, formes et couleurs s’appelle un granito ou un terrazzo. 

Mais il était inconcevable pour moi d’inclure ce terme net et tranchant, au profil exotique en -o, dans cette phrase dont l’enjeu n’est pas la précision technique mais l’évocation. J’espère avoir réussi.

A la fin de la phrase, je voulais :

-éviter l’emploi d’un adverbe à rallonge : negligent, négligemment,

-faire comprendre qu’il ne s’agit pas de traces de peinture mais d’enduit à la chaux, car le « zugrav » qui pratique la « zugraveala » travaille avec un mélange (d’ailleurs naturel) de lait de chaux et de pigments,

-enfin, l’auteur l’écrit clairement, si les boitiers électriques sont brossés de badigeon, c’est parce que le badigeonneur a travaillé à la va-vite, sans soin.

«… dozele electrice din pereţi peste care trecuse neglijent bidineaua zugravului » donne « …les boitiers électriques brossés de chaux par négligence du badigeonneur… ». 50 signes en roumain, 47 en français, je ne m’en suis pas mal sortie.

Mais surtout, ce bout de phrase insignifiant qui m’a donné du fil à retordre m’a beaucoup appris sur ce que je sais de la société roumaine pour y avoir vécu, et ouvre une fenêtre sur un aspect incontournable de l’époque, dans les sociétés communistes à l’Est: le travail bâclé, le à peu-près, le « ça ira bien ». C’est important de le savoir.

 

A suivre, demain même heure

 

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La table jaune, le lit tapissier jaune

La suite du Journal de traduction de Melancolia

4 février 2020

Je tourne la page  (je commence à la vitesse de l’escargot!) et je retrouve la difficulté de traduire « studio » ! Je me souviens que j’ai voulu écrire une note dans le Journal de Solénoïde et que je ne l’ai pas fait.

La langue roumaine, on le voit bien, c’est tellement facile. Un studio, c’est un studio, et pour faire la différence entre un studio d’étudiant et un studio d’enregistrement, il n’y a qu’à se fier au contexte. Pas de quoi fouetter un chat.

Mais si. Enfin, il y a matière à discussion. J’explique.

Quand l’auteur parle de « studio », de « lada studioului » ‘ »coffre » ou « boîte » du « studio »), c’est parce qu’un enfant s’y cache, ou bien se tient juché dessus afin de pouvoir regarder dehors. D’autres fois, le personnage, comme dans Melancolia, tombe dans des rêveries labyrinthiques à force d’observer de près le tissu tapissier aux motifs fleuris du « coffre du divan »… Souvent, le petit enfant se cache dans le « coffre », au creux de la couette qui s’y trouve rangée. Souvent aussi, le héros pose son livre « sur le coffre », dont on comprend qu’il doit donc se trouver à portée de main…

Ce coffre, ce divan, ce lit qui semble bien ne pas ressembler aux lits que l’on connaît donne du fil à retordre aux traducteurs. Il y a des fois où ce n’est vraiment pas important de savoir avec précision dans quel type de lit ou de divan le héros passe ses journées. Mais, très souvent dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu (notamment dans Orbitor et dans Solénoïde), il vaut mieux comprendre. C’est aussi le cas dans Melancolia.

Arrivée à ce point de mon développement, je pense de quelques images vaudront plus, pour une fois, que toutes les explications:

 

Ce sujet me passionne. 

Je vois dans la présence de ce meuble comme un fait d’histoire de la vie quotidienne de la société roumaine. Je ne sais pas quand a été inventée cette pièce de mobilier. J’y vois une création adaptée à l’exiguïté des pièces de vie où l’on devait, aussi, dormir. C’est pour cela que c’était pratique d’avoir, derrière l’abattant, un grand espace où rouler toute la literie, drap de dessous, couette, oreillers, afin de profiter du divan pendant la journée. J’y vois aussi un meuble-cocon destiné à protéger le ou les dormeurs du froid glacial provenant du mur. Une sorte de développement dans la modernité de l’habitude rurale et archaïque (mais qui revient à la mode, j’ai vu ça dans des intérieurs chics!) de clouer au mur une tapisserie en laine.  

