Article du Monde du 3 février 1989

Vendredi  3 Février 1989

 

ROUMANIE
Le combat de Doina Cornea

 

(02 FEVRIER 1989)

 

Deux médecins de l’organisation humanitaire Médecins du monde, les docteurs Jacques Lebas et Patrick Laburthe-Tolra, viennent de se rendre en Roumanie, où ils ont rencontré Mme Doina Cornea, ex-professeur de français à l’université de Cluj, harcelée par la police pour avoir critiqué le régime. Ils nous ont adressé leur témoignage.

 

Cluj, capitale de la Transylvanie roumaine, 24 janvier.
Comme tous les matins, Doina Cornea a ouvert anxieusement la porte de sa maisonnette du 16, rue Alba-Julia. Elle est soulagée : la voie est libre. Elle sait que lorsque la porte est bouchée par le milicien de garde, elle restera recluse toute la journée dans sa maison, sans droit de sortir.

C’est avec chaleur, mais non sans surprise, que Doina Cornea nous accueille. Ces derniers jours, des journalistes américains qui essayaient de la rencontrer ont été immédiatement expulsés, et les diplomates européens qui tentent de la joindre n’y parviennent pas. Quant à nous, nous allons bien soigner en Afghanistan, au Salvador ou en Afrique du Sud. Nous ne pouvons négliger les souffrances des hommes à deux heures de Paris.

Dans une pièce aux fenêtres aveugles (cette nuit même, la Securitate a placé un projecteur au-dessus de sa maison), Doina Cornéa nous raconte son combat.

 » L’isolement qu’ils me font subir dans ma propre maison m’est plus pénible que les mois de prison. Au moins avais-je en cellule des compagnons.

 » J’étais, jusqu’au 5 janvier, suivie en permanence par plusieurs agents de la Securitate. Il y en avait toujours un qui me collait à un mètre, m’insultant constamment et essayant de déclencher la réprobation des gens que nous croisions dans la rue. Sans succès.

 » Depuis des mois, pas une lettre, sauf une unique carte de voeux. Les seules lettres qu’ils m’ont fait parvenir sont des lettres d’insultes ou des menaces de mort. Quand ils me les donnent maintenant, je les déchire aux pieds du milicien en faction.

 » Mais pourquoi vous intéressez-vous à moi ? Il y a bien d’autres opposants dont il faut s’occuper, nous sommes sans nouvelles d’eux. Vous savez, dans ce pays, les opposants disparaissent. Certains même ont été assassinés. Dans le silence total. Je n’ai pas peur de mourir, je ne crains pas la mort. Je ne crains plus rien.  »

Prisonnière

dans sa propre maison

Elle décroche son téléphone pour nous montrer qu’il est coupé depuis des mois.  » Tout contact avec les autres est impossible, car un simple échange de regards avec moi vaut interrogatoires et tracasseries à celui qui me l’accorde. Je suis une opposante, pas une dissidente. Je n’ai jamais adhéré à aucun parti. Mon combat n’est pas un combat politique, c’est un combat moral. C’est l’essence de l’homme qui est en train d’être détruite dans mon pays. C’est difficile de résister ici, chaque jour, dans cette solitude. Surtout qu’ils en veulent à ma famille, et en particulier à mon fils.

 » J’ai été radiée de l’Université, mon fils a été en prison. Son seul délit : le délit d’être fils. »

De quoi est coupable cette frêle femme au regard doux, au sourire indulgent ? De s’être adressée directement dans une lettre au président Ceausescu pour réclamer l’arrêt de la destruction des villages dans son pays.

Déambuler dans Bucarest est une épreuve qui donne le frisson. Impossible d’accrocher les regards des passants. Dans la rue, personne ne se parle, pas de cris d’enfants. Un sac en plastique à la main, les gens viennent grossir les queues interminables.

Soudain, un attroupement. Une cinquantaine de personnes devant les vitrines de l’Aeroflot regardent les informations en provenance de Moscou : des photos de Gorbatchev avec Mitterrand, avec Kohl. Enfin une vitrine sans effigie du Conducator.

Nous cherchons à visiter un hôpital. On nous a appris que, si vous avez plus de soixante-dix ans, les ambulances ne vous transportent plus et que les parents ne peuvent voir leurs enfants hospitalisés qu’au travers de grilles en soudoyant le milicien.

A peine avons-nous franchi la porte de l’hôpital qu’un milicien en uniforme se précipite sur nous. Dans un français impeccable, il nous signifie que « l’hôpital n’est pas un objectif touristique ». D’ailleurs, il ne nous croit pas touristes et nous conseille vivement de regagner notre pays le plus rapidement possible.

Les amis que nous pourrions avoir en Roumanie ne sont pas non plus des « objectifs touristiques ». Ces menaces sont réitérées une demi-heure plus tard. Nous gagnons l’ambassade de France. C’est sous la protection de diplomates que nous serons emmenés à l’aéroport, suivis d’une meute de barbouzes du régime dans leurs Dacia banalisées. Face à Ceausescu, Staline suranné, une femme résiste, prisonnière dans sa propre maison. Ne l’abandonnons pas.

 

VANHECKE CHARLES

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