En résidence de traduction – 6 – Bucarest

Parfois, ce sont de petites choses qui vous font remonter à une phrase, une intrigue. Là, ce sont des pavés en bois. Oui, des pavés de rue, mais en bois, comme sur la photo que j’ai prise. Ici, le parfum d’une boulangerie et la couleur dorée de bretzels couverts de sésame. C’est une boutique de tailleur, un déferlement de soies vives dans une vitrine, les arabesques au fond d’un atelier de lutherie. C’est un nom, comme celui de la très ancienne église de Colţea ou tout simplement l’imagination, quand le coeur vous entraîne et que la ritournelle de la « cité des coeurs légers » ne vous lâche plus. La « cité P1120532des coeurs légers », sous la plume de Doïna Ruşti, c’est Bucarest fin 18e, la ville de Bucur le joyeux. On y crée des parfums, on y danse. La réputation de ville des plaisirs et du luxe arrive aux oreilles de Ioanis Milikopu, qui vit encore chez ses parents à Salonique. Le jeune garçon, qui veut coudre les plus beaux tissus du monde entame alors un voyage hasardeux jusqu’à Bucarest…

Je marche dans Bucarest et les phrases du Manuscrit phanariote m’accompagnent. Je vous livre un secret? Je pense que ce roman sera une de mes prochaines traductions, quand j’aurai fini
le livre de Savatie Bastovoi sur lequel je travaille en ce moment.

Le début du livre sonne comme ça (à vous de me dire si cela vous donne envie de connaître la suite) :

Prologue

« Il ne faut pas chercher le commencement d’un livre à sa première page. Le Manuscrit phanariote ne fait pas exception. Notre histoire a germé dans la bibliothèque du Sérail. C’est là que le sultan Selim découvrit un jour deux pages d’une partition rédigée d’une main nerveuse, qui donnait au dessin de chaque note de musique l’aspect de pattes de mouches noyées dans le café.P1120656

Selim déchiffra la mélodie à voix haute. C’était quelque chose de gai. Un tourbillon effréné de quelques notes qui se déployaient en se répétant et on sentait combien d’âmes s’étaient confiées dans ce chant. Il palpa le papier en se désintéressant de la signature minuscule. La même main avait rédigé les paroles, juste sous les notes, dans une langue savante qui rappelait à Selim les leçons de son premier précepteur, qui était tout rond, comme une perle. Ces trois strophes célébraient une cité de tous les bonheurs.

La chanson lui rentra dans la tête et la journée n’était pas finie que tout le palais la connaissait déjà ; elle se répandit dans les rues et dans les tavernes – parce qu’elle sortait de la bouche du grand Selim, bien évidemment, mais aussi parce qu’elle était entraînante et qu’elle voP1120533us faisait battre le cœur plus vite. Les paroles évoquaient une ville qui exhalait le tilleul. Entre ses murs, toute souffrance s’évanouissait, elle était comme effacée du Livre de la Destinée – ou de ses innombrables copies.

Cette cité des cœurs légers n’était autre que Bucarest.

Puis, des rumeurs commencèrent à circuler, alimentées par les Grecs du quartier du Phanar, des gens qui parlaient comme s’ils avaient un cheveu sur la langue. Ils étaient les seuls à connaître les contrées au-delà du Danube, là où se trouvait la ville de la chanson. Grâce à eux, on savait qu’en traversant le pont qui se trouvait à l’entrée de cette cité lointaine, tout visiteur perdait l’envie de revenir sur son propre  passé. Dans les rues en pavés de chêne tournoyaient les vapeurs qui s’élevaient de récipients argentés où frémissaient en continu les élixirs, les parfums et les onguents : la ville ne vivait ni du travail de la terre, ni de ses nombreux commerP1120644ces, mais de ces fragrances toujours renouvelées, de ce souffle tiède qui vous envahissait tous les pores de la peau en vous effaçant la mémoire, si vous étiez nouveau venu. Alors vous n’aviez plus qu’une ambition, un seul destin, celui de devenir un émir aux yeux de saphir, un nabab menant grand équipage et recevant en son palais, ou alors un gouverneur, un colonel ou encore, et ce serait tout aussi merveilleux, un simple gratte-papier attaché à la suite princière…

D’autres personnes racontaient l’histoire d’hommes qui déambulaient dans les rues, désorientés, ivres d’amour, repus de toutes les bonnes choses auxquelles ils avaient rêvé ; ils étaient torturés par les désirs qui rongeaient la partie la plus fragile de leur chair mais ils forçaient leur corps à jouir des douleurs de cette passion et du poison d’un soupir.

