Avec Théodoros « vous croirez toucher du doigt la vérité du monde »

Il y a eu d’abord, le 13 juillet, la publication des premières pages dans Libération avec une présentation par Claire Devarrieux dont je cite ces quelques lignes : « Bondissant d’un épisode à l’autre, tour à tour exégète de la Bible et peintre de communautés païennes, parfois paillardes, Mircea Cartarescu nous raconte aussi bien la vie de Joshua Norton, «empereur des Etats-Unis», que l’invention de la photo par Nicéphore Niépce. On n’est là qu’au début de l’épopée de Théodoros. » 

Puis, le 21 juillet, c’était au tour de l’excellente publication en ligne AOC de publier ces premières pages.

A la mi-août, le livre est sorti des presses normandes et j’ai reçu le livre le 22 , le jour même de sa livraison dans les librairies. J’ai été émue et heureuse de l’avoir en main : il est beau, léger, son texte merveilleux qui m’a accompagné pendant presque une année de traduction intense, est imprimé sur un papier délicat papier ivoire très fin.

Le même jour sortait en kiosque l’hebdomadaire Le Nouvel Obs ( le numéro avec le ténébreux Alain Delon en couverture) publiant sur trois pages un long entretien avec Mircea Cartarescu, signé Didier Jacob. J’étais bien sûr dans la confidence, puisque j’ai traduit ce jeu de questions – réponses incroyablement pertinent pendant mon séjour danubien et photographique (j’en dirai plus dans un autre article)… Mais je voudrais citer la réponse excellente et tendre à la question qui taraude Didier Jacob : « On parle de vous pour le prix Nobel. Vous vous y préparez? » Là, le romancier a cette réponse incroyablement belle : « Maman a 95 ans et elle mériterait une dernière occasion de se réjouir. […] Mais les prix ne sont pas faits pour apporter de la joie aux vieilles dames..« 

Ce n’était que le début.

Deux jours plus tard, le 24, Le Temps, sous la signature de Julien Burri  consacrait presque une page à une recension du « roman le plus ambitieux de la rentrée« . Accompagné d’une photo d’une église rupestre éthiopienne de Lalibela, l’article évoquait le « fourmillement fantasmagorique et gourmand [qui] irrigue tout le texte« . Julien Burri faisait aussi des liens avec Solénoïde et Melancolia, les deux précédentes traductions parues chez Noir sur Blanc, pour signaler des thèmes et des topos récurrents. Julien Burri signalait « un événement littéraire, un récit dont la puissance narrative peu commune renoue avec celle des grands
conteurs, anciens et modernes. »

Il y a quelques jours, le mensuel Transfuge, numéro de septembre (avec en couverture l’impressionnant James Ellroy pour son livre Les enchanteurs traduit récemment par les amies Sophie Aslanides et Séverine Weiss), publiait une extraordinaire page de vraie littérature critique, sous la plume de Damien Aubel (d’ailleurs, ce n’est pas étonnant, car ce critique est lui même un écrivain fougueux : Je suis le feu chez Marest éditeur en atteste). Il écrit : « Mircea Cartarescu fond lectures historiques et débauches de l’imagination avec une allégresse érudite auprès de laquelle un pourcentage non négligeable de romans contemporains fait figure d’avortons avaricieux… » Et aussi : « Si l’on amputait le livre de son plus petit appendice – de sa plus petite phrase – il crierait, blessé à vif. »

Et puis, il y a eu le jour de sortie de Télérama, qui accorde un score superbe à Théodoros (4 T!). Là encore, très belle recension, écrite par Youness Bousenna (un des primo romanciers de cette rentrée littéraire 2024) qui parle de « l’énergie surhumaine contenue dans ces six cents pages virtuoses » et rend hommage (j’avoue, cela me touche) à « la langue prodigieuse, et admirablement traduite » de ce « diamant » de l’écrivain qui « franchit peut-être un nouveau cap: celui de maître du Verbe« . « Long poème messianique, Théodoros ne se lit pas comme un roman, dont il n’a pas les jeux de rebondissements, plutôt comme un chant céleste, puisque l’histoire est racontée par un archange« .