Une brève recherche dans les textes littéraires m’a conduit à trouver ce meuble chez Radu Cosaşu, chez l’auteure de romans policiers Rodica Ojog Braşoveanu (qui a écrit une fabuleuse sage historique avec un personnage récurrent), ou chez Adriana Bittel, romancière et nouvelliste.

Mais c’est chez Mircea Cărtărescu que ce meuble est le plus présent. J’ai compté 5 occurrences dans Solénoïde. Et dans Melancolia, on le retrouve dans la première nouvelle, Les Ponts, aux pages 22, 28. Puis aux pages 31-32 et enfin à la page 52.

Je n’ai pas pu faire l’économie d’une traduction explicative. A la page 28 (p. 33 de l’original), j’ai donc écrit  « Ils étincelaient jusqu’à la dissolution dans la lumière, l’armoire jaune, la table jaune, le lit tapissier jaune, avec son abattant tapissé jaune derrière lequel on rangeait les draps. » 

C’est évidemment un peu plus long que l’original Străluceau până la dizolvare­n lumină șifonierul galben, masa galbenă, studioul galben, lada galbenă de la studio ; mais au moins on voit, j’espère, ce qu’il faut voir.

Ce qui compte finalement, c’est que je suis enfin à peu près contente de la manière dont les mots roumains deviennent français lorsqu’il s’agit de présenter cette réalité peu connue  (peu connue en dehors de Roumanie, ai-je l’impression – mais que les lecteurs des pays de l’Est n’hésitent pas à me dire en commentaire si ce type de lit existe dans les pays voisins!). 

Innocent, presque anodin, ce « studio » est la parfaite liaison entre les deux journaux de traduction, celui qui est né avec Solénoïde et celui-ci, que je commence à écrire en même temps que je traduis Melancolia.

 

A suivre, demain, même heure

 

 

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Journal de Melancolia, une traduction en confinement

Depuis quelques jours, Melancolia, le nouveau livre de Mircea Cartarescu est en librairie, publié par  les éditions Noir sur Blanc  (cliquer sur leur nom pour accéder à la page du livre sur leur site) et l’ouvrage est accueilli par une belle presse!  Vous pouvez retrouver tous les articles parus sur cette page de mon site, accessible sous le menu mes Traductions en cliquant ICI .

Aujourd’hui, je commence la publication de mon Carnet de bord, de mon journal de traduction. Entamée le 3 février 2020, cette traduction m’a menée jusqu’en juillet et a été marquée par l’irruption du confinement.

J’espère que ces réflexions et notes, sur une traduction une fois de plus passionnante, intéresseront les lecteurs de La Part des Anges.

Bonne lecture!

 

3 février 2020

Ça y est, j’ai reçu le nouveau livre de Mircea Cărtărescu ! Je le tourne entre mes mains, j’aime beaucoup sa couverture rigide, sa jaquette en papier relief, toute en dégradés de gris sur un fond crème, et son titre, Melancolia, en orange, qui est aussi l’orange des pages de garde. J’ai mon contrat des éditions Noir sur Blanc, j’ai aussi le PDF des deux nouvelles, La danse et La Prison, qui forment le prologue et l’épilogue des éditions en traduction : tout y est, je vais pouvoir commencer mon travail.

En réalité, j’ai entamé la traduction dans ma tête, dès le premier contact avec le livre, il y a quelques semaines. J’ai lu les trois nouvelles en retenant mon souffle, entre le frisson de mes sens et la peur de comprendre. Les Renards, nouvelle centrale, m’a terrifiée. Elle est réellement d’une terrifiante beauté. Elle plonge au cœur même de ce que peut être une relation fusionnelle entre un frère et une sœur : l’amour qui va jusqu’au sacrifice. Et puis, j’y trouve l’auteur dans une parcelle de ce qu’il a de plus intime et que son écriture charrie depuis les origines en la magnifiant à la fois. Hâte d’entrer dans la chair pulsatile de ce texte.

On est le 3 février 2020, c’est un lundi, j’entame Les Ponts, la première des trois nouvelles composant le Melancolia publié en Roumanie. J’écoute Gramme, un son qui vient des tréfonds de la mémoire, traversé par les lumières des phares d’une longue virée nocturne en écoutant radio Nova. Comme cette nuit-là, je ne sais pas encore quels tortueux échangeurs je vais emprunter pour arriver au bout de la route.

