Une comptine sur quatre pieds, au lendemain d’un ballet

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

11 mars 2020

J’ai en tête et j’ai dans les yeux et même un peu dans le corps le superbe ballet de Malandain, vu hier soir au théâtre de Chartres. Page 73 de Melancolia, je croise une autre mélodie, toute simple, celle d’une comptine à dire en faisant des gestes précis:

Trece doamna prin salon / și apasă pe buton

Une mémé dans le salon / qui appuie sur le bouton

Source gallica.bnf.fr / BnF

Il faut imaginer quatre temps, quatre stations légères que celui qui chante exerce du bout du doigt sur le visage de l’enfant: le front, la pommette droite, le menton, la pommette gauche; puis il recommence et à la fin, très vite, « driing » en posant le doigt sur le bout du nez. L’effet de surprise fait rire aux éclats le petit enfant!

Ces quelques mots de ma traduction me font revivre le jour où j’ai adapté pour ma fille tout bébé cette formulette roumaine si populaire. Et voilà que j’en  place* une partie dans Melancolia, au cœur d’un si beau passage que c’est presque un crime d’en extraire des morceaux. Ce serait comme démantibuler un beau jouet aux proportions harmonieuses.

Alors voici le passage en entier:

Ensuite, la nuit tombait et il devait réveiller Isabel, brûlante et ensommeillée, parce qu’il leur fallait de nouveau manger quelque chose. Les parents leur disaient ensuite bonne nuit, ils les embrassaient sur le front ou sur les joues et ils quittaient la chambre comme s’ils

 n’avaient jamais existé. Derrière eux, la porte se claquait sans intervention humaine, comme quand il y avait un courant d’air. Dessous, il restait toujours un trait de lumière éclatante comme une lame de sabre. Mais les enfants ne se couchaient pas. Alors seulement commençait leur vie secrète. Car à peine la porte était-elle fermée, que la petite fille courait dans le lit de son frère où ils se roulaient en boule sous la couverture pour s’amuser ensemble et pouffer de rire. Jamais ils ne se sentaient plus heureux, pas même quand ils jouaient avec leurs joujoux. Le frère tirait les cheveux de sa sœur quand elle s’y attendait le moins, il riait de ses protestations, il lui touchait du bout du doigt le menton, l’oreille, le front en lui chuchotant : « Une mémé dans le salon, qui appuie sur le bouton », et le dernier mot tombait sur le bout du nez. Ou alors, il lui faisait la petite bête qui monte, avec deux doigts sur son petit corps recroquevillé qui faisait semblant d’avoir peur, avant même qu’il ne commence : « La p’tite bête qui monte, qui monte, qui monte, et qui te mangera ! », puis il lui chatouillait le ventre ou l’épaule : « Et ici, et ici ! » Ils riaient à en transpirer, s’efforçant de ne pas faire trop de bruit, pour que leur jeu ne soit pas interrompu. Le garçonnet contemplait sa petite sœur avec émerveillement. Pour lui, elle était la seule créature qui existait pour de vrai dans le monde. Cela lui plaisait tellement qu’elle ait des yeux noirs et vraiment d’une taille inhabituelle, on aurait dit rien qu’une pupille, cela lui plaisait qu’elle ait les cheveux plus foncés que les siens et que, en

 tout, elle soit plus noiraude, ses petits doigts l’amusaient, il les prenait entre les siens et il les faisait bouger, ébahi, dans tous les sens, il la faisait rire pour voir ses petites dents crénelées. Sa sœur, qui parlait pourtant de manière courante et correcte, ne savait pas prononcer les « r » et cela le ravissait. Il la taquinait, il se moquait d’elle, mais la petite ne se fâchait pas, parce que Marcel était lui aussi, pour elle, le seul être réel, tandis que le monde alentour était brume, vent et questionnement.

La deuxième comptine, celle de la « petite bête qui monte » subit une plus forte adaptation. Dans l’original, Gogoriţă, und‑te duci? La Isabel, s‑o mănânc! Și de unde‑o s‑o apuci? c’est un dialogue qui s’instaure: Petite bête où vas-tu? Chez Isabel, la manger! Et par où tu commences?

