Atelier de traduction à Bruxelles – suite

Nous avons aussi travaillé sur le texte de Nicoleta Esinencu, « 7 km – De Chisinau au septième kilomètre ».

Ce texte dont j’espère qu’il sera un jour lu sur scène a été publié en français dans le recueil Odessa Transfer – chroniques de la Mer Noire en septembre dernier par les éditions Noir sur Blanc. Je l’ai traduit mais les autres traducteurs réunis à Bruxelles ne le connaissaient pas. D’où l’intérêt de se pencher dessus.

nicoleta esinencu

©Photo Laure Hinckel

Les 30000 signes de ce cri rauque adressé aux boucheurs de frontières et aux destructeurs de rêves s’étirent comme une arête de poisson. Fer à gauche, pas de ponctuation, pas de majuscules. Rien que le rythme.

Quand j’ai su que j’avais la possibilité de rencontrer Nicoleta Esinencu en allant à Bruxelles, j’ai écrit quelque part sur Facebook qu’après avoir écouté sa voix dans ma tête pendant que je traduisais le texte, j’allais l’entendre en vrai. Quelle surprise, quand j’ai constaté que le râle du texte était la voix rauque de Nicoleta dans la vie. Derrière les yeux bleus et sous la tignasse presque rousse, j’ai replacé le flux et le reflux des mots qui rouillaient les pages. Comme les vagues de la mer Noire à Odessa ou à Constanţa. Comme les souvenirs d’enfance rayés, hachurés, égrenés : comme des milliers d’enfants, l’auteur, née en Moldavie allait à Odessa à la mer, puis les événements historiques ont changé la donne, plus de plage et à la place la guerre, la haine et les trafics.

brusquement encore toutes les rues changent de nom

les trains changent de destination

les gens changent de passeport

les russes deviennent ennemis

les moldaves roumains

les roubles deviennent des coupons

les coupons deviennent des lei

les communistes deviennent des démocrates

les camarades deviennent des messieurs

la milice devient la police

et tous deviennent chrétiens

les américains deviennent amis

 

(…)

quand tu te rends au bureau des passeports

pour obtenir ta carte d’identité

et pouvoir aller à la mer

à odessa

à constanţa

là-bas dans le bureau des passeports

personne ne travaille

parce qu’il y a un arrivage de parfums à moitié prix

d’odessa

du седьмой километр, du « kilomètre 7 »

et tout le monde achète du parfum

et tous les bureaux sont fermés

 

quand enfin

tu obtiens ta carte d’identité

et que tu veux prendre un billet

pour odessa

tu apprends que tu ne peux plus aller à odessa

avec ta carte d’identité et que depuis peu

tu as besoin d’un passeport

 

quand tu te rends au bureau des passeports

pour en obtenir un

et aller à la mer

à odessa

ou à constanţa

là-bas au bureau des passeports

personne ne travaille

parce qu’il y a un arrivage de porc

une moitié de porc

sur la table de la secrétaire

dans l’antichambre

une moitié de porc

débitée à la hache par un gars de la security

d’abord

2 kilos de viande maigre

pour la chef de bureau

Nos discussions ont beaucoup porté sur des détails de forme mais aussi sur la portée du témoignage. Ici et aujourd’hui, les lecteurs saisissent-ils tous les aspects du texte ? On s’est arrêtés sur l’affaire des jeans. Que le grand frère décolore :

il a pris tous les galets ramenés par maman

les cailloux d’odessa

 

parce que les jeans véritables doivent être élimés

et qu’en fait c’est ça la perestroïka

il a rajouté

Moi je ne rajoute rien après ça.

Sauf que depuis samedi, j’ai lu le roman de Sofi Oksanen, Purge.  Les mêmes failles identitaires traversent l’histoire des deux femmes estoniennes narrée par l’auteur finlandaise et la vie de la romancière et dramaturge Nicoleta Esinencu. L’histoire ballottée est la même. La réserve de douleur est intacte aussi. A suivre.

ps: Fuck you Eu.ro.pa ! et Sans sucre, sont traduits du roumain par Mirella Patureau auxMères sans chatte, traduit du roumain par Mirella Patureau est un monologue joué en novembre 2008 au Centre Culturel Suisse de Paris.

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