A suivre, demain, même heure

Bien ensemble – Laure Hinckel, traductrice, pendant et après le coronavirus

 
Voilà, c’était ma façon de répondre à ces questions posées par Iulia Badea-Guéritée, de l’Institut culturel roumain de Paris, que je remercie pour l’invitation.
Je m’insère ainsi dans une magnifique série d’entretiens, après les amis Matei Visniec et Cristina Hermeziu, et aux côtés de nombreux musiciens et artistes.  
J’espère qu’il y aura des commentaires pour me dire si vous partagez ma vision de cette période difficile.
Et puis il y a peut-être parmi vous des admirateurs des « Lettres à Olga »? Et des lecteurs de la revue AOC? Dites-moi tout!
 

Point final… « à l’abri des terrifiantes étoiles »

Une année de traduction de Solénoïde. La fin de mon journal.

21 novembre

L’ivresse de la course. Il me reste neuf pages à traduire! Je regarde derrière moi comme si un autre coureur de fonds me talonnait. Le tournis. Je ne cesse de scroller en tous sens. Je vérifie et revérifie des termes récurrents. Elle est tellement évidente, la démultiplication de nos possibilités, permise par l’outil informatique. Scoabe de fier, centrul de butelie, halat, aur topit, molie, sifonarie, cângi, aprozar, alimentara, Pelikanol (c’est notre colle Cléopâtre, fabriquée à base d’amidon et avec un parfum d’amande amère!), Petrosin… Des mots anodins qui requièrent mon attention. Et je pense à un Dictionnaire Cărtărescu. Comme une carte littéraire de son univers à travers ses thèmes, ses lieux, ses personnages et ses objets parfois (souvent) récurrents. Je me rends compte que je n’ai rien écrit au sujet de la traduction du fameux lada studioului. Un juteux exemple. Ce sera pour une autre fois.

Il me reste neuf pages, demain je commencerai la relecture finale. Il me faudra  resserrer les boulons, comme on dit dans notre jargon. Corriger des milliers de fautes de frappe. Prendre encore plus de distance critique avec ce que je choisis d’écrire pour donner une forme française à ce merveilleux texte. Je sais que cette relecture ne sera que la première. Une fois ma version envoyée, je continuerai à relire et il y aura ensuite la relecture de mon éditeur. Et, je le sais aussi déjà, qu’elle pointera des corrections à faire. C’est le jeu. Heureusement, je sais qu’elles seront limitées. Mais elle est là, la nouvelle trouille, après celle du bien faire pour l’auteur : que ce que j’ai écrit en traduction plaise à ceux qui liront. Car mon éditeur sera finalement le premier francophone à découvrir par lui-même les personnages, l’histoire, la pensée, toute la chair de l’oeuvre intitulée Solénoïde. Et il aimera ou pas. Je sais déjà que je serai dans mes petits souliers tant que je n’aurai pas un bon retour de David.

Mais d’abord, finir. Il y a eu l’époustouflant chapitre 45. Des jours et des jours à 18157, à 18354, à 17700, à 18468 signes dans la journée. Parfois seulement 3653 signes, comme le 9 novembre, lorsque j’ai dû aller à Orléans pour rencontrer les responsables de l’association Tu connais la nouvelle? On va travailler ensemble sur une tournée d’écrivains roumains en région Centre en 2019. J’espère que cela sera du sérieux.

Et puis il y a les préparatifs de la Tournée des traducteurs que je partage avec Cristina Hermeziu. Notre première étape sera à Beaune, début décembre et il y en aura huit ou neuf en tout durant les six premier mois de l’an prochain, le temps de la Saison france-Roumanie. Recréation de la conception des affiches, avec mon idée d’une France vue du haut d’une montgolfière, et nos étapes marquées par une petite manche à air rigolote que j’ai tracée à l’aquarelle… De la respiration dans mon marathon.

Le chapitre 45, donc, est l’étonnant voyage du narrateur dans la peau d’un acarien, d’un sarcopte de la gale dans la main de Palamar. Jeu fractalique des mondes et des visions imbriqués, marque de fabrique de M.C. Le très grand se reflète dans l’infiniment petit et vice-versa. Tout est signe, signal et correspondance biblique dans ce voyage vers une autre dimension, pas au sens de 3e et 4e dimension, mais au sens de taille des univers, voyage dont il revient avec l’amertume de n’avoir pas réussi à délivrer son message : car l’homme n’est pas capable de saisir ce qui est au-delà de lui. Il est réellement aussi aveugle qu’un acarien.