J’ai préféré la formule française. Une autre tentative aurait parue forcée puisque le jeu est décrit et que tout lecteur français s’attend à entendre de nouveau, comme dans son enfance, la p’tite bête qui monte…

Je me sens bien dans la bulle de ces deux petits enfants, car hier soir, la peur a pris la couleur bleue des masques sur le visage de plusieurs spectateurs. On ne voyait qu’eux dans la grande salle à l’italienne.

 

* Ma version dans la vraie vie fait trois tours de frimousse :

Une mémé en robe marron

fait le tour de son salon

et appuie sur le bouton,

Driiing!

 

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Plus désirable que le bonheur, parce que plus durable

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu

10 mars 2020

Source gallica.bnf.fr / BnF

Mais comment écrit-on des choses aussi belles et douloureuses? Aussi vraies que l’amour d’un frère et d’une sœur, deux tout petits enfants inséparables et qui voient le monde depuis l’intérieur de leur bulle.

Comme dans la première nouvelle, tout est fragile, léger, délicat dans cette écriture qui semble aller sur la pointe des pieds pour ne pas déranger les enfants. 

Je manie avec attention une phrase comme celle-ci : 

Erau două suflări de vânt numite mama și tata, așa cum poate că‑i văd pe oameni pisicile și păsările cerului. 

En moins de deux elle pourrait se transformer en phrase pleine de « qui » et de « que ».

Finalement je dépose :

C’étaient deux souffles de vent nommés maman et papa, et peut-être les chats et les oiseaux du ciel voient-ils les gens ainsi.

*

Le mot caraghios. Quel mot appétissant. Il faut le prononcer « karaguios » en roumain, mais les locuteurs de turc reconnaîtront le Karagueuz (forme francisée de Karagöz qui veut littéralement dire « yeux noirs »), le nom de ce bouffon du théâtre d’ombre traditionnel…

Je dis appétissant parce que j’aime sa prononciation. J’ai ma petite liste de mots qui me plaisent pour le bruit qu’ils font à mon oreille. C’est aussi un des premiers mots roumains que les étrangers apprennent pour l’entendre à tout bout de champ, car tout, alors, devient caraghios : leur accent en roumain, leur façon d’être, et pour eux, nombre de réalités locales s’avèrent caraghioase.

Tout ça pour dire que caraghios peut vouloir dire aussi bien amusant, cocasse, burlesque, rigolo que bizarre, étrange, ridicule.

Marcel imita nu numai fiecare voce a fiecărei păpuși și a leilor și urșilor și purceilor de cârpă, ci și pocnetul puștilor, ciocnirea săbiilor, strigătele de agonie, totuși caraghioase, ale celor ce mureau ca să învie la loc a doua zi.

Marcel imitait non seulement les voix des poupées et des lions et des ours et des cochons de chiffon, mais aussi le claquement des pistolets, le choc des sabres, les cris d’agonie, cocasses encore, de ceux qui mouraient pour ressusciter le lendemain.

Cocasse a ce double sens de drôlerie pouvant verser dans le ridicule. Tant mieux.

*

Les deux enfants lisent tête contre tête de grands livres illustrés et puis le soir arrive :

Et alors tout semblait soudain figé, pris dans l’ambre comme les insectes et les fleurs anciennes, invariable et impérissable et très triste, et pourtant plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Voilà. …plus désirable que le bonheur, parce que plus durable.

Vous n’avez pas le cœur serré, vous?

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Par les chemins noirs de son imaginaire

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

9 mars 2020

Et j’ouvre le texte intitulé Les Renards.

*

Il est 22h35, je n’ai pas fait plus de 2435 signes aujourd’hui. Ma vie de traductrice est la vie de tous les parents qui travaillent. J’ai passé presque deux semaines à me concentrer sur Parcoursup et sur la recherche d’une nouvelle résidence universitaire. Plus tout le reste. Et aujourd’hui, les plages de concentration ont été entrecoupées de mails et de coups de fil à passer.

