L’Aile tatouée: décryptage d’une traduction

 

Découvert aujourd’hui sur le site du Courrier des Balkans la traduction (par Ramona Delcea) d’un entretien publié dans la revue bucarestoise Dilema Veche!
L’interview avec Cristina Hermeziu a été réalisé dans le courant de l’été, juste avant la publication de L’Aile tatouée chez Denoël.
Il est intéressant pour les lecteurs français, car il livre quelques clés de lecture du roman de Mircea Cărtărescu.

« Laure Hinckel signe sa deuxième traduction d’un roman de Mircea Cărtărescu, L’Aile Tatouée, publié par Denoël. Traductrice infatigable de jeunes écrivains roumains comme Dan Lungu, Cecilia Ştefănescu, Florin Lăzărescu, Lucian Dan Teodorovici, sachant aussi remettre à l’honneur les grands classiques roumains, comme Camil Petrescu ou Andrei Pleşu, Laure Hinckel nous parle avec passion de son travail de traductrice. Interview.

 

Propos recueillis par Cristina Hermeziu

Comme toute traductrice exigeante envers elle-même, Laure Hinckel s’est armée de patience et  ne s’est pas bornée à l’érudition des dictionnaires. Elle a su garder ce que la littérature a de plus précieux, cet univers de mots et de sens au-delà des mots capables d’irriguer en profondeur, à des « années lumière » de là, d’autres livres, d’autres âmes et d’autres vies.

Laure Hinckel parle de la traduction de L’Aile Tatouée (en roumain Orbitor. Aripa dreaptă) avec une sorte d’exaltation, comme si elle avait eu l’immense privilège d’être la première à franchir les portes d’une somptueuse cathédrale, dont elle devient l’amoureux guide partageant son expérience de privilégié.

Ce dernier ouvrage qui parachève la trilogie entamée il y a quinze ans avec Orbitor, se dévoile au public français grâce à la plume d’or de Laure Hinckel, dont le dialogue avec l’ouvrage original est aussi invisible que spectaculaire.

Dilema Veche (D.V.) : Quelles ont été les difficultés et les voluptés rencontrées à la traduction du troisième tome d’Orbitor ?

Laure Hinckel (L.H.) : Parmi les nombreuses voluptés, si je ne dois en citer que quelques-unes, il y a eu la joie de regarder de près la fameuse gravure d’Albrecht Dürer, La mélancolie… Elle représenteun ange avec un polyèdre, placés sous un carré magique de toute beauté. J’ai également ressenti un immense plaisir à relire L’Enfer de Dante, sous la plume du traducteur André Pézard, qui manie un lexique absolument savoureux, riche en archaïsmes qu’il recréé lui-même par voie étymologique et également riche en notes de bas de page. C’était un passage absolument nécessaire pour pouvoir décrypter certains aspects que cache le récit de L’aile Tatouée. J’ai également revisité Ulysse, de Joyce, pour saisir ce mariage particulier entre la voix de l’auteur et les bribes de dialogue.

Ce genre d’incursions dans des œuvres littéraires majeures, qui continuent à nourrir les esprits et qui marquent l’écriture des grands écrivains, constitue à la fois une source d’inspiration et des moments de répit au cours de la traduction. Finalement, les moments de plénitude lorsque je traduis, ce sont les liens d’intimité profonde qui se nouent entre moi et l’ouvrage. C’est une lutte solitaire, et, telle la lutte de Jacob avec l’ange, elle n’est pas facile à dépeindre avec des mots.

Un autre exemple de réel plaisir ? Aller sur les pas du leitmotiv du livre : « qu’est-ce pour nous, mon coeur, que les nappes de sang… » La citation me semblait familière, mais impossible de me rappeler d’où elle venait. N’arrivant à rien, j’ai décidé de demander à Mircea Cărtărescu lui-même l’origine de ce vers..

C’était un vers tiré d’un poème de Rimbaud, l’un de mes poètes préférés. Cher Rimbaud ! Il est peut-être de bon ton de se dépouiller de ce genre de passions, mais je suis restée fidèle à ce poète de génie. Lors de mes recherches pour retrouver le poème dans Une saison en enfer, je suis tombée sur une confession que Rimbaud avait faite à sa mère, qui avait du mal à comprendre l’œuvre de son fils. Il y disait : « J’ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et dans tous les sens. »

Lorsqu’on traduit un livre aussi riche culturellement que le livre de Mircea Cărtărescu, on tombe forcément sur ce genre de diamants de la littérature. Un grand écrivain comme lui s’attarde sur chaque aspect de la vie. De plus, ayant un goût prononcé pour la science, Mircea Cărtărescu invite aussi bien le traducteur que ses lecteurs à découvrir des domaines peu connus du grand public, comme la topologie et ses six figures analysées par René Thom dans son ouvrage, Théorie des catastrophes –le terme de « catastrophe » ayant ici le sens de « transformation ».

Le revers de la médaille, c’est qu’en atteignant des sommets de volupté intellectuelle, on atteint aussi des sommets de difficulté pour les traduire dans sa propre langue.