Mais quelle que soit la nature de leurs changements de vie, tous tombaient dans l’euphorie.  Aucun tourment, aucune tristesse ne résistaient à Bucarest, et c’était le sens même du nom de cette ville joyeuse, un nom qui tintinnabulait aussi gaiement que des clochettes de traîneaux dans les plaines enneigées.

Alors, les Grecs du Phanar exhumèrent tout l’or qu’ils avaient caché dans les caves et dans les fondations de leurs maisons pour convaincre le sultan de leur confier le trône de Bucarest – et ils se contenteraient de très courtes périodes, pourvu qu’ils l’obtiennent. La notoriété de Bucarest fit le tour de l’Empire Ottoman et plus personne n’ignorait que c’était la ville où les rêves se réalisaient. Dans les cafés d’Istanbul, le commerce de luxe se développa, car les commerçants les plus stylés cédaient leur marchandise au plus offrant, et les enchères s’envolaient sur le lévrier de Moldavie, l’épervier de Bucarest et les enfants valaques. »

Extrait de Le Manuscrit phanariote, Doïna Ruşti, éditions Polirom.

 

5 thoughts on “En résidence de traduction – 6 – Bucarest

  1. Yvonne

    Chère Laure,
    Il s’agit bien de Bogdan Teodorescu dont il était question dans l’émission mais l’oeuvre critiquée est plus récente . C’est  » Spada « éditée dans une nouvelle maison d’édition, les Editions Agullo.
    Bises et à bientôt.

  2. Yvonne

    Je reprends ton blog pour essayer d’y retrouver un roman dont j’ai entendu , mais hélas  » à la volée », une critique très élogieuse : le titre , quelque chose comme « spagdam » ( très approximatif ) et l’auteur Teodorovici, lucian dun ( peut- être ) … Je n’ai rien trouvé de cette sorte sur Google .
    mais c’est surtout pour répondre à ta question du volet 6 de tes carnets de résidence : sûr que le début du  » Manuscrit Phanariote » donne envie !…de plus, la tentation de faire un parallèle avec notre dernier café Bouquin est grande . Samarcande /Bucarest; manuscrit des Rubaiyats /manuscrit Phanariote….Peut-être en entreprendras tu la traduction ?
    Bises
    Yvonne

    • Yvonne,
      Ta question me rend très curieuse : Lucian Dan Teodorovici est un des auteurs dont j’ai traduit deux romans formidables (« L’histoire de Bruno Matei » et « Les autres histoires d’amour » aux éditions Gaia) et plusieurs nouvelles. Je me demande si le « spagdam » n’est pas…. un « Chewing gum »! C’est le titre d’une nouvelle publiée par la revue Transcript dont je te donne le lien : http://www.transcript-review.org/fr/issue/transcript-31—nouvelles-dautomne/lucian-teodorovici
      Mais cela m’étonne que tu en aies entendu parler… Si c’est le cas, tant mieux! Si tu te souviens de l’endroit où tu as entendu la chronique, fais-le moi savoir.
      J’aime beaucoup le parallèle que tu fais entre Samarcande et Bucarest, le manuscrit des Rubaiyats et le manuscrit phanariote! Je n’y avais pas pensé. Espérons que ton idée portera chance à la romancière, Doina Rusti.

    • La réponse à la question d’Yvonne: la chronique radio parlait d’un roman policier paru en mars 2013 aux éditions l’Ecailler, une traduction par Jean-Louis Courriol d’un polar de Bogdan Teodorescu, « Des mecs bien, ou presque ». Merci Yvonne pour ce signalement!

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