Odessa transfer – être traducteur, c’est se prononcer et choisir

Il y a des moments où connaître sa propre place et s’élever pour la défendre devient vital. Etre une traductrice aujourd’hui c’est être, dans la mesure du possible, un acteur du débat intellectuel et culturel. Notre place aujourd’hui, la mienne en tout cas, m’intime d’affirmer que nous devons être conscients de la richesse de nos valeurs démocratiques et prêts à les défendre. Le faire en tant que traductrice littéraire, c’est défendre ce qui fait de nous des êtres incontournables dans le dialogue et la paix.

Nous devons savoir ce que l’on fait et comment nous le faisons. Nous devons connaître la valeur de chaque mot que nous posons sur le papier. Même en traduisant une notice technique, on a une responsabilité. Même en traduisant un texte de sciences humaines, on a une responsabilité (et ô combien!). Même en traduisant « un simple article de presse« , on a une responsabilité (encore plus aujourd’hui!). Il est donc inconcevable, me semble-t-il, d’être traducteur et de ne pas vouloir poser devant soi ce qu’est l’acte de traduction, ne pas prendre le temps de penser à ce que l’on écrit et comment on l’écrit.

Je tenais à écrire ces mots qui s’adressent à tous ceux pour qui le beau don de cette profession deviendrait quelque chose d’automatique et de banal.

*

Aujourd’hui, je tiens à présenter un extrait de ce texte formidable de Nicoleta Esinencu, traduit par mes soins en 2009 pour le très beau recueil Odessa transfer – Chroniques de la mer Noire, chez Noir sur Blanc. C’est une sorte de slam pour un one woman show. Poignant et juste. 

Nicoleta Esinencu est une dramaturge européenne, elle écrit en roumain, elle vit à Chisinau, la capitale de la Moldavie – quand elle n’est pas dans des résidences d’écriture -, elle parle aussi le russe évidemment, au regard de l’histoire de son pays. Elle est une écrivaine féministe, un de mes collègues a traduit son Evangile selon Marie, aux éditions de l’Arche. 

Je propose aujourd’hui cet extrait à votre lecture parce que la ville de Marioupol est sous les bombes, parce que la ville d’Odessa semble le prochain objectif des troupes russes, parce qu’Odessa, c’est à 60 km de la plus proche frontière de la Moldavie, à 200 km de la capitale de la Moldavie, à 300 km de la plus proche ville roumaine, Galati, ma ville d’adoption, ville de l’Union européenne, ville jumelée avec Pessac (agglomération de Bordeaux).

Mais surtout parce que la réponse universelle à ce conflit est et sera l’intelligence par la culture et l’échange, après le bruit des armes, car il faudra se retrouver. 

Nicoleta Esinencu : 

« …et aujourd’hui le même professeur dit

dans le processus de résolution du conflit de transnistrie

la moldavie compte beaucoup

sur l’aide de l’amérique et de l’otan

pour l’intégration dans l’ue la moldavie

compte beaucoup sur l’aide de la russie

et brusquement

tout le monde descend dans la rue

et certains

se couchent sous les tanks

d’autres observent de derrière les rideaux

et craignent d’être vus

d’autres lancent des pierres

à leurs fenêtres

des pierres qui sont transportées

et déposées au centre ville

par les ambulances

qui ne répondent plus

à aucun appel d’urgence

et brusquement

certaines frontières se ferment

et brusquement

d’autres frontières

s’ouvrent

et quelqu’un

fonde le club des « casseurs de gueules »

des garçons jeunes et solides

qui traînent le soir après neuf heures

dans les allées et dans les quartiers

en demandant une cigarette

en attendant une réponse en russe

et qui en plus de se faire un but de leur casser la gueule

avaient aussi celui de leur prendre leur porte monnaie

et pendant ce temps d’autres

écrivent sur toutes les clôtures

de la ville

[…]

