Ce que la littérature russe sonne bien en roumain ! C’est ce que j’ai pensé en sortant de la première des trois représentations théâtrales auxquelles je viens d’assister, dans le cadre du Festival National de Comédie de Galaţi. Je ne parle pas ici de l’heureuse extravagance que représente l’existence de ce théâtre et de son festival qui existe depuis 1976, dans une ville d’environ 400000 habitants où l’offre culturelle est minimaliste – et je suis conciliante.
Je ne veux parler que du plaisir de ces trois soirs au parterre du joli théâtre de ce très éloigné port danubien que j’aime : Jurnalul unor nebuni, « Journal des fous » est un spectacle conçu à partir de différentes pièces et farces en un acte de Tchékov et de la nouvelle de Nicolas Gogol.
Louise Dănceanu ouvre sa proposition sur la folie sur un quai de gare où nos chères Trois sœurs que l’on retrouve brièvement ne prennent bien entendu aucun train du destin, tandis que passe et repasse d’un pas rapide un étrange personnage surchargé de paquets colorés dans un carton plus gros que lui. On devine qui c’est, mais on attend… C’est d’abord au jeune Kouldarov de faire sa tonitruante entrée devant Irina pour lui faire part de… sa Grande joie, la gazette à la main ! Le commissionnaire pressé passe et repasse, puis c’est à Stepan Stepanovitch Tchouboukov, accompagné de sa « merveilleuse » fille Natalia Stepanovna de rejoindre le quai… Bientôt, Ivan Vassilievitch Lomov, voisin de la famille, tente d’exprimer sa Demande en mariage, entre serrements de cœur et crises d’apoplexie. La salle riait et applaudissait devant la folie vaine de Kouldarov, elle pleure de rire devant cette antithèse de la demande en mariage ! La force des expressions russes, la charge satirique voulue par Tchekhov s’expriment dans une traduction en roumain qui leur va comme un gant : c’est vif, fort, le trait est appuyé car il le faut. La folie de ce couple qui peine à se former est brossée sans un temps mort et l’hystérique Natalia mériterait une mention pour ses aigus pleurnichards dans la fameuse dispute de la prairie aux vaches !
La salle était depuis longtemps absorbée par ce qui se passait là, quand est enfin arrivé Le tragédien malgré lui… Encore une farce de Tchekhov, un quasi monologue d’une virtuosité langagière et sociologique extraordinaire. Et j’ai adoré (je n’étais pas la seule) ce qu’en a fait ce comédien de la troupe du théâtre de Piatra Neamţ, Tudor Tăbăcaru ! Impossible à résumer. Il faut lire ce texte.
La tension est agréablement ménagée par la mise en scène : c’est ensuite L’Ours, agréable duo plus calme, troisième « petite » pièce de Tchekhov.
Il fallait bien entendu finir sur Le Journal d’un fou. Le comédien commissionnaire revient sur scène. On a souvent l’habitude en France de jouer Tchekhov en essayant de montrer combien on est intelligent de l’avoir compris, le Russe, et on joue ces farces sur le mode mineur, l’air de ne pas y toucher et de manière presque existentialiste. Dois-je préciser que je préfère mille fois voir ces bouffonneries pleines de sens montrées pour ce qu’elles sont, de terribles charges contre une société criarde, avide et jalouse ?
(les photos appartiennent au théâtre de Piatra Neamt)