Aujourd’hui, jeudi 29 août est aussi paru un très grand entretien sur deux pleines pages du journal Le Monde. Florent Georgesco signe cette conversation délicieuse de nuances et un article de présentation du livre. Il parle de la « machine narrative qui se met en place [n’ayant] dès lors d’autre fonction que d’entraîner le récit dans des embardées. Le déraillement devient la règle d’un livre qui accomplit sa promesse d’aventure avec une puissance narrative éblouissante – servie par la traduction de Laure Hinckel, impressionnante de précision et de force –, tout en devenant radicalement autre chose. » En connaisseur de l’œuvre de Mircea Cartarescu, Florent Georgesco  peut écrire ceci (je ne résiste pas à la joie de le retranscrire) :  « Les romans de Mircea Cartarescu ­tirent leur extraordinaire énergie de ce rêve d’atteindre le point où toutes les histoires se rassemblent, où chaque aventure devient celle de chacun de nous, et de la Terre, et du Ciel, et de tout ce qui peut être dit sur tout ce qui est. Ce n’est qu’une illusion, un désir halluciné de voir l’irréel prendre corps. Mais la littérature, à ce degré d’accomplissement, est un tour de magie. Lisez ce chef-d’œuvre. Vous croirez toucher du doigt la vérité du monde. »

 

Do not cross : au contraire, entrez, vous y trouverez une pépite de la littérature roumaine

J’ai tout de suite eu envie de traduire ce roman qui m’a impressionnée par son souffle, sa
tension.. c’était il y a …. dix ans je dirais.
J’ai été attirée par cette écriture complexe au service de sujets parfois dérangeants. C’était noir et spécial. Le sujet de société qui est abordé par Do not cross et la concision avec laquelle il est écrit m’ont poussée à faire tout ce que je pouvais pour faire connaître cette romancière (qui n’est pas à Bucarest, mais dans la belle ville de Cluj, en Transylvanie).
Dora Pavel use, dans ce roman, d’une plume tranchante qui dissèque avec précision les sentiments troubles et ambivalents de son narrateur.
C’est paradoxal, mais je dirais que son livre est très français !
Il s’attache, en peu de pages, à cerner les failles intimes de son narrateur tout en tendant au lecteur un miroir de la société où l’action se déroule.
J’ai trouvé ce quatrième roman de Dora Pavel très réussi.
Il est impossible de lâcher le livre dès que l’on entre dedans, et que l’on est happé par la voix de ce jeune narrateur racontant sa course en forêt sous la menace de son ravisseur.
Son récit est entrecoupé de souvenirs familiaux et d’analyses de ses propres sentiments qu’il perçoit comme des déviances, à l’aune de la société dans laquelle il a grandi et où l’homosexualité était réprouvée.
Cela n’en fait pas pour autant un livre de genre, car c’est le désir, le désir universel qui est au centre.
De plus, on y trouve l’examen attentif des relations entre deux frères au sein d’une famille divisée par le divorce.
Et que dire des pages s’attachant à montrer les complexes et délicats rapprochements entre un fils et son père? Ce sont des pages déchirantes. Aussi bouleversantes que celles où il est question du frère et de la mère de Cezar.
 
Sous la belle couverture choisie par notre éditrice Marie Barbier :
 

La belle histoire du nouveau livre de Mihail Sebastian… sur Marcel Proust

Cela faisait un certain temps. Plusieurs traductions en route, finies, mais aucun parue.  Enfin, ma traduction de Corespondența lui Marcel Proust de Mihail Sebastian sort chez Non Lieu le 10 octobre:

La Correspondance de Marcel Proust

de Mihail Sebastian
avec une préface de Laure Hinckel

C’est une jolie histoire éditoriale. Je raconte cela dans la préface que j’ai rédigée pour cet essai.

La 4e de couverture est, je trouve, très bien faite :

Mihail Sebastian, l’écrivain roumain rendu célèbre par son Journal, était un grand admirateur de l’œuvre de Marcel Proust . À Bucarest, en 1938, soit seize ans après la mort de l’auteur français, il publiait la toute première étude de sa correspondance, dont on connaissait alors 1200 lettres. Ce texte redécouvert au moment du centenaire de Proust s’avère un guide utile pour pénétrer dans la Recherche du Temps perdu. Sebastian traverse l’immense corpus épistolaire avec une grande finesse. Sa compréhension intime de la Recherche l’autorise à établir des liens entre les lettres et l’œuvre qui éclairent la biographie de l’écrivain, notamment les relations avec sa mère, et qui permettent de saisir la construction de l’œuvre ainsi que les scrupules stylistiques et moraux que Marcel Proust évoquait dans sa correspondance. Sa grande intelligence des textes le conduit à avancer des analyses qui conservent toute leur pertinence et leur actualité. L’étude, devenue introuvable, n’a jamais été rééditée en roumain, ni traduite en français. L’ouvrage que nous proposons, tenant compte des travaux les plus récents, offre aux lecteurs les références de Sebastian aux textes de Proust converties dans les dernières éditions complètes de ses œuvres (Kolb, Tadié).

Cette publication prend un relief particulier non seulement parce que je reste une lectrice éblouie par le Journal de Mihail Sebastian* mais aussi parce que la vie m’attache aussi à l’Eure-et-Loir, à Chartres, à Illiers-Combray, où j’ai pu étudier, dans la célèbre maison de Tante Léonie, des documents de l’époque.