et tout aussi brusquement toutes les rues changent de nom

les trains changent de destination

les gens changent de passeport

les russes deviennent ennemis

les moldaves roumains

les roubles deviennent des coupons

les coupons deviennent des lei

les communistes deviennent des démocrates

les camarades deviennent messieurs

la milice devient police

et tous deviennent chrétiens

les américains deviennent amis

surtout si tu trouves un, un pigeon

égaré en moldavie

et que tu lui prends au lieu de 1 leu

100 lei

parce que de toute façon il ne pige rien

et pourquoi  ne pas en profiter alors

les billets se ressemblent tant

et ce n’est pas ta faute

et ensuite tu l’invites à prendre une bière

une bière que bien sûr il paiera

et encore

tous deviennent libres

et tout devient

guerre

et les jeans deviennent des jeans déchirés

alors que quelqu’un disait que les jeans véritables

ne peuvent être déchirés

et maman dit à papa

nous devons acheter aux enfants

une paire de jeans neufs

tu ne les vois pas comment ils se promènent les pauvres

avec des jeans déchirés

la guerre

dont je ne me souviens que d’une chose

une chose que je ne comprenais pas

pourquoi il arrive que

les moldaves meurent en combattant du côté des russes

et les russes meurent en combattant du côté des moldaves

dans ce cas pourquoi la guerre

et depuis lors papa n’est plus jamais allé à la mer

et depuis lors maman n’est plus jamais allée à la mer

et mon frère s’est marié en ukraine

et il est parti […] »

Dans le même recueil, il y a aussi entre autres Andrzej Stasiuk et Attila Bartis, Katia Petrovskaia et aussi Mircea Cartarescu, avec son merveilleux texte Pontus Axeinos. Rendez-vous demain.

L’Ukraine vue de mon jardin roumain

Je suis atterrée. Je passe cette soirée du 1er mars à lire les journaux ou à consulter les posts sur Facebook ou regarder les reportages à la télé. Demain j’irai porter une caisse de denrées là où s’organise une collecte à destination des Ukrainiens. Mais ce n’est presque rien.

Il faut aussi peut-être faire ce que je fais de mieux : réfléchir et témoigner.

Je vois sur une carte publiée aujourd’hui dans Libé l’état des combats et les zones séparatistes du Donbass et de la Crimée… et je suis sidérée de constater que j’avais oublié cette situation.

Que s’est-il passé pour que j’oublie l’existence de cette bombe à retardement?

C’était en 2014. Un « référendum » en Crimée consacrait son rattachement de facto à la Russie. Et puis le temps est passé, j’ai oublié, on est nombreux à avoir oublié.

Il faut dire qu’entre-temps, oui, nous avons vécu la terreur des trois attentats et attaques de janvier 2015 puis ceux de novembre. Nous venions à peine de repasser par une très relative sérénité – car nous devions attendre, il en faudrait du temps pour arriver au jour du procès du seul terroriste emprisonné – et la pandémie avait frappé le monde, avec son lot d’enfermement, d’enfermements, de désinformations multiples, de combats idéologiques.

Et puis voilà que nous devons nous réveiller de force alors que nous étouffons encore sous les masques.

Je n’aurais pas dû oublier le Donbass, parce qu’il y a très près de nous un autre tout petit Donbass très dangereux que je connais bien. Il s’agit de la Transnistrie.

L’existence de cette enclave séparatiste qu’aucun pays au monde ne reconnaît à part quelques entités elles-mêmes autoproclamées (l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud-Alanie et le Haut-Karabagh) fait tic-tac et c’est ce qui me fait le plus peur en cas de forte avancée des troupes russes vers le sud et l’ouest de l’Ukraine.

Qu’est-ce qui empêcherait alors Vladimir Poutine de s’en emparer enfin, alors que cela fait trente années que la Russie maintient ses réseaux et son régime à flot?

Je vois avec angoisse un premier point rouge fleurir sur la carte des actions militaires russes en Ukraine, tout près de la Transnistrie et de la Moldavie (journal du 1er mars). Je n’ai pas d’information sur l’état d’esprit  actuel des dirigeants de Tiraspol.

Il y a eu retrait officiel de la fameuse 14e armée russe, oui, celle du célèbre Général Lebed que j’avais interviewé en décembre 1995 à la veille de son entrée en politique à Moscou, mais en réalité, il y a toujours des troupes russes en Transnistrie et la présidente de Moldavie Maia Sandu s’est vu obligée encore assez récemment de demander, en vain,  leur départ réel et leur remplacement par des observateurs de l’OSCE…

Des tonnes d’armes sont encore sur place. Je tremble, dans la logique du pire qui semble être enclenchée depuis plusieurs jours. Est-ce que Poutine poussera la folie jusqu’à vouloir faire la jonction Tiraspol – Kherzon et donc tenter de constituer la partie ouest du fameux « glacis » de protection qui relierait le Donbass à la Transnistrie?

