Détours

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

Kleist ouvre la danse. Marin Mălaicu-Hondrari écrit « Kleist – cel mai avid dintre toţi. »

Le plus avide? Dans une première version en 2011, j’avais écrit « insatiable ». « Kleist – le plus insatiable de tous ». Une première phrase énigmatique. Avide de quoi? Insatiable ?

Aujourd’hui, je vais préférer  » Kleist – le plus frénétique de tous ». Marin écrit juste après « J’ai commencé comme ça. Heinrich von Kleist – le plus frénétique. Mon préféré aussi. » 

Frénétique, la vie d’Heinrich von Kleist dans l’Europe en guerre entre une Révolution française bouleversant les alliances et l’ascension de Bonaparte. Frénétique et révolutionnaire dans l’ordre des idées, son œuvre. Inspirante, également. Romantique en diable, et dramatique, puisqu’elle se termine par cet amour passionnel pour Henriette Vogel, son égérie. Elle le précède dans la mort, car il la tue et retourne son arme contre lui. Elle avait 31 ans, était malade et incurable, lui, 34.

Je ne peux m’empêcher de penser à un autre roman que j’ai traduit entre ces deux versions (2011 – 2021, j’ai mis du temps à trouver un éditeur, merci Claro et Jérôme Dayre de chez Inculte!), et ce livre c’est L’Histoire de Bruno Matei, de Lucian Dan Teodorovici.

Kleist y occupe une position centrale, en la personne, si je puis dire, du pantin Vasilacke. Lors de l’instauration du régime communiste, le héros, formé à Naples au maniement des marionnettes, est accusé, après son retour en Roumanie, d’avoir écrit un texte centré sur Kleist et son essai intitulé Sur le théâtre de marionnettes, texte jugé ô combien subversif par les sinistres officiers qui l’interrogent et le torturent. Après un « accident » au terme de nombreuses années de goulag roumain, Bruno le marionnettiste se réveille amnésique et tout ce qu’il possède encore est le pantin Vasilacke. On se demande tout du long qui des deux est le pantin manipulé : la poupée en bois au bout de ses fils ou Bruno lui-même entre les mains de l’officier de Securitate Bojin (quel personnage secondaire épatant de dualité!) ?

Vous êtes perdu? Ne lâchez rien, ma pensée décrit, dans l’espace, des mouvements dictés par le positionnement de mon centre de gravité, au sein de cet article; j’ai beau avancer en ligne droite, les phrases décrivent des courbes. Ne voyez-vous pas que la pensée danse?

Kleist écrit ceci :

Chaque mouvement avait son centre de gravité; il suffisait de le diriger, de l’intérieur de la figure; les membres, qui n’étaient que des pendules, suivaient d’eux-mêmes, sans autre intervention, de manière mécanique. […] ce mouvement était fort simple ; chaque fois que le centre de gravité se déplaçait en ligne droite, les membres décrivaient des courbes ; et souvent, après avoir été secoué de manière purement accidentelle, l’ensemble entrait dans une sorte de mouvement rythmique qui n’était pas sans ressembler à la danse.

La voix d’Heinrich von Kleist dans ces deux romans sert deux idées différentes : chez Teodorovici, l’âme, appelée centre de gravité, déchaîne les appétits de contrôle total de l’être humain abaissé à l’état d’animalité, par les régimes totalitaires. En effet, pour Kleist, il n’y a mouvement de l’âme, déplacement du centre de gravité, danse et grâce qu’aux deux extrémités de la sensibilité: chez les bêtes et les pantins d’une part, chez l’Etre humain ayant la connaissance infinie d’autre part. Ce n’est pas pour rien que les régimes totalitaires noyautent, pervertissent et détruisent les écrivains. 

