Attentats de janvier 2015

Disparition de la métaphore

Dès que l’on m’a demandé de témoigner à l’étranger pour dire l’importance qu’avaient dans ma vie les dessinateurs de Charlie Hebdo massacrés mercredi dernier*, j’ai accepté. Mais je me suis rendu compte presque immédiatement combien il serait difficile de « traduire » mes réflexions en peu de mots. J’ai d’abord pensé, « je vais dire ce que c’est que la France ». J’ai rapidement compris l’utopie du projet et puis, à la réflexion, cela n’allait pas, car à travers le monde, nombreux sont ceux qui nous ont montré leur solidarité avec nos morts et avec notre souffrance. Puis en pensant « France », j’ai rencontré l’expression rebattue « patrie des droits de l’Homme». Et même si notre déclaration des droits de l’homme a vu le jour dans une période (déjà lointaine mais très présente) d’une extrême violence accompagnée des pires errements, elle reste attachée au nom de notre pays et je crois que nous devons en être modestement conscients et fiers. Ses principes ont forgé notre pays et nous en sommes pétris même et surtout lorsque nous exerçons notre esprit critique.

Avant de me joindre aux millions de personnes rassemblées le dimanche 11 janvier à Paris, j’ai assisté à un rassemblement dans ma ville au soir de la tuerie du journal satirique Charlie Hebdo.

Je ressentais le besoin très fort de parler avec d’autres personnes, des gens que j’espérais trouver sur la place principale, des gens émus et choqués comme moi.

Je ressentais le besoin très fort de parler avec d’autres personnes, des gens que j’espérais trouver sur la place principale, des gens émus et choqués comme moi. Nous pourrions évoquer ces morts que nous connaissions pour certains depuis l’enfance à travers différents médias et ces blessés graves dont un fait aujourd’hui partie de ma vie professionnelle et auquel je pense en espérant qu’il récupérera bien de ses graves blessures au visage. Ce premier soir, j’avais une petite bougie avec moi, pour porter l’âme de ceux dont je ne verrais plus les dessins dans tant de journaux. J’ai retrouvé sur place quelques dizaines de personnes venues là comme moi. Silence et recueillement. Mais ce mercredi-là, personne ne s’attendait à ce que cela recommence le lendemain, dure trois jours et encore moins que l’on devienne, après des «Charlie », des « flics », des « musulmans » et des « Juifs » : nous sommes Charlie, policiers, musulmans et juifs, après le passage de ces barbares.

Dès les premières heures suivant l’attentat, j’ai été frappée par une chose en particulier : combien de gens n’ont pas compris, hors de France (ah ! le poison déversé via les réseaux sociaux) mais en France aussi, ce que veut dire ce «Je suis Charlie».

Dès les premières heures suivant l’attentat, j’ai été frappée par une chose en particulier : combien de gens n’ont pas compris, hors de France (ah ! le poison déversé via les réseaux sociaux) mais en France aussi, ce que veut dire ce «Je suis Charlie». « Je suis Charlie » ne signifie pas nécessairement « je suis un fan des dessins de ce journal ». Cela ne veut pas dire « je suis un athée enragé » ou « je suis un anarchiste ». « Je suis Charlie» est une manière de dire sa solidarité. C’est une formule compacte, qui marche bien avec un prénom. Un trait de génie.

Je fais un petit détour pour en arriver à ce que je veux pointer du doigt. Mon plus ancien souvenir lié à un sentiment de révolte générale à l’égard des oppressions, c’est le mot Solidarnosc !. J’avais une douzaine d’années, je revois les banderoles pendues aux balcons des immeubles dans la cité où j’habitais. Je revois aussi les tags Solidarnosc ! en rouge, sur le chemin de l’école. Ce mot étranger a fonctionné, lui aussi, à son époque : il a coagulé un refus sourd et lancinant qui traînait dans les têtes depuis des dizaines d’années. Sa force a conduit à la chute des régimes totalitaires à l’Est. Le plus ancien souvenir similaire, pour de nombreux jeunes d’aujourd’hui sera sans doute ce « Je suis Charlie » qu’ils sont venus brandir dans un silence respectueux et par centaines de milliers, aux côtés de leurs parents, dans les rues de Paris et des villes de France.

manif charlie

Mais voilà, à côté d’eux, mais loin du défilé, il y a tous ceux qui, à l’étranger, mais aussi en France n’ont pas compris ces trois mots « Je suis Charlie » et cela me laisse perplexe.

On a vu fleurir des porteurs de « je ne suis pas Charlie ».

Il y a trente ans, a-t-on vu des pancartes « je ne suis pas Solidarnosc » ?

Il y a trente ans, a-t-on vu des pancartes « je ne suis pas Solidarnosc » ? Je ne crois pas. Bien entendu que tout le monde n’était pas concerné par la lutte des Polonais, mais on n’a pas assisté à un tel déferlement de haine « anti ». Bien entendu, ma comparaison a ses limites, j’en suis consciente. Et pourtant, je crois que mettre en parallèle les réactions à ces deux slogans est révélateur de l’évolution de la France: à l’époque de Solidarnosc, on comprenait la rhétorique, les effets de styles. La métaphore n’était pas morte…

La situation que nous vivons ne met-elle pas aussi en lumière la dégringolade du niveau scolaire et notamment littéraire dans notre société ? C’est la disparition annoncée de la métaphore. Comment peut-on prendre au pied de la lettre ces trois pauvres mots ? Commettre cette erreur, c’est presque prendre une arme pour clouer le bec à son contradicteur ! Nous sommes peut-être quelques uns à nous en rendre compte mais le plus difficile est de savoir comment remédier à cette catastrophe cognitive.

