Petit retour dans le temps. Il y a une semaine, alors que je parcourais les rues de Bucarest à la recherche de nouveauté, de souvenirs et de coins à photographier, je suis descendue par le passage de l’Université.
Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est un immense passage sous le rond-point de la place du 21 décembre 1989. Il dessert en croix les quatre coins de la place, évitant aux piétons de se faire écraser sur les boulevards qui ont tout, désormais, d’une voie rapide. Il sert aussi à descendre dans le métro de Bucarest.
En surface, dans le sens des aiguilles d’une montre, vous voyez le musée d’histoire et d’art de la ville de Bucarest dans l’ancien palais des Sutu, les statues des grands hommes, le boulevard de la Reine Elisabeth, l’Université avec sa fontaine et sa place non officielle « libre du communisme », le Boulevard Balcescu, l’Hotel Intercontinencal, le théâtre national, le boulevard Charles I et l’arrière de l’hopital Coltea flanqué de sa mignonne église. Et au centre, sur le rond point, un bel aménagement floral.
Le passage de l’Université, je l’ai connu, du temps de ma vie à Bucarest, c’est-à-dire pendant dix ans, sombre, assez sale et aucun des escaliers roulants des quatre sorties ne fonctionnait. Les bouquinistes et les vendeurs de petits riens occupaient le bas des machines roulantes dont on ne pouvait que constater l’immobilisme, les marches défoncées, les crémaillères noircies, figées dans le camboui. Au fil du temps, plusieurs magasins et cafés s’étaient installés sur le pourtour du passage. Il y avait au moins une boutique de sous-vêtements, une autre d’accessoires de coiffure. Et une sorte de bar. Au centre, dans les derrières années, il y avait un fast-food agressif. Ce que je regrette, finalement, ce sont les trois bouquinistes.J’y ai acheté mon dictionnaire roumain-français de Frédéric Damé, 1897.
En descendant dans le passage, ma surprise a été grande. Clair, immense, lumineux. Plus une seule boutique. Quelque chose est prévu, toutefois, puisque des espaces commerciaux sont tout prêts. Et puis, derrière des banderole rouge et blanches de chantier, des parois vitrées pour de futurs plans interactifs et tactiles.
L’objet de mes visites répétées dans le passage, durant ces quelques jours de vagabondage bucarestois?
Une exposition remarquable, de photos immenses prises pendant les trois jours de terreur imposée par les mineurs de fond descendus de la vallée du Jiu, à l’appel du pouvoir, pour « mater » le sit-in prolongé des manifestants sur la place de l’Université. Ce moment est resté dans les mémoires sous le nom de « minériade » des 13-15 juin 1990. Les photos sont accompagnées de textes rédigés à la main, de couleur claire sur du papier noir: les témoignages des blessés, des personnes battues, incarcérées sans motif pendant des semaines, des adolescents enfermés en maison de correction…. Et puis il y a l’histoire de ceux qui ne peuvent plus témoigner parce qu’il ont reçu une balle dans la nuque ou qu’ils ont été battus à mort sur le pavé de Bucarest.
Devant les photos, des Bucarestois consternés. Les mous sont expressives: la tristesse, le souvenir ravivé de peurs atroces.
Souvent, les expositions placées dans les lieux publics se trouvent là en vain car le passant ultra comtemporain n’a pas le temps, il parle à son iphone, il fonce tête baissée vers son métro. Dans le passage de l’Université, les 13, 14 et 15 juin 2010, 20 ans après les violences, les bouches se délient facilement. Les épaules se haussent et les bouches s’incurvent.
Les yeux brillent. Les visiteurs de l’exposition ne sont pas pressés. Ils lisent les panneaux en entier. Ils devisent devant les gueules noires. Un seul regard de côté, un seul pas suffisent et la conservation s’engage. « Oui, j’étais là », « oui, j’ai vécu ces moments-là ». Les plus jeunes qui n’ont pas eu à se terrer pour échapper à la fureur des mercenaires lisent eux aussi les témoignages, regardent les photos. L’impression que ça fait? « J’ai la chair de poule », « j’ai l’impression que ça fait soixante ans mais c’était il y a seulement 20 ans ».
Et puis je croise le regard embué de Cornelia. Blouse hibiscus, lunettes, parlure lente et calme. « Oh, je rentrais avec une amie à la maison. J’étais passée par chez une tante à moi et elle m’avait donné des pommes de son verger. Quand on a vu le groupe d’une vingtaine de mineurs, on s’est fait toutes petites. J’ai toujours ma carte d’identité sur moi et j’allais leur montrer, parce qu’il ne fallait pas les énerver. J’ai montré ma carte, mon amie aussi, mais avec réticence. Elles ont fait le tour de tous les mineurs. Ca a pris un temps fou. On en menait pas large. Finalement, il nous ont rendu notre carte d’identité et j’ai eu l’idée de prendre une pomme dans mon filet de la tendre au premier. Il a refusé, l’air horrifié, en disant « non, elles sont injectées ».
Ce court témoignage rappelle aussi combien ces mercenaires d’occasion étaient endoctrinés. La paranoia des fruits et de l’eau empoisonnés par les « ennemis ». Le syntagme est typique. Il m’a frappé, ce témoignage, par sa véracité. Et la mémoire à vif, qui retient même les mots employés par les instruments de la terreur, vingt ans auparavant.
Le choc est grand entre la réalité du passage souterrain et celle de l’extérieur. En ces jours de juin caniculaires, Bucarest est d’une grande beauté. La lumière est tout à fait particulière. Les corps sortis de l’hiver sont beaux et s’exposent. La musique emplit les placettes de plusieurs endroits de Bucarest, le samedi et le dimanche. Le palais miniature de la rue Visarion s’écroule avec grâce, tout chevelu d’acacias. Le tramway de la ligne 21 glisse à 23h. dans un décor irréel. Je frôle des ornements de passementerie végétale dans un quartier perdu, quelque part derrière l’église Saint Georges. Le jour ne veut pas s’éteindre dans les ruelles de Lipscani rénové, agréable, si ce n’était le bourdonnement incessant et insuportable des malheureuses vuvuzelas des écrans plats aux terrasses des cafés… Le choc est grand entre le flot pétillant de spectateurs heureux à la sortie d’un spectacle sur Carmen et la griffure mémorielle de ces photos qui ont 20 ans.
La Veuve joyeuse, des airs de violon, des magnolias en fleur versus le silence des pas dans le souvenir des cris.
Sur cette photo : le théâtre national, le soir du 14 juin 2010. Au premier plan, une stèle en mémoire du sit-in de la Place de l’Université réprimé dans le sang.
Toutes les photos m’appartiennent. Merci de me contacter avant utilisation.