Extrait de La vie quotidienne en Roumanie sous le communisme
Sous la direction d’Adrian Neculau, préface de Serge Moscovici
Editions L’Harmattan, 2008.
Page 66 de l’ouvrage, Aurora Liiceanu poursuit son étude des comportements en période totalitaire et notamment ceux liés à la pénurie des biens de consommation:
« Une bonne étude de la composition des files d’attente conduisait à de meilleures chances d’obtention des produits d’alimentation. Les queues étaient formées de femmes, d’hommes, et d’enfants. Les années ‘80 ont élevé au grade d’accessoires obligatoires le cabas et le filet à commissions, où que l’on se rende. Et si l’on avait de la chance en route? Ce fut une période quand, entre hommes et femmes naquit une solidarité tragique, une sorte d’abandon de la tradition patriarcale qui déléguait aux femmes le souci de l’approvisionnement de la famille. Cette tâche ne revenait plus seulement aux femmes, parce que la situation était devenue dramatique.
Les loyautés inter sexuelles s’exprimaient dans l’aide réciproque dans le cadre d’une famille mais aussi au sein du réseau amical et de la famille élargie.
Tout cela n’était compréhensible que par ceux qui vivaient à l’Est. Je me souviens avoir lu dans une revue polonaise l’histoire d’un étranger qui avait été invité dans une famille lors de l’anniversaire du chef de famille. Tout semblait aller honorablement sinon très bien. Des lampes bien placées éclairaient un living room où la famille et les amis fêtaient l’anniversaire du père dont les enfants étaient à leur tour devenus adultes. On avait servi des hors d’oeuvre, ensuite des plats bien choisis, et puis du café, du cognac des fruits et des gâteaux. Du point de vue logistique, c’était parfait. Les hommes et les femmes bavardaient détendus, en fumant des cigarettes américaines et en buvant leurs cafés. Les hôtes arboraient un air satisfait, et même triomphant. Le récit était complété par la vision des coulisses. La fête avait été préparée avec beaucoup de soin, dans un esprit de coopération. Chacun avait assumé une partie des responsabilités et les chances d’obtenir tel ou tel met avaient étaient longuement pesées. La mère s’était occupée de la viande. Elle avait une amie, une voisine vendeuse dans une épicerie qui lui avait mis de côté ce dont elle avait besoin. Pour les fromages, une des filles avait compté sur le papa gestionnaire de magasin d’une des élèves de sa classe. Enfin, les boissons avaient été obtenues auprès d’autres parents. Le café, pièce maîtresse, avait été confié à une des filles qui connaissait quelqu’un dans un shop, ces magasins faits pour les étrangers pouvant payer en devises et où l’on trouvait des alcools, du café, du chocolat. Lors de cette fête, non seulement on pouvait boire du vrai café, mais on pouvait, en plus, choisir entre le café et le cappuccino ou le Nescafé soluble. Il y avait aussi de la crème fouettée, des bonbons de chocolat fin et même des bananes, les célèbres fruits qui ont rendu l’Est complètement fou. On se souvient des Allemands qui se sont rués dessus juste après la chute du Mur de Berlin. C’est étrange comme les gens de l’Est en venaient à se ressembler. L’Est adorait les Kent, le nescafé, le chocolat Suchard et les bananes. La conclusion était la suivante : derrière un événement qui semblait normal se trouvait toute une phénoménologie affective compliquée – des soucis, des espoirs, des joies– et un système de relations dépassant les liens du sang, du sexe, ou les autres variables qui séparent les hommes. On trouvait aussi bien la compréhension que la compassion parce que chacun avait dans son répertoire d’expérience le souvenir de tels obstacles dont chacun savait qu’il ne pourrait les dépasser qu’en appelant à une solidarité qui, dans le monde occidental, ne pouvait exister. Toute la scène de cette soirée pouvait faire dire à un étranger : «Ces gens ne vivent pas mal du tout!» C’était une victoire, c’était quelque chose de positif, une victoire remportée après de multiples sacrifices compliqués et par une efficacité parfaite qui donnait à toute l’action une note solennelle, un peu comme une épopée. Tout cela signifiait transcender le biologique. Une telle fête avait valeur de communication. Elle exprimait ainsi bien la loyauté familiale et amicale que l’ampleur des relations sociales dont on disposait pour se tirer d’une situation difficile. Il pouvait se considérer débrouillard, celui qui connaissait la valeur du pacte avec ceux qui se trouvaient à proximité du pouvoir, avec ceux capables d’obtenir facilement ce que la majorité des gens obtenait au prix de grands efforts.
Le communisme a donné un sens tout particulier à l’idée de réussite sociale. Tout ce qui était interdit ou difficile à obtenir devenait critère de réussite. Un emploi à la cantine, dans un restaurant ou dans un magasin d’alimentation ou bien à proximité d’un haut personnage éveillait l’envie et l’admiration. Quand quelqu’un marchait dans la rue portant un sac transparent dans lequel on voyait des oranges, des bananes, du salami ou n’importe quoi d’autre à manger, on ne pouvait s’empêcher de penser : où est–ce qu’il les a trouvés ?
Il y avait une blague : un chauffeur de taxi ramène un homme ivre chez lui. Sa femme paye la course et laisse un pourboire qui ne satisfait pas le chauffeur. Il adresse des reproches à la femme en disant qu’il s’attendait à quelque chose de mieux de la part d’un gérant de magasin. Amusée et triste à la fois, l’épouse réplique:
– Mais pas du tout! Mon mari est ingénieur. C’est quand il boit, qu’il se prend pour un gérant !
Voilà donc ce que rêvait d’être ce pauvre ingénieur : gérant de magasin, pour jouir de son pouvoir et de son prestige contextuel. »