« Fais là ce que tu voudras »

Jouer du klezmer au piano
Animation Flash

J’ai assisté, lundi soir, au Théâtre du Vieux Colombier -Comédie française à la remise des prix Francine et Albert Bernheim de la fondation du judaïsme français, pour les lettres, les arts et les sciences.
Comme cela se fait, chacun des trois lauréats a été présenté par une personnalité.

J’ai très envie de vous faire partager un extrait d’une de ces présentations: celle Robert Bober pour le compositeur de musique klezmer Denis Cuniot. Elle me plait particulièrement car on retrouve, au travers d’une anecdote sur  Marc Chagall l’évocation du théâtre, de la musique et de la peinture…
Ce post est donc triplement consacré à la création… D’où le choix également de cette toile de Chagall, dont le titre est « La Création ».

Robert Bober :

« En 1990, à la fondation Pierre Gianadda, à Martigny, en Suisse, étaient exposées des œuvres de Marc Chagall qui n’étaient jamais sorties de Russie où elles étaient cachées et que l’on croyait perdues. Il s’agissait des décors du Théâtre d’Art Juif de Moscou.

Cette exposition, j’ai eu la chance de pouvoir la filmer.Quelque part, au milieu de cette fresque, Chagall avait peint un mot en yiddish.

De retour à Paris, ne sachant pas lire le yiddish mais cherchant à savoir ce que ce mot signifiait, j’ai demandé à un ami pour qui le yiddish n’a pas de secret, de le traduire. Après un court moment de perplexité, il m’a dit que cela ne voulait rien dire.

– Rien dire ? Comment ça ?

– Non, rien.

– Lis-le-moi quand même.

– Lagach.

– Quoi ?

– Oui, Lagach.

Alors brusquement j’ai compris. Pour comprendre ce que Chagall avait écrit, il fallait à la fois lire les lettres en yiddish, soit de droite à gauche, et en français ou dans n’importe quelle autre langue, soit de gauche à droite. Et de gauche à droite on pouvait donc lire tout en sachant le yiddish : « Chagall ». C’est ce qu’on appelle je crois, l’universalité.

Et Denis Cuniot dans tout ça ? Eh bien, c’est précisément l’écoute de son disque qui m’a ouvert la mémoire et fait resurgir ce souvenir.
Une voix en lui a dû lui dire : « Fais là ce que tu voudras ». Il l’a entendue et il a fait ce qu’il a voulu.
Et écouter ce qu’il a fait c’est lire à la fois de gauche à droite et de droite à gauche.
Écouter Denis Cuniot, c’est l’entendre à notre tour écouter ce qu’il entend, ce, qui une fois pour toutes est inscrit en lui.

Écoutons « A Brivelé der Mam’n » . Les notes nous parviennent une à une, hésitantes, presque cahotantes, comme les mots lorsqu’ils sont accompagnés de larmes. On se dit qu’il n’y arrivera pas, que tout va s’arrêter, rester enfoui. Mais non, ce n’est qu’une maladresse apparente.

Ce qui nous parvient des touches du piano, c’est un écho lointain, juste murmuré, de ce qui fut notre histoire, juste une chanson d’avant la nuit. Cela dure trois minutes et quarante-trois secondes et tout est dit, juste comme il fallait que ce soit dit.

Il y a une photographie prise en Pologne en 1912, de musiciens klezmer avec leurs instruments. Il y a trois violons, une flûte, une trompette, une clarinette et une contrebasse. Sur d’autres photos, on voit parfois aussi un accordéon, un trombone et quelquefois un tambour. Mais jamais de piano. On sait pourquoi, on connaît l’histoire.

Oui mais voilà : que fait-on lorsqu’on aime la musique klezmer et que l’on joue du piano ?

Eh bien, on fait ce que fait Denis Cuniot. On joue de la musique klezmer au piano.

Jouer du klezmer au piano, c’est jouer aujourd’hui une musique qui se souvient de son passé. Une musique en vie. C’est ce que font depuis toujours les musiciens de jazz.

Dans « Les Récits hassidiques », Martin Buber dit « qu’un récit, du fait qu’on le raconte, se reproduit et retrouve sa force. C’est par la parole vivante que se perpétue la vertu qui fut agissante une fois et ainsi elle continue à agir, même après des générations ».

Remplaçons le mot « récit » par celui de « musique », puis le verbe « raconter » par celui de « jouer » et nous serons au cœur de ce que fait Denis Cuniot. »

Lors de sa création, en 1920 je crois, le directeur du théâtre qui s’appelait Efross fit venir Chagall. « Voilà », lui dit-il, « ces murs sont à toi, fais là ce que tu voudras ».

Et Chagall fit – entre autres – pour le mur principal, une fresque immense qu’il appela : « Introduction au Théâtre d’Art Juif ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.