Vers la fin des Ponts, je voulais noter quelque chose au sujet du « crayon-encre ». Je me suis souvenue que j’ai écrit à ce sujet dans un chapitre de mon journal de Solénoïde, Les énormes rouages du temps crissent sur ce grain de sable! publié en octobre 2019…, à retrouver ici ou en cliquant sur le titre de la note ci-dessus. J’aime retrouver dans l’œuvre de Mircea Cărtărescu, d’un livre à l’autre, des thèmes, des objets, des couleurs: je parcours son imaginaire, par les « chemins noirs » de sa carte mentale (tiens, je pense à Sylvain Tesson!) .

Source gallica.bnf.fr / BnF

Première page des Renards, il est question d’une couleur et de bleus. Les bleus sont des coquards et ce qui est violet pourrait être bleu foncé… et au milieu de tout ça, j’ai un son « v » qui est bon pour se transformer en « part des anges »…

En roumain : 

Trăiau odată, într‑un oraș îndepărtat, în care casele păreau vânătăi pe pielea palidă a cerului, doi frăţiori, Marcel și Isabel. Marcel avea opt ani și deja mergea la școală. Isabel era o fetiţă de trei ani. Trăiau într‑o casă cu ziduri vinete, ca toate celelalte (…)

L’histoire commence par « Il était une fois », je sens bien que l’auteur nous prend par la main pour le temps d’un conte violet. Quoique, chez Mircea Cărtărescu, comment discerner ce qui est de l’ordre du violet, c’est-à-dire fantastique, de ce qui est de l’ordre du réalisme?

Marcel et Isabel vivaient « dans une ville lointaine où les maisons faisaient comme des bleus sur le teint pâle du ciel ».  Ils vivaient « dans une maison aux murs violets« .

L’auteur utilise deux mots roumains ayant la même racine: le pluriel du substantif vânătaie et juste après, vinete, le pluriel du neutre vânăt. J’aurais bien voulu avoir deux mots justes, en français, commençant par un « v »!

Il est évident que je ne pouvais pas m’amuser à écrire autre chose que ce qui est écrit. Il se trouve qu’en français une ecchymose est un « bleu », pas une tache « violette » comme en roumain, c’est comme ça.

En ce qui concerne le second mot, si j’avais traduit pour une revue de décoration, j’aurais pu écrire « une maison aux murs aubergine », car c’est à la mode d’écrire comme ça!  Je n’ai pas assez de documentation sous la main pour comprendre pourquoi la langue roumaine a formé le nom de ses aubergines (o vânătă) sur le latin venetus qui signifie « bleu azuré »…

Est-ce à cause de la mauvaise réputation de la couleur violette? A cause de sa tardive identification dans le spectre des couleurs?

En tout cas, il ne me semble pas du tout anodin que cette nouvelle commence sous les augures de cette couleur ambivalente, entre force de l’esprit et force des esprits…

 

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Des boutons en galalithe sur un pull vert

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

 

21 février 2020

p. 43, de gros boutons de galalithe ornent le pull vert que la maman portait le dernier jour. Au cours d’un de ses voyages, l’enfant découvre…

Je n’en dis pas plus, car ce que je veux noter là c’est ce mot, galalithe. En roumain, c’est caseina. Le dico me démange alors je cherche, puisque, bien entendu, je sais ce qu’est la caséine, cette protéine du lait, mais je ne vois pas tout de suite le lien avec les boutons!

La définition du mot roumain renvoie à galalit. Je cherche un peu et je découvre (grande est mon ignorance!) que l’industrie en Europe savait fabriquer des objets en galalithe, et ce jusqu’à l’irruption du pétrole! Cette matière aux évidentes caractéristiques plastiques (au sens de malléable) a pourtant disparu.

Pourquoi on ne produirait plus cette galalithe à partir de la caséine du lait ? Un produit naturel pour remplacer le plastique consommateur de pétrole !

