J’ai tressailli en entendant prononcer hier le nom de Herta Müller. Le prix Nobel de Littérature lui revient cette année et c’est une grande joie pour elle, pour l’Europe et pour la littérature des hommes, elle qui écrit avec tant de finesse sur l' »étranger », « l’autre », le « déplacement » et comme elle le dit si joliment dès le titre d’un de ses textes, sur « le pays à la table voisine ». J’ai tout de suite tiré de ma bibliothèque le beau numéro 5 de la défunte et regrettée revue « Seine et Danube » fondée par l’écrivain Dumitru Tsepeneag (publié chez POL). Ce numéro sorti en 2004 était consacré aux « écrivains allemands nés en Roumanie » . Comme de bien entendu, une belle place était réservée à Herta Müller.
Dans son introduction à ce dossier, l’écrivain Dieter Schlesak (lui aussi allemand de Roumanie, excellent poète et prosateur et ancien rédacteur de la revue littéraire allemande « Neue Literatur ») disait ceci de l’écriture des enclaves :
« Les enclaves littéraires comme Prague par exemple, ont généré de nouvelles expériences, de grands noms, tels Kafka ou Rilke. La lisière, encore elle, a produit Canetti ou Celan qui repoussèrent les capacités de s’exprimer dans leur langue à des limites inconnues, bien loin, aux marges du mutisme. Et l’enclave germano-roumaine, avec ses expériences extrêmes, ne s’est pas contentée du Bucovinien Celan : les milieux littéraires ont fini par s’en rendre compte. Les auteurs issus de cette enclave n’ont en commun que l’arrière plan de leurs expériences : l’histoire problématique de leur groupe d’origine en Transylvanie, au Banat, en Bucovine, l’époque nazie, la dictature rouge, enfin l’effondrement du communisme » .
Il écrivait aussi très justement que dans cette littérature, « les expériences de rupture font prendre corps à des vérités liées à l’époque et à des vérités ontologiques : les illusions d’espace, de temps, de logique du langage sont démasquées. Cette état de conscience est difficilement concevable pour un lecteur occidental et pourtant il concerne tout autant la condition finale de l’Occident ».
Herta Müller est depuis longtemps bien plus qu’un écrivain « allemand né en Roumanie ». Ses ouvrages étaient chaque année plus remarqués outre-Rhin. En France aussi, son roman L’homme est un grand faisan sur terre est en poche depuis 1997.
Voici un extrait d’un des textes publiés dans ce fameux numéro 5 de Seine et Danube :
« Mon altercation, ma langue minoritaire
(…) Arrivée comme absente. Sur le sable comme sur les rives. Et plus lente qu’ailleurs, l’intelligence me fait défaut. Mon tour de langue, mon allemand minoritaire, comme tu fais triste figure. Le nuage a mis son manteau gris. Comme l’arête est étroite, la voie ferrée qui court d’une tempe à l’autre. Comme tu palpites en moi avec tes joues creuses. Et quand je veux parler, tu tombes mort sur ma langue. Et quand je veux me taire, alors tu fais comme si l’asphalte s’effaçait devant des champs de maïs jaillissants, verdoyants dans ma tête.
Mon allemand minoritaire, te voilà attaché. Le fil devient corde. Je me débarrasse de toi, tu ne te sauveras pas comme ça.
Mon altercation. Ma conscience d’étranger.
Yorkstrasse passe au-dessus des cours où les plantes silencieuses s’assemblent pour le deuil. Et Priesterweg, où le courant diminue. Marie vieille voix de femme dans ces lieux.
Les taches d’ombre des feuilles jamais poussées se sont déjà glissées en moi. Derrière le dos des feuilles devrait se trouver le soleil.
Comme les bouleaux se divisent, quand la voie défile. Ils attendent tant de moi, les troncs blancs. Tant et plus. Et si peu. »
Traduit de l’allemand par Pierre Rusch