Enfin, par dessus tout, ce qui rend cette traduction précieuse à mes yeux est que cet essai sort de l’ombre pour rendre justice à son auteur, absent des bibliographies proustiennes à cause des remous de l’histoire.

 

*Le Journal (1935-1944) a été traduit par Alain Paruit, Stock, Paris, 2007.

Accueil critique à la rentrée littéraire 2023

Cliquer sur les images pour lire les articles en entier (nouvel onglet).

Une magnifique étude du spécialiste de Proust Nicolas Ragonneau sur proustonomics.com :

Cristina Hermeziu sur Zoom France Roumanie insiste sur l’importance de cette œuvre de la littérature européenne : 

Magnifique recension de Yaël Pachet pour la revue En attendant Nadeau :

Marc Escola sur Fabula.org:

Pierre Glachant pour le Courrier des Balkans : « L’un des grands plaisirs de cette Correspondance de Marcel Proust observée par Mihail Sebastian est de voir un écrivain juger un autre écrivain, sur son métier, les questions de style, de composition des personnages. Tout cela est vu de l’intérieur et Mihail Sebastian se délecte de repérer les passages les plus révélateurs dans la correspondance de l’auteur de la Recherche.. »

Écoutez le chapitre 20 de Solénoïde de Mircea Cărtărescu

J’étais en train de mettre à jour la page de Solénoïde ICI quand j’ai reçu un commentaire très agréable sur ma traduction et alors… j’ai découvert la chaîne Youtube d’un lecteur extraordinaire. Ci-dessous ce que Oncléo écrit au sujet de ce livre majeur.

On voudrait pouvoir le dire simplement : parmi les contemporains, on n’a jamais rien lu de si grand que Solénoïde, de Mircea Cărtărescu – superbement traduit par Laure Hinckel. Tout y est. Et encore le reste. Tout s’y trouve qu’on ne savait plus avoir perdu. Tout ce qu’on n’imaginait même pas possible du livre. Que peut la littérature face aux trous noirs ? Peut-être rien. Et c’est pourquoi Cărtărescu est le grand maître de « l’art de ne pas écrire de livres ». Un immense génie. Bien sûr, vous devez tout lire. Mais en attendant, on partage le chapitre 20 de Solénoïde, si beau, si troublant, si parfait, comme toutes ses autres pages. @Les Éditions Noir sur Blanc

Et puis le lien vers la lecture à haute voix avec un peu de musique très bien choisie. Beaucoup aimé cette voix. Et vous, l’aimerez-vous? Oncléo lit le chapitre 20 de Solénoïde:

« Le maître des rêves, le grand Isachar, était assis devant le miroir« … On y va? Bonne écoute!

 

 

Traduire, casser un couvercle, relire Ovide avec Mircea Cărtărescu

Aujourd’hui j’ai cassé un couvercle en verre.

Il s’est brisé en tombant sur le carrelage de la cuisine.

J’avais réussi à traduire un bel extrait d’un texte d’un auteur roumain qui sera présenté au prochain salon du livre de Paris. Il était 7h45 ce matin, j’avais bu mon thé en travaillant et je devais me préparer, vite, pour aller au boulot, quand le couvercle mal rangé a glissé sur le sol.

Mille morceaux qui ont continué à crépiter à l’intérieur du cercle en fer. C’était cassé et cela continuait pourtant à se multiplier, en faisant de drôles de bruits de fragmentation.

Cela m’a fait penser à la vieille métaphore du « couvercle » soulevé, celui qui révèle un chaudron de tensions destinées à exploser, à se fragmenter, sauf que j’ai cassé le couvercle, pas le chaudron.

Dans cette expression, vieux souvenir des années 90, le « couvercle » représentait  l’oppression communiste qui se relâchait au terme de la guerre froide; dans le chaudron dont le contenu effrayait, tout autant qu’il suscitait de la curiosité,  la soupe héritée de Staline, pleine toutes les petites bombes géostratégiques qu’il avait créées aux confins de l’URSS (le Haut-Karabakh, la Transnistrie etc.) était remué de bouillons intermittents.

J’ai ramassé tous les bouts de verre en me disant que j’en retrouverai encore sous les meubles dans deux semaines. C’est sûr.

Et j’ai décidé de ne pas oublier, le soir, en rentrant, de publier dans mes Carnets  un passage de la magnifique nouvelle que Mircea Cărtărescu a intitulée Pontos Axeinos (Tomis, Constanta et le Pont-Euxin), dans le recueil de 2009, Odessa Transfer, déjà évoqué dans le précédent texte de mes Carnets.

Ce serait ma manière de rendre hommage, en traduction, à tous les riverains de la Mer Noire.