J’évoquerais également ma joie de retourner –professionnellement parlant- vers la Bible. Je n’avais plus eu l’occasion de le faire depuis 2005, quand j’ai traduit le livre d’Andrei Plesu Actualité des anges. J’ai maintenant été amenée à travailler de façon systématique avec la Bible – avec plusieurs traductions françaises de la Bible, puisqu’il n’y a pas de traduction de la Bible orthodoxe en français.

Les monologues de Herman, un des personnages principaux du roman, sont de véritables exégèses de la Bible où figurent des passages entiers du texte sacré. Des moments de délices philologique et spirituel. Mais un vrai défi : pour rendre avec précision le texte biblique cité par Mircea Cărtărescu, j’ai dû lire, faire des comparaisons entre plusieurs versions de traduction de la Bible en français et, enfin, choisir ce qui était le plus approprié. J’ai parcouru la Bible de Louis Second de 1910, la Bible de Jérusalem, la Bible œcuménique, la Bible Darby… Chaque version est dotée de ses propres vertus littéraires, sans parler du fait que même le nom de Dieu change en fonction de l’orientation catholique ou protestante…

Mis à part la Bible, j’ai également revisité les Contes des roumains, de Petre Ispirescu. C’était une excursion nécessaire pour mieux apprécier la liberté de re-formulation des mythes sous la plume de Mircea Cărtărescu. Je pense à ce chapitre d’une beauté particulière, vers la fin du livre, dans lequel le narrateur  les  étapes initiatiques propres aux contes de fées : l’errance dans une forêt de pavots géants, dans le vallon de l’Oubli, l’arrivée dans une clairière rayonnant de toutes les couleurs, la rencontre avec un personnage « à la barde luisante comme un miroir », les tourbières où poussait une grande quantité d’herbe d’or reflétant les couleurs du ciel, les fleurs carnivores, les retrouvailles de la maison familiale, avec son parfum de pétrole lampant « ce parfum-là, et celui de chaux et de sainteté, de noix et de rachiu, le parfum d’une maison humaine, du seul type de maison que l’homme devrait jamais habiter. »  Tout autant de passages qui devaient retrouver, en français, le parfum des contes. Il a fallu ciseler chaque phrase…

D.V. : Mircea Cărtărescu se laisse-t-il facilement traduire ? Est-ce que le français colle bien à son style ? Est-ce que c’est une langue qui joue en sa faveur, ou plutôt en sa défaveur ?

L.H. : Le français déploie un éventail lexical très riche en couleurs et évocateur, en dépit de la fameuse rigidité de sa syntaxe –dont l’évocation est devenue une banalité qu’il est de bon ton  d’aborder dans toute discussion à caractère plus ou moins littéraire. La syntaxe française est plus flexible que ce que l’on croit, tout dépend de la façon dont on s’en sert : avec négligence, comme le ferait quelqu’un d’inexpérimenté, ou en sachant la forcer avec doigté, comme l’a fait un génie de la taille de Céline.

En outre, le français est une langue dotée de nombreux registres d’expression : elle embrasse parfaitement bien le style de Mircea Cărtărescu, respectant l’intention stylistique et le rythme de la narration, qu’il s’agisse de la symphonie de voix de la queue pour le pain ou de l’extraordinaire débauche des « révolutionnaires » au siège du Comité Central, de la folie de la nymphomane Estera/Emilia, de la confession de Victor descendant en Enfer –dans un des chapitres au rythme proprement endiablé- ou des pérégrinations dans les circuits de la mémoire. Chaque facette du récit est transposée en français avec fidélité et dévouement.

 

D.V. : Pensez-vous que ce tome qui parachève la trilogie Orbitor – un roman qui est aussi celui de la Révolution roumaine de 1989 – touchera le public français ?

L.H. : Je pense que s’il a la chance de rencontrer des critiques français désirant le lire et montrer quelle est sa valeur, alors ce livre sera aussi lu par le public français.

C’est aussi un vrai défi pour les promoteurs de la culture roumaine. Orbitor est, à la fois, le grand roman de la fameuse « Époque glorieuse » et une parodie comico-cynique de la Révolution roumaine : on retrouve les personnages comme L’homme-sans-cou et L’homme-à-deux-mères… La Révolution de 1989, avec les premières rumeurs en provenance de Timisoara et l’arrestation du dictateur, avec les légendes urbaines nées autour des personnages l’Odieux et l’Odieuse permettront aussi au public français de s’amuser, même si ces journées de la Révolution de Noël 1989 ont laissé à tout le monde un goût amer.

D.V. : Combien de temps avez-vous mis à traduire ce récit et quelles sont vos impressions après un dialogue aussi profond ?

L.H. : Il est difficile de dire combien de temps j’ai mis à traduire ce livre. J’ai livré la traduction un an après la signature du contrat, mais j’ai dédié au moins 8 mois exclusivement à Orbitor.

C’étaient des journées d’immersion totale, avec 16 heures de travail quotidien. Ce sont les fameuses journées passées entre les ailes du livre.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.