Est-ce que la Transnistrie voudra profiter d’un effet d’aubaine?

Est-ce qu’elle préfèrera plutôt  le statu quo, à l’abri de sa zone grise qui permet à ses propres oligarques de réaliser de gros profits, y compris dans la production et le commerce du textile pas cher pour de grandes marques présentes dans les franchises ayant pignon sur rue dans toute la France et en Europe? Sans oublier les trafics rémunérateurs, comme celui des armes (même si c’est un peu voyant et plus contrôlé ces dernières années), mais aussi de cigarettes, cuivres et autres métaux?

Ce conflit majeur et gravissime me renvoie soudain trente ans en arrière.

 

En 1992, la guerre s’intensifiait soudain, au printemps, après des mois d’anicroches, et un front meurtrier, alimenté par l’implication de la Russie se stabilisait sur le Dniestr, mais aussi un peu de chaque côté du fleuve, rendant encore plus inextricable l’écheveau explosif constitué autrefois par Staline. Ce magnifique fleuve et les bourgades qui la longent, mais aussi et en premier lieu les grandes villes de Bendery et de Tiraspol devenaient des pièges pour les civils, des impasses pour les militaires des deux camps qui y ont trouvé la mort. On estime à environ 1000 le nombre de morts de cette « petite » guerre. Mille pour un territoire extrêmement petit. On se battait sous le soleil et au milieu des champs de fraises. C’est une phrase qui ressort du reportage publié avec Philippe Lançon dans l’Evénement du Jeudi du 2-9 juillet 1992.

Comme j’étais novice dans le domaine du reportage ! Bernard Poulet m’accorda sa confiance, il me fit une avance de 1200 francs pour mes feuillets… Philippe Lançon et moi étions accompagnés par Olga, une très serviable interprète roumano-franco-russe qui affronta cette épreuve crânement, dans un ensemble pantalon blazer à épaulettes d’un blanc immaculé et chaussée d’escarpins à talons noirs. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. J’aimerais bien la retrouver.

Quel souvenir poignant j’ai de notre traversée d’une place à Bendery où l’on vit quelques mines anti-char, facile à éviter pour nous trois, piétons munis d’un drapeau blanc, pour aller à la rencontre de civils coincés dans le no man’s land entre les camps des belligérants – celui des Moldaves (côté « intérieur », à l’ouest, et celui des séparatistes pro-russes, dans leur enclave côté est, limitrophe de l’Ukraine (ici je ne vais pas apporter plus de détails sur les motivations des uns et des autres à l’époque ni sur la composition des groupes de combattants).

Les civils rencontrés dans le no man’s land étaient des personnes âgées, résignées dans leurs maisonnettes colorées entourées de treilles et d’arbres fruitiers.

Le parallèle entre l ‘évolution des régions séparatistes de Crimée et de Transnistrie est saisissant. Effrayant aussi. Dans les deux cas, la situation se tend en même temps et pour des raisons similaires : en 2013 par exemple à l’approche de la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne dont la Russie ne voulait pas.

Nous avions oublié, vraiment, que les Etats sont capables de se faire la guerre pour des raisons de suprématie géostratégique  – même pour avoir la souveraineté sur un timbre-poste de terre rocheuse (comme par exemple l’île aux serpents, nom bien connu de tous les spécialistes de la région, mais qui accède ces jours-ci à une célébrité non méritée).

Nous sommes devant un dirigeant qui n’est pas sorti de ce schéma-là. Comme un hetman avançant sabre au clair. Mais avec la folie des dictateurs vieillissants des livres de Vargas Llosa ou Garcia Marques.

Voilà, je n’aurais pas dû oublier. En revanche, quelque chose de profondément ancré en moi voulait l’évoquer.

C’est sorti entre les lignes d’un livre que j’essaie d’écrire: dans ce livre, le personnage principal observe, depuis son balcon, l’horizon à l’est où se trouve le nœud des trois frontières entre la Roumanie, la Moldavie et l’Ukraine.

Elle observe l’horizon qui s’étire de l’autre côté du lac, travaille dans un kiosque comme vendeuse de billets de bus, regarde passer des trains qu’elle ne prend jamais et vit ses propres drames, dans son existence de papier. 

Mais aujourd’hui c’est moi, moi qui suis née au Pays des Trois Frontières de Moselle qui ai peur, en pensant aux trois frontières qui se rejoignent là-bas, de l’autre côté du lac, au bout de mon jardin roumain.