Dans Le Livre de toutes les intentions, les écrivains œuvrent à convoquer la grâce dans leurs écrits: l’idéal est bien aussi celui du danseur de Kleist. Le narrateur de ce livre court et fulgurant, écrivain lui-même, a brisé tous ses fils, il a pris le volant de la Lexus, et de nuits blanches en rêves éveillés, il fait danser sous nos yeux le point lumineux de sa clope. Le trait incandescent esquisse les quelques dizaines de vie frénétiques, de Pavese à Tsvetaieva, de Wolf à Pizarnik, de Trakl à Gherasim Luca, de Sylvia Plath à Romain Gary. 

Les mouvements de l’âme de Kleist. La vie frénétique des poètes et écrivains qui mettent fin à leurs jours. Qui coupent les fils eux-mêmes. Parce qu’ils ne trouvent plus leur centre de gravité, celui qui, bien placé, permet des mouvement harmonieux et libres, un déplacement sur la durée. 

Kleist. Et je ne fais que commencer. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

 

 

Puzzles et marionnettes, d’un livre à l’autre

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

16 février

Le petit héros de la première nouvelle, dans Melancolia, joue souvent avec des « jeux en morceaux », ou des « pièces à jouer ».  

Il s’agit de manière évidente de puzzles (quoique parfois, on aurait pu imaginer ces jeux formés de cubes dont les six faces racontent des histoires différentes…). Il y a ces passages :

Ses souvenirs immédiatement dissous, comme s’ils lui étaient parvenus depuis une autre vie, ressemblaient à ces morceaux de carton qui lui servaient à jouer à l’infini, composant, sur la table de la salle à manger, des tableaux avec des princes, des châteaux et des filles dans des cercueils de verre.

Il était à présent assis à la table de la salle à manger sur laquelle étaient éparpillées, à l’envers ou à l’endroit, les pièces en carton de son jeu en morceaux.

Mais Mircea Cărtărescu n’écrit pas le mot puzzle. Alors je n’écris pas le mot puzzle moi non plus. Je vois dans ce choix de l’écrivain l’intention de dire autre chose que ce que dit simplement le mot emprunté à l’anglais, à savoir tout ce que le mot puzzle cache de vérité et d’image fragmentée, éparpillée: en morceaux.

*

J’ai du mal à retenir mon esprit qui ricoche presque à chaque page!

Le garçonnet penchait sur eux sa tête comme un dieu impuissant, comme un marionnettiste qui a cassé ses fils.

Je crois que ce texte fait remonter des bulles d’émotion des profondeurs de ma propre enfance. Comment ne pas fondre à l’intérieur de soi et se retrouver à plat ventre sur le tapis en train de vivre nos vies et nos fantasmes! L’enfant dans le livre manipule un clown, un chat à visage humain et un petit cheval. Moi, j’ai eu toute une société de grenouilles en papier. De la grand-mère au bébé grenouille, tout ce monde  s’agitait autour du pied des lits gigognes!

L’intensité et l’incandescence des jeux de rôle dont les poupées ou les grenouilles en papier étaient nos supports révèlent un monde où l’on détenait le pouvoir total, celui de l’enfant qu’on était.

Au terme d’un passage d’une grande beauté (p. 41-42), l’enfant descend jusqu’à « la dalle de nacre » du sommeil, « la plus profonde, où il pouvait enfin s’allonger et rêver ». J’ai l’intuition que le petit enfant, au terme de ses voyages sur les ponts, trouvera une issue à travers les poupées gigognes de sa propre personnalité.  

Le texte m’emporte, je traduis une page de plus, mais un de mes tentacules reste accroché au marionnettiste de la page précédente comme un pantin à son fil. C’est que je ne peux m’empêcher de penser alors au roman de Lucian Dan Teodorovici. Quelle merveille que son Histoire de Bruno Matei (cliquez ici pour voir le livre),ce héros lunaire, amnésique, qui promène son pantin tout au long du livre! C’est une des traductions qui m’a le plus marquée. Je pense souvent à mes traductions, à mes auteurs qui n’ont pas été assez médiatisés et dont les livres n’ont pas atteint la conscience du public. J’éprouve pour eux de la tendresse teintée de culpabilité. Et si je n’avais pas tout fait pour qu’ils grandissent au soleil de la notoriété?

 

 

 

A suivre, demain même heure

 

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