*

Ce soir, je pense surtout à ses riverains russes et ukrainiens, qui devraient avoir assez de place, tout de même, pour s’y baigner les uns et les autres. La « mer hospitalière » des anciens Grecs devrait être le lieu de légendes retrouvées et partagées par (allez, je fais la liste), les Ukrainiens et les Russes, les Géorgiens, les Turcs, les Bulgares et les Roumains – et les lecteurs de leurs riches littératures.

Vladimir Poutine utilise certains des conflits « oubliés », « tièdes », « gelés » (les qualificatifs ne manquent pas dans la littérature spécialisée) cités plus haut pour s’offrir un très large balcon sur la Mer Noire. Une terrasse, une promenade, que dis-je, une corniche! 

On devrait conseiller à l’autocrate russe la lecture de Pontos Axeinos (Tomis, Constanta et le Pont-Euxin) : le célèbre écrivain roumain Mircea Cărtărescu y évoque avec splendeur le Jason de la Toison d’Or, le destin d’Ovide et celui d’un enfant qui n’avait jamais vu la mer.

De retour de colonie de vacances, ayant découvert sa « muraille de saphir obscur« , l’enfant pleure pendant des heures de l’avoir perdue : « j’appartenais désormais à une autre espèce, car j’avais vu la mer et j’avais survécu alors qu’eux étaient des gens de la terre ferme, pleine d’os et de racines. » Vladimir n’a t-il jamais vu la mer Noire, qu’il ne puisse pas la partager avec les autres? La Russie a d’autres mers, et elle peut partager celle-ci.

*

Découvrez ce passage de Pontos Axeinos, retrouvez le grand Ovide!

Qui a payé pour ces affres, qui rachètera jamais la souffrance du vieillard jeté parmi les glaces ? Qui paiera jamais pour tous les poètes du monde noyés dans la misère et la folie, tous exilés de toutes les époques et de tous les empires, aux confins du monde habité ? « Toute l’eau de la mer» écrivait Lautréamont « ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuel.» Mais une mer de sang, qu’est-ce qui pourrait l’éponger ?

Ovide mourut à soixante-quatorze ans, oublié de Rome, pleuré par les barbares et son sarcophage ne fut jamais retrouvé.

La colonie grecque barbarisée vécut ensuite des jours byzantins : le nom de Tomis fut changé pour Constanţa, prénom de la sœur du grand Constantin. Elle tomba ensuite entre des mains bulgares, puis valaques, avant de devenir turque pour plusieurs siècles. Turcs et Tatars construisirent la vieille ville, élevèrent des mosquées et plantèrent des figuiers sous lesquels ils s’installaient pour vendre cette gourmandise tendre et parfumée, translucide comme du verre et nommée loukoum, les pâtisseries au miel et aux noix nommées sarailii. Aujourd’hui, le pittoresque bouquet de maisonnettes dominées par le minaret de la grande mosquée est encerclé, humilié, presque anéanti par l’hideuse masse des immeubles communistes alentour. Dans le port, sous les grues géantes, se détache le profil des navires posés sur des supports métalliques.

Au sud de la ville, tournant le dos au Musée d’histoire, la statue du poète a de nouveau vue sur la mer. Les pauvres baraques de la transition ont été enlevées et la mer, cette muraille qui m’avait ébahi dans mon enfance, cette diaphane courtine bleue parsemée de paillettes, cette tendre chair de la méduse immense emplissant le bassin creusé entre Asie et Europe, s’étend de nouveau jusqu’aux limites de l’horizon et de la pensée, au-delà desquelles tournent les planètes sur des essieux de diamant et dans un vide énorme. Rongé par le sel et les intempéries, Ovide regarde la mer de son regard aveugle. Les empires se sont écroulés et les rois tout-puissants ont été oubliés, mais Ovide, métamorphosé en un homme de bronze sur son socle, depuis deux millénaires, continue de vivre.

Vivra-t-il encore cinquante ans ? Cent ? Prononcera-t-on encore son nom dans un millénaire ? Et dans dix millénaires ? Lira-t-on encore ses Fastes dans un million, dans un milliard d’années ?  Après l’extinction du soleil, l’émiettement de la galaxie et la mort thermique de l’univers infini, qui scandera encore ne serait-ce que deux vers au rythme élégiaque évoquant les boucles des élégantes et leurs coffrets d’ivoire contenant des fards ? Bien sûr, bien sûr. Parce qu’ils ont étincelé un jour, ils étincellent  pour l’éternité, au-delà du monde physique et de son sort effrayant, dans un autre espace que celui de la poussière et de l’oubli. Comme dit Mallarmé, « le monde est fait pour aboutir à un beau livre. »

Odessa Transfer