Caragiale, Les Craïdons

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Cette échoppe est doublement intéressante. Il y a d’abord la plaque: « Dans cette maison le poète Mihai Eminescu a oeuvré en tant que rédacteur en chef du journal Timpul en 1880-1881 ». Mihai Eminescu est LE grand poète romantique roumain.

Et puis l’enseigne:  « Craii de Curtea Veche »… Elle m’a intriguée. Elle arbore  le titre d’un livre immensément célèbre de la littérature roumaine. Mateiu Caragiale raconte les aventures de trois compères dans un style aux sonorités si envoûtantes qu’on en mémorise avec facilité des passages entiers.

J’ai traduit quelques extraits de ce roman dans une anthologie  de textes publiée ce printemps par l’Institut culturel Roumain à l’occasion du Salon du Livre de Paris.

Je vous en propose un passage :

« Elle vivait encore, mais dans l’oubliance, la célèbre Sultana Negoianu ; comme incarnation seconde, fruit d’un sortilège, elle avait été contrainte à se survivre, la fière amazone qui en peu d’années était parvenue, et ce n’était alors pas chose aisée, à scandaliser, par sa luxure, les principautés encore désunies. Je connaissais son passé, l’énigme du troublant sourire de son portrait m’avait donné envie de l’étudier –ce tumultueux passé qui avait ployé de honte le nom de la grande lignée dont elle demeurait l’unique et dernière descendante – et je l’avais étudié comme si j’avais su qu’un jour viendrait pour moi l’occasion de l’écrire. Elle avait été élevée à Genève et à Paris d’où elle était rentrée au pays à l’âge de seize ans avec des modes et des manières qui avaient étonné et suscité le murmure. Sa dot imposante avait convaincu le grand Gouverneur Barbu Arnoteanu de fermer les yeux et de lui demander sa main. Ce fut une union courte et agitée ; encore allaitant le garçon qui deviendrait le Maiorica que l’on connaît, elle avait fui avec un rien du tout en Moldavie où, comme à Bucarest, le tout Iasi l’avait admirée, ondoyant, infatigable dans les bals ou passant, fière, au galop de son cheval, suivie d’une nuée d’adorateurs. Pour persuader le mari abandonné de consentir à faire séparation, elle lui avait offert deux domaines et s’était ensuite mariée avec l’ancien grand-chancelier Iordake Canta, prince russe et candidat malheureux au trône de Moldavie ; union encore moins destinée à perdurer : la vie avec un époux avare et jaloux dans la sauvage solitude du relais de Pandina, perdu dans les forêts profondes des berges du Prut, ne pouvait rien avoir d’enchanteur aux yeux de la folâtre Sultana qui, aussitôt relevée d’avoir mis au monde une fillette, Pulcheria, était partie, en cachette et sans pensée de retour, à Bucarest. Au prix de deux autres domaines elle s’était trouvée derechef la bride sur le col ; elle n’avait plus l’intention de se le laisser brider. Et elle avait vécu. Tout aussi généreuse de son corps que de ses biens, comme en proie à la furie dévorante d’une rage, elle se l’était laissé saccager, impériale et toujours et encore insatiable, elle l’avait souillé jusques avec des mâtins. Je m’en tiens à noter le rapport entre ce vice et la folie, du reste loin d’être moment isolé, qui n’avait pas tardé à fuser. Un matin de l’automne 1857, elle avait été trouvée errante, cheveux défaits et dévêtue à Herastrau sur les rives du lac. Ah ! oui, j’étais bien obligé de le reconnaître : en me disant que si je voulais un vrai sujet de roman il me faudrait aller auprès des vrais Arnoteanu, Pirgu ne m’avait pas trompé. »

Le titre français de ce roman exceptionnel? Dans ma version inédite, « Les Craïdons ».

Rendez-vous ici dans un prochain billet pour vous donner une explication sur ce choix.

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