 

Thrillers, Spillers, Fillers en traduction

Comment j’ai traduit Le livre de toutes les intentions

13 janvier 2021

Thrillers, Spillers and Fillers :  les jardiniers utilisent cette expression mnémotechnique ressemblant à une formulette, facile à retenir, pour composer des jardinières spectaculaires :

Thrillers: pensez à créer un point d’intérêt, avec des feuillages voyants, une plante érigée peut-être; j’ai noté caladium dans mon carnet;

Spillers, ce sont les retombantes, utiles peut-être pour cacher le bac; evolvulus? scaevola? réglisse?

Fillers : penser à utiliser aussi des variétés qui remplissent les trous… Mandevilla (dypladenia), angelomia?

Inutile de vous dire que ces principes ne doivent surtout pas s’appliquer à la traduction! En revanche, je crois bien que c’est utilisable par les communicateurs lorsqu’il s’agit de doper un texte un peu mou du genou! 

Je vois une chose, peut-être, quand même : il est utile de repérer, dans la version originale, les thrillers, ces mots qui sont structurants, qui à la manière des caladiums voyants et colorés si chers à Huysmans, ou du moins à Des Esseintes, forment des îlots de sens. Que les phrases soient longues et sinueuses ou courtes et nerveuses, il s’agit, en premier et meilleur lecteur du texte original, de repérer ces mots ou groupes de mots qui sont des pivots, des îlots, des feuillages colorés – pour poursuivre en bonne jardinière des mots. Et ce ne sont pas forcément des articulations dans la syntaxe, mais souvent des sonorités, des paquets d’allitérations ou d’assonances, le choix est assez large et la nature est tellement riche en sensations.

Quant aux spillers, on en voit beaucoup dans la littérature ronflante, de celle qui cherche à dissimuler la pauvreté du contenant. Enfin, peut-on vraiment critiquer celui ou celle qui a besoin d’un peu de verdure pour combler avec des spillers les espaces vides et arrondir les angles d’une argumentation un peu sèche?  

Je m’amuse un peu. Il n’est question d’aucune de ces méthodes jardinières dans Le livre de toutes les intentions. Mais ma vie de traductrice est ainsi faite que je passe de ce roman à mon jardin et à la traduction, aujourd’hui, aussitôt que je l’ai reçu, d’un article écrit par Mircea Cărtărescu à la demande de l’Obs pour le futur supplément Flaubert. Gustave Flaubert, « n’est pas un auteur mais une classe biologique à lui seul, donnant un nombre infini d’espèces littéraires » écrit Mircea Cărtărescu. Je reste dans le biologique, le vert, le vivant. Et je me suis régalée à traduire l’article qui paraîtra sans doute en février*, m’a expliqué Didier Jacob. 

Je retourne à Marin Mălaicu-Hondrari, je recherche la traduction française du vers de Trakl « Er aber war ein kleiner vogel im kahlen Geäst » , « Il n’était qu’un petit oiseau sur les branches vides. »

 Je cherche aussi, à la page d’après, à bien comprendre la phrase où l’écrivain évoque Alejandra Pizarnik et Virginia Woolf en deux phrases où les pierres sont leur point commun:

De acum încolo era treaba sfinţilor să-i extragă piatra nebuniei. La fel cum treaba sfinţilor e să golească de pietre buzunarele largi ale Virginiei Woolf.

D’abord, je dois me résoudre à comprendre que les « saints » (c’est la traduction du dictionnaire pour sfinţi) sont les anges, et Marin me le confirme assez rapidement. Magnifique image qu’il a inventée là, pour la poétesse argentine, née dans une famille d’immigrants juifs d’Europe centrale et qui a mis fin à ses jours à seulement 36 ans : un de ses célèbres recueils de poèmes est intitulé Extraction de la pierre de folie**.