Dans le cas précis, les « je ne suis pas » montrent leur incapacité à comprendre que le slogan n’appelle pas à devenir concrètement ni à suivre Charlie Hebdo, mais à se lever en signe de solidarité (Solidarnosc !), à dire son attachement à la liberté d’expression dans le cadre démocratique, contre le racisme et pour la liberté tout court. Ne soyons plus aussi obtus : on peut être croyant, policé et même sacrément collet-monté. Que nous suivions ou non certains principes religieux et moraux et quels que soient nos défauts de caractère, nous devons pourtant comprendre la liberté d’expression et le jeu démocratique de notre pays.

Que nous suivions ou non certains principes religieux et moraux et quels que soient nos défauts de caractère, nous devons pourtant comprendre la liberté d’expression et le jeu démocratique de notre pays.

J’ai eu cette formule, qui contient sa dose d’emphase, « la disparition de la métaphore », parce que cette difficulté à rattacher des mots à une réalité abstraite est à mettre en lien, selon moi, avec le désamour pour l’écriture poétique. On comprend de moins en moins la métaphore. Les gens s’éloignent de la poésie parce qu’ils ne la « comprennent » pas, au sens où ils ne se l’approprient pas. Comprendre, c’est avant tout embrasser et intégrer. Les gens n’embrassent plus la poésie et ils ne l’intègrent plus à leur âme. Ils voudraient trouver, semble-t-il, derrière chaque mot une réalité aussi « concrète » que celle contenue dans la « bulle » qui apparaît lorsqu’on pointe un curseur sur un mot bleu figurant à l’écran. Or, ouvrir un « link» ne donne pas accès à la compréhension du sens et encore moins à l’émotion de la lecture.

Or, ouvrir un « link» ne donne pas accès à la compréhension du sens et encore moins à l’émotion de la lecture.

Il manque dorénavant à de nombreux « lecteurs » le « lien » émotionnel et cognitif qui leur permettrait de se laisser saisir par l’intelligence et la beauté d’un texte. Ils lisent sans saisir l’idée, voilà ce qui leur arrive. Quelque chose s’est rompu qui ne permet plus d’intérioriser le mot (lu ou entendu) : drame de l’enseignement qui n’atteint plus son but premier. Il devient presque impossible d’enseigner l’art poétique dans les écoles et on se refuse à donner de la poésie à mémoriser ou alors c’est au compte-gouttes. Les élèves ont du mal à saisir l’humour, le second degré, les références. On s’est trop éloigné de l’enseignement des humanités et plus on les néglige, plus on casse de ces « liens » qui permettent de comprendre non seulement les autres et le monde mais aussi, on le voit, la valeur intrinsèque de l’Être humain. On a cru qu’il fallait accorder moins d’importance aux humanités parce que ces humanités feraient, entre autres, peut-être, mais on ne voit pas bien pourquoi, obstacle à la Raison et au pragmatisme de notre époque connectée. Aujourd’hui, on ne peut plus dissocier la présence de barbares à l’intérieur de notre société de la question de l’enseignement et des valeurs culturelles que nous portons.

Pour finir, je voudrais rajouter qu’être Charlie, au contraire de ce que certains croient, c’est défendre l’éducation universaliste et lutter contre l’ignorance. Être Charlie, c’est ne pas être d’accord avec ce que vous dites, mais se battre pour que vous puissiez avoir le droit de le dire (pour reprendre une phrase attribuée à Voltaire, notre philosophe redevenu une star sur les banderoles des manifs !).

Être Charlie, c’est comprendre la caricature, le dessin politique, l’ellipse, l’allusion. En définitive, c’est partager un fonds culturel commun. On le constate bien amèrement, nous qui sommes traducteurs : il n’y a rien de plus difficile que de traduire l’humour d’une autre nation.

On le constate bien amèrement, nous qui sommes traducteurs : il n’y a rien de plus difficile que de traduire l’humour d’une autre nation.

Mais être Charlie, c’est aussi écouter et tolérer l’enfant potache et rigolard qui sommeille en chacun de nous – en tous cas chez nous, les Français, puisqu’il semble que d’autres nations soient bien plus sages que nous… Mais il ne faut pas du tout oublier que cet enfant rigolard que j’évoque, cet enfant qui a grandi en faisant des pâtés dans ses cahiers d’écolier et qui a donné ces adultes qu’étaient nos chers dessinateurs, eh bien cet enfant, il était cultivé. Il avait lu des livres, et la rhétorique n’avait pas de secret pour lui, quand il prenait son crayon à papier ou son feutre noir…

Telles sont les réflexions qui m’agitent depuis le massacre de nos humoristes.

Laure Hinckel

*J’ai écrit cet article entre le 12 et le 14 janvier, à la demande de la revue littéraire roumaine Dacia Literara. La revue paraissant en roumain, à Iasi, je l’ai pensé simultanément dans les deux langues, pour être certaine de ne pas me trahir dans l’une ou l’autre des deux versions. 

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