*

Oh ces pages! Près de 6000 signes dans le calme retrouvé du soir. Je ne sais pas comment ces pages sont passées. Je ne peux rien en dire sinon que cette magnifique scène dans le grand magasin désert a absorbé tous mes sens pendant ces dernières heures. Comme si la toile de mon être était plaquée par un appel d’air, tout contre cet univers, et que plus rien d’autre n’existait.  

 

A suivre, lundi 15, même heure

 

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Une affaire de zigzag et une plongée en écriture

La suite du Journal de traduction de Melancolia de Mircea Cărtărescu 

17 février

A Wuhan, les gens restent bloqués chez eux. Dans Melancolia, c’est le début du voyage du garçonnet. Il emprunte son premier pont. Il en avait déjà vu sans oser les emprunter. J’ai la phrase suivante dont les trois derniers mots font l’objet de cette note :

Photo @Laure Hinckel

« Des dizaines de fois il avait craint de suivre cette voie céleste, parce que, de la fenêtre, tu n’en voyais pas le bout, tu ne le voyais que s’amincir vers l‘horizon jusqu’à ce que la branche descendante, de l’épaisseur d’un fil d’araignée, descende sur les bâtiments care zigzagau orizontul. »

C’est limpide, le verbe décrit le fait d’aller dans un sens et dans l’autre en décrivant un zigzag… 

Ici je dois intervenir avec le recul d’une année: j’ai loupé mon coup. J’allais écrire comme dans mes notes de l’époque que le verbe zigzaguer n’est pas transitif, que je suis contrainte d’écrire plus platement « les bâtiments qui déformaient l’horizon »… Mais j’avais tort. Je n’avais pas vérifié, il se trouve que Flaubert a utilisé le verbe zigzaguer dans son usage transitif ! C’est dans la phrase suivante: On avait tendu du linge sur l’esplanade, les cordes où séchaient les chemises du concierge la zigzaguaient dans tous les sens (Flaub., Champs et grèves, 1848, p. 170). Ce cher Flaubert! Dans le regard de l’enfant, la ligne de crête des bâtiments bucarestois forme des zigzags sur l’horizon. J’aurais vraiment pu écrire « …sur les bâtiments qui zigzaguaient l’horizon » et j’enrage de ne pas l’avoir fait. Est-ce que vous  imaginez l’effet de la micro-brûlure que provoque une telle révélation à moi-même?

*

Je n’ai toujours pas de nouvelles de ce qui est prévu au Salon du Livre pour faire écho à la sortie de Solénoïde en août dernier… Pas de nouvelles non plus de ce qui est prévu pour les villes invitées, Timisoara et Bucarest. Il y aurait tant de choses à dire et à mettre en valeur par l’intermédiaire des écrivains roumains et de leurs œuvres! 

J’ai terminé hier la relecture de ce que j’appelle mon « superbe catalogue de traductions à publier ». Méthode Coué ou pas, j’y vais. Il y a différents genres, des textes plus ambitieux que d’autres. J’ai plus travaillé sur les textes les plus anciens, ce qui est logique, car la traduction a mûri. Je trouve que c’est un beau programme. Je ne dis rien de l’auteur ni du contexte. Cela viendra après. Le lecteur aimera ou pas le texte tel qu’il est. Je ne vois pas mieux pour l’instant, pour susciter l’intérêt des éditeurs pour mes auteurs, pour mon inédit d’Eliade, pour le très beau roman de Matei Visniec, pour celui de Claudiu Florian, Les âges du jeu, pour la romancière Doina Rusti, pour Dora Pavel et ses intrigues psychologiques…  

*

L’autre soir, grâce à Hélène Gaudy qui en a parlé à la Maison de la poésie, j’ai découvert, dans le train de retour de Paris, une romancière russe que je place déjà tout contre mon cœur. Lydia Tchoukovskaia a écrit La Plongée, un texte qui évoque, en pleine période stalinienne, une traductrice parlant de son écriture d’écrivain. C’est magnifique.

A suivre, demain même heure

 

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