Et puis il y a « treaba« , qui est l’affaire, le boulot, l’occupation. Je choisis le « job ». C’est dans la tonalité du livre de Marin. Les deux images lourdes et légères à la fois, en deux phrases contenant des sfinţi et des pietre, des anges et des pierres, des anges et des cailloux (oui, j’ai trouvé qu’en français la répétition de pierres en fin de paragraphe, finissant sans finir, sur un e ouvert, aurait nui à l’équilibre recherché) font se contempler les deux femmes, comme dans un miroir: 

A partir de ce moment, il revenait aux anges de lui extraire la pierre de folie. Le job des anges, aussi, de vider les grandes poches de Virginia Woolf de tous leurs cailloux.
À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

* »Le grand-père de l’Europe littéraire » de Mircea Cărtărescu est paru dans l’Obs n°2937 du 11 février 2021 **Extraction de la pierre de folie, traduction de Jacques Ancet, Paris, Ypsilon éditeur, 2013

La nausée du même, de la conformité

Comment j’ai traduit Le livre de toutes les intentions

L’été se prolonge un peu, ce serait un temps à faire une balade à vélo, mais j’ouvre les notes de traduction prises dans un fichier bloc-notes au cours de mon travail. J’ouvre aussi mon journal, et même le « journal du jardin et de la cabane de lecture » que j’ai commencé cet hiver, presque en même temps que Le livre de toutes les intentions

Des traces de mon travail y sont disséminées. Dans mon journal, c’est un peu normal. Dans le carnet de bord du jardin, c’est un peu plus inattendu. Quel elfe de la traduction m’a donc poussée à transcrire, le 11 janvier, entre le signalement de deux plantes, nandina et tagète, les mots envoyés par Claro, éditeur de Marin Malaicu-Hondrari chez Inculte : Kill the keyboard, make it sing!  Elan, mouvement, mélodie interne, Le livre de toutes les intentions réunit tout ça et en effet, il me faudrait essayer de rendre cette voix, de faire chanter le texte français: l’encouragement était vraiment bienvenu!

Le hasard fait qu’hier, le 11 octobre, Françoise Wuilmart a publié un de ses intéressants billets sur le thème, justement, de la voix en traduction. Je lui ai aussitôt écrit que je me sentais en consonnance avec ses mots et avec son expérience qui, je suppose, est assez répandue chez nous, les traducteurs. Sans doute que, ce que nous appelons la voix du texte est ce niveau de fréquence vibrant en nous, tel un fil rouge, durant toute la traduction? C’est ainsi que je sens les choses. 

12 janvier 2021

7610 signes.

P. 8, première vraie grosse difficulté. 

Quatre phrases dont deux nominales. Et L’Insoutenable légèreté de l’être au milieu:

« Sila de a ţine aproape, de a fi conform. Insuportabila uşurutăte a fiinţei, titlul acesta spune totul. Sila de alăturare la tăvălug. Răul de alăturare. »

Une traduction littérale n’aiderait pas beaucoup : « Le dégoût de se tenir proche, d’être conforme. »? Et plus loin « Le dégoût  de se tenir au rouleau. Le mal de la proximité ». Cela ne peut rien dire. Qu’est-ce que ce « rouleau »? tăvălug, c’est un rouleau, à pâtisserie… Le sens du paragraphe est sans doute à chercher dans le livre de Kundera. Ce court passage est un éloge de la légèreté telle que le romancier roumain, lui, la conçoit. La légèreté n’aime pas la conformité (et dieu sait combien la conformité a été mortifère dans les régimes totalitaires !), la légèreté, ce n’est pas l’oppression, ni l’alignement. 

Le tăvălug, ce rouleau, oui, il est compresseur, il est énorme, il est celui de l’alignement, pour ne pas dire du garde-à-vous, dans la société et dans ce monde. Et alăturare, c’est ça, c’est l’alignement, c’est la position que l’on a lorsqu’on pousse aveuglément du même côté du système oppresseur – mais attention, la phrase n’est pas forcément ou que politique, elle est aussi philosophique : quel est le plus odieux rouleau compresseur? La mort, bien entendu. Dans ce contexte, certains font le tour du rouleau et devancent l’appel inéluctable.

Ce passage conserve un certain mystère. Je l’ai résolu de cette manière, mais d’une manière qui laisse réfléchir au sens, j’espère : 

La nausée du même, de la conformité. L’Insoutenable légèreté de l’être, ce titre dit tout. La nausée de l’alignement du côté du rouleau compresseur. Le mal de l’alignement.

En quelques pages j’ai déjà croisé Kleist, Alejandra Pizarnik, Sylvia Plath, Anne Sexton, Virginia Woolf et Cesare Pavese.  Arrive le Bartleby de Vila-Matas (les écrivains du non), et John Berryman, maintenant Kundera. Voici Beckett.

