Do not cross : au contraire, entrez, vous y trouverez une pépite de la littérature roumaine

J’ai tout de suite eu envie de traduire ce roman qui m’a impressionnée par son souffle, sa
tension.. c’était il y a …. dix ans je dirais.
J’ai été attirée par cette écriture complexe au service de sujets parfois dérangeants. C’était noir et spécial. Le sujet de société qui est abordé par Do not cross et la concision avec laquelle il est écrit m’ont poussée à faire tout ce que je pouvais pour faire connaître cette romancière (qui n’est pas à Bucarest, mais dans la belle ville de Cluj, en Transylvanie).
Dora Pavel use, dans ce roman, d’une plume tranchante qui dissèque avec précision les sentiments troubles et ambivalents de son narrateur.
C’est paradoxal, mais je dirais que son livre est très français !
Il s’attache, en peu de pages, à cerner les failles intimes de son narrateur tout en tendant au lecteur un miroir de la société où l’action se déroule.
J’ai trouvé ce quatrième roman de Dora Pavel très réussi.
Il est impossible de lâcher le livre dès que l’on entre dedans, et que l’on est happé par la voix de ce jeune narrateur racontant sa course en forêt sous la menace de son ravisseur.
Son récit est entrecoupé de souvenirs familiaux et d’analyses de ses propres sentiments qu’il perçoit comme des déviances, à l’aune de la société dans laquelle il a grandi et où l’homosexualité était réprouvée.
Cela n’en fait pas pour autant un livre de genre, car c’est le désir, le désir universel qui est au centre.
De plus, on y trouve l’examen attentif des relations entre deux frères au sein d’une famille divisée par le divorce.
Et que dire des pages s’attachant à montrer les complexes et délicats rapprochements entre un fils et son père? Ce sont des pages déchirantes. Aussi bouleversantes que celles où il est question du frère et de la mère de Cezar.
 
Sous la belle couverture choisie par notre éditrice Marie Barbier :
 

Cet azur d’en bas, azur second

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

Cet azur d’en bas, azur second, me fait penser à Mallarmé. Est-ce que les poètes capturent les mots? Est-ce qu’ils en font leur créature docile à tel point qu’ensuite, promenés par d’autres, ces mots nous font inévitablement penser à leur maître initial? En tout cas ces trois lignes à la page 139 sont magnifiques :

Plouase toată noaptea și de‑a lungul șinelor de tramvai se făcuseră bălţi în care se reflecta cerul azuriu. Acel azur de jos, azur secund, îi dădea o senzaţie de leșin.

Il avait plu toute la nuit et, le long des rails de tram, s’étaient formées des flaques où se reflétait le ciel azur. Cet azur d’en bas, azur second, lui donnait une sensation d’étourdissement.

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Descuiat , c’est ce qui n’a pas été fermé à clé, qui a été « défermé ».

Alors comment dire que les très vieilles maisons ont leurs portes descuiate si cascate?  ? Des portes pas fermées à clé et béantes ?

Les maisons très vieilles, presque des taudis, que le garçon longe lors de sa promenade au printemps semblent habitées, au moins partiellement. Le degré de précision qui se trouve dans descuiat, je ne peux pas le conserver là. L’image de ces portes béantes s’articule avec la phrase d’après:

Tu pouvais voir jusqu’au fond des pièces, les yeux des enfants entassés sur les lits, dans l’ombre épaisse, la robe de chambre graisseuse de la mère de famille qui mélangeait quelque chose dans une casserole, la fourrure d’un chien couché en boule sur le plancher.

Je règle donc la question en posant : …nombre d’entre elles ayant leur porte grande ouverte sur la lumière. 

Ce qui compte ici c’est le contraste entre l’air printanier du dehors et l’ombre humide mais habitée de ces intérieurs comme des terriers. L’ambiance de tout le paragraphe est celle d’un fort contraste photographique, comme dans une photo argentique de Klavdij Sluban ou de Cartier-Bresson.

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Misère, je suis bloquée depuis des minutes par des torturi et des prăjituri!

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Page 141, c’est le retour de l’insectar !!! Je m’étais largement penchée sur ce terme dans cette note du Journal de Solénoïde : https://laurehinckel.com/les-insectariums-oniriques-de-nicolae-vaschide/

Le contexte est bien différent. L’adolescent entre dans une pâtisserie dont le propriétaire sans aucun doute avait rêvé de devenir entomologiste, car, dans les alvéoles en satin crème incroyablement délicates des boîtes de luxe, étaient placés, comme dans des casiers, de lourds insectes en chocolat…  

Page 145,  on s’approche du sublime dans cette nouvelle extraordinaire sur l’adolescence et l’amour, sur le destin qu’on cherche à se choisir ou qui vous est donné, et, surtout, sur le mystère des transformations physiques. Il est amoureux et, se la décrivant, il se dit C’est à quoi j’aurais ressemblé si j’avais été une fille et on découvre 

Attention, spoiler!
qu’il passe son temps en classe à se représenter à quoi ressembleraient ses camarades s’ils étaient de l’autre sexe.

C’est là que se trouve cette phrase qui contient un joli défi.

Fiecare șuviţă parcă avea viaţa și voinţa ei, fremătând și frământându‑se și lucind stins în soarele metafizic al amiezei.

Cette phrase évoque la tonicité des boucles décoiffées de la fille dont le garçon est amoureux. Pas de souci pour reproduire en français l’allitération en v de viaţa și voinţa qui devient sa vie et sa volonté :

Chaque mèche semblait avoir sa vie et sa volonté propres…

A fremăta : frémir, frissonner. Note au cas où que, j’ai, comme synonyme de frémissant, en français, le mot fiévreux. Je note au passage l’existence du verbe fébriciter, surtout employé sous la forme de fébricitant. Là, c’est moi, l’entomologiste qui épingle un spécimen très rare dans son cahier!

A frământa ici, en plus employé dans sa forme réfléchie, cela peut être s’agiter, se troubler, car bien entendu le verbe n’est pas employé au sens de pétrir…

Mais comment rendre ce participe présent du verbe frământa quand il s’agit de boucles de cheveux? se mélangeant? s’entremêlant? ondoyant?

Je vais choisir s’entremêlant, en espérant soutenir convenablement la vigueur indépendante de ces boucles admirées par l’adolescent :

Chaque mèche semblait avoir sa vie et sa volonté propres, frémissant et s’emmêlant et brillant sourdement dans le soleil métaphysique de la mi-journée.

Je m’arrête là. 6 grandes pages traduites comme en observant un rêve.

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Rendez-vous demain, même heure. Et n’hésitez pas à laisser un commentaire!

 

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