Il y a eu aussi le joli conte des trois cœurs, le cœur de cristal, le cœur de fer et le cœur de plomb, que le narrateur écrit pour sa fille à naître. Et puis, devant la carte de Bucarest, le narrateur marque les emplacements de tous les solénoïdes enterrés dans le sous-sol de la capitale.

Avec tout ça, je suis arrivée au chapitre 49 et j’ai senti que Mircea Cărtărescu voyait lui-aussi le bout de son livre : « Mon monde va prendre fin bientôt, avec la fin de mon manuscrit ».

Si vous ne voulez pas savoir comment se termine le roman, il est temps d’arrêter votre lecture!

Par une journée torride anticipant la catastrophe finale, le couple et le bébé se promènent dans le centre de Bucarest, entrent dans un vieux cinéma pour y trouver de la fraîcheur et là, le narrateur se retrouve devant un film-rêve où il se voit guidé par un enfant dans un tombeau où se trouve le gisant de sa propre mère. Moment de douleur suprême du remord, celui de n’avoir pas allumé de bougie au chevet de sa mère morte pour éclairer son chemin dans l’au-delà. Remord symbole de tous les remords, je le vois comme un appel à accomplir nos actes, ceux qui nous construisent. Tant qu’on ne les a pas accomplis, fût-ce par l’intermédiaire d’un rêve salvateur, ils restent comme une brique manquante, celle qui affaiblit, par son absence, la construction de nous-mêmes.

L’ultime chapitre est à la fois swiftien (coexistence gullivérienne des humains et des assaillants très petits –  ici les acariens, c’est-à-dire des araignées), naïf, c’est-à-dire renvoyant à des images iconiques et grand moment d’explication : les veines mystérieuses qui apparaissaient ici et là dans le sol tout au long du roman étaient les points d’alimentation des enfers, peuplés de créatures se nourrissant de la douleur humaine. La vision apocalyptique de la Bucarest en forme de pyramide inversée s’élevant dans le ciel, est une nouvelle Laputa et une vision en creux de l’Enfer de Dante tel que représenté par Botticelli. La double auto-référence est visible dans l’évocation de cette Laputa, peuplée de mathématiciens, comme cette Bucarest recréée autour des pensées mathématiques les plus extrêmes, les plus impensables, les plus poussées aux limites de l’entendement humain, et que le narrateur manipule et interprète à son niveau…

Reprise du poème sublime de Dylan Thomas et vision saisissante, dans la Morgue où tout le peuple des piquetistes s’est rendu une dernière fois avant le décollage de la ville, des dizaines d’hypostases du corps du narrateur, illustration de la pensée espace-temps enfermant chaque hypostase de nous-mêmes dans la seconde immédiate, comme une suite d’arrêts sur image. Notre expérience existentielle est une succession de présences corporelles uniques, chacune d’elle côtoyant son double irréalisé. Le narrateur traverse une vaste exposition de ces corps sur les tables d’analyse de la Morgue. Vision non pas mortuaire ni morbide, mais philosophique. Irina, leur nourrisson et lui vont finir leurs jours dans la petite chapelle en ruine découverte dans la forêt, un jour quand ils cueillaient des glands pour les rapporter à l’école 86.

22 novembre 2018

« …à l’abri des terrifiantes étoiles« . Je viens de taper le point final de la traduction. Il est 15h39.

302505 mots. 1 772 737 signes. 21299 lignes.

10 mois et 22 jours d’écriture.

J’ai vécu le calvaire scolaire de la manipulation maladroite des chiffres et des calculs. Noter, avec cette précision maniaque leur interprétation de mon travail a aujourd’hui quelque chose de jouissif, car ils ne disent rien que ce qu’ils décomptent. C’est ma revanche. Ils sont parfaitement univoques. 21299, c’est 21299. Ça ne peut pas être interprété. Seulement décomposé, éventuellement. Pas coloré. Ni mal traduit ni bien traduit. Ni chargé de rêve et de références. Les mots, en revanche…