Dans le paragraphe suivant, je trouve une nouvelle acception du « rouleau compresseur » : l’habitude et le kitch auquel peut se laisser aller l’auteur lui-même. Il se tance à haute voix (on l’entend râler, vraiment!) lorsqu’il écrit au sujet de Beckett « qui a démonté l’engin compresseur jusqu’au plus petit de ses boulons » en complétant sa phrase d’un trio lyrique de compléments culminant par des » bouches grouillant en tas »! :

J’ai écrit en tas!!! En voilà un exemple de rouleau. Je ne peux pas faire une chose pareille à Beckett voyons. Je dois être plus attentif. Au cours d’une nuit comme celle-ci, je ne pourrai pas perdre mon temps en corrections. Je dois écrire le plus sèchement possible. Sous la contrainte.

Je vous laisse ce soir avec ça. À la page du 12 janvier de mon agenda, il y avait aussi :

Coléus.

A voir : arbousier Arbutus unedo

abelia

arbre de Judée – cercis siliquastrum

érigéron

senecio greyi Brachyglottis greyi

seneçon de Rowley (collier de perles)

Jardinière avec : – coléus / misère.

 

À suivre

Le livre de toutes les intentions

 

Envie, désir irrésistible

Carnet de traduction

Le Livre de toutes les intentions

C’était en mars, j’avais déjà fini la traduction du Livre de toutes les intentions et je cherchais encore la meilleure manière de rendre la première phrase du livre. Le roman est court et les premiers mots ont d’autant plus d’importance.

Mais surtout, comme écrit l’autre jour ICI, je butais sur le mot « avid« . Avide, en français, ne disait pas grand chose. J’avais beau avoir fini les 100 pages du livre, résolu presque toutes les questions, ce début ne me plaisait pas. Alors j’ai appelé Marin Mălaicu-Hondrari lui-même.

Notre discussion a été comme toutes les précédentes, celles que nous avions à Bucarest, quand on passait du temps à la terrasse, sur le côté des halles où se tenait le salon du livre : cool. Et sérieuse en même temps. Marin Malaicu-Hondrari est aussi traducteur (il a traduit en roumain le poète chilien Nicanor Parra et l’Argentine Alejandra Pizarnik, et aussi des textes de Vargas Llosa), alors il a parfaitement compris que j’aie besoin de lui poser cette question étrange et ensuite, il a compris pourquoi je bloquais sur ce terme en apparence bénin.

Au bout du fil, il a décrit, défini ce qu’il entendait par « avid« , une agitation, une envie, et le terme « frenesie » est sorti : « oui, il avait quelque chose de frénétique, Kleist, et les autres aussi. » 

Nous avons encore discuté de quelques points – et j’aime beaucoup entendre Marin parler, aussi parce qu’il détache si bien les « i » des « e » à la fin des mots, faisant de sa diction une véritable illustration de la diérèse parfaite.

D’ailleurs, la diction et la mélopée sont très importantes dans son livre – et j’en parlerai au sujet d’une certaine Sylvia Plath et d’un de ses poèmes, car elle traverse avec grâce Le livre de toutes les intentions.

C’était le 19 mars. Ensuite, je suis allée consulter le dictionnaire, par acquit de conscience, comme je le fais souvent. Puis j’ai envoyé ce mail à Marin:

Voilà, puisque Balzac est revenu deux fois dans notre conversation, regarde!

https://www.cnrtl.fr/definition/fr%C3%A9n%C3%A9sie

Frénésie : Envie, désir irrésistible. Il y a des jours où le souvenir de l’île Saint-Pierre me donne des frénésies; j’ai soif d’un voyage (Balzac, Lettres Étr.,t. 1, 1850, p. 217).

Merci beaucoup Marin,

A bientôt,

Laure

J’avais enfin la solution pour ma première phrase. Tout, dans le livre traduit pouvait retrouver sa légitimité, à la suite de ça. Toutes les intentions, tous les désirs, fussent-ils des désirs d’en finir.  

Il m’arrive souvent, dans mes traductions, que le sens vrai, profond, du terme qui cloche, soit à dénicher dans son utilisation littéraire, parfois un peu ancienne. Alors, le mot se pare de nuances et de reflets. Il prend sa vraie place, ne gêne plus rien autour de lui, rien, alors même qu’il a cette sonorité vibratoire: fré-né-ti-que. 

À suivre

Le livre de toutes les intentions