Bucarest – chronique d’été 7 (fin)

Le même jour

J’ai rendez-vous au Cennac. L’institution me fait l’honneur de m’attribuer une bourse de traducteur professionnel. Cela me permettra de séjourner deux mois en Roumanie et de travailler dans de bonnes conditions sur le troisième roman de Dan Lungu. Tout en marchant dans Bucarest, je pense au rôle essentiel que cette bourse joue pour moi et je voudrais dire qu’il y a 20 ans, l’idée même de soutenir et d’accueillir des traducteurs étrangers en Roumanie était impensable. Des années-lumière d’efforts et de réflexion se trouvent derrière ces vingt petites années nous séparant de 1989 ! J’ai été témoin des énormes efforts déployés par ceux qu’on n’appelait pas encore des « acteurs de la politique culturelle » mais tout simplement des intellectuels ou des artistes, pour tenter de doter le pays des outils indispensables (aujourd’hui, cela nous semble indispensable !) à une vie culturelle active, ouverte sur le monde, et qui s’exporte. Comment une « petite langue » pourrait-elle faire l’économie d’un grand interventionnisme ?

 

Dans mon sac, j’ai le très bel essai d’Andrei Pleşu intitulé Pittoresque et mélancolie – Une analyse du sentiment de la nature dans la culture européenne*, « témoignage d’un effort d’européanisme, possible derrière le rideau de fer malgré des obstacles en tout genre. »Eh bien, dans une courte note précédent la préface de 1979, le philosophe de l’intervalle (se reporter à son Actualité des anges** pour comprendre ce que j’évoque ici) rappelle dans quelles circonstances il a mené sa recherche et comment il est parvenu à rédiger ce texte. Le jeune Andrei Pleşu fut, en 1975, le bénéficiaire d’une « inespérée bourse Humbold (…) et c’est pourquoi, trente ans après, la gratitude de l’auteur envers la Fondation reste entière. » En 1979 déjà, il dédiait son ouvrage à la Fondation Alexander von Humbold pour dire sa reconnaissance « pour la générosité – qui reste par ailleurs sans prix- de cette institution. »

Ce geste réitéré à presque trente années de distance peut sembler anodin, alors qu’il révèle à la fois une haute éducation et de la simplicité dans l’expression des sentiments.

L’intervalle d’un déplacement dans le monde « occidental » en 1975 s’apparentait alors à un voyage intersidéral.  Mon Paris – Bucarest est un saut de puce. Mais l’intervalle existe. Le regard l’atteste. Le voyage est là.

 

*

 

Tiens ! Un buste de Napoléon III ! Cela me rappelle que je n’ai rien dit encore de la très belle exposition encore visible jusqu’au 29 juin au château de Compiègne. Comme c’est un peu loin, à défaut d’y aller, il faut se plonger dans le catalogue, Napoléon III et les principautés roumaines. Les monographies sont de très grande qualité. C’est une mine d’informations sur une période fascinante et que l’on croit connaître – à tort. A redécouvrir, notamment à travers la peinture et surtout – surtout !- les premiers photographes. C’est mon coup de cœur à moi : la vie et l’œuvre de Carol Pop de Szathmary, photographe de la guerre de Crimée –mais pas seulement. (voir ci-contre, un cliché sur plaue de verre pris en 1854: la place du théâtre national à Bucarest)

 

 

Marcher dans ce quartier compris entre le bâtiment du gouvernement (Palatul Victoria) et la Piata Dorobanţilor (du nom d’un ancien corps de gendarmerie), c’est un peu parcourir la carte du monde : de nombreuses représentations diplomatiques et des résidences d’ambassadeurs s’y trouvent.

C’est aussi un quartier dont les rues portent le nom de capitales du monde entier.

 

 

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Instantanés :

 

« Ava gardens » : l’enseigne d’un fleuriste, au pied du Foişor de Foc.
*

 
A 23h30, de Cotroceni à la gare du Nord. Sur le pas de la porte, de toutes les portes, du monde. Lieu magique s’il en est. Pas dedans et pas encore dehors. Pas visible et pourtant bien en vue, voilà comment on se sent quand on se trouve sur le pas de la porte. Des enfants petits sous le coude d’enfants plus grands, dans l’encadrement lumineux de cours se perdant sous les auvents, les treilles et les gouttières. Des chiens couchés sous les tilleuls – je les remarque au dernier moment, quand ils tournent la tête vers moi : une étincelle dans l’ombre incandescente. Une cour éclairée, une vieille femme aux cheveux gris et longs – une lampe tempête derrière sa tête. Des enfants assis dans son auréole.

 

Le Musée militaire. L’Académie sportive.  De là où j’étais plus tôt dans l’après midi, je voyais des joueurs de hand s’entraîner dans une des salles – d’ancienne écuries. Quelle époque ? Je ne m’en souviens pas.

*
Dans le sous-sol de la Gare du Nord, désert, la contrôleuse s’est avachie sur son téléphone portable qui lui sert de station de jeu. Un autre grand chien couché sur le sol rouge me regarde passer le tourniquet.

Passage, bâton à la ceinture, du bodyguard qui fait sa ronde d’un bout à l’autre de la rame. Son employeur ? La société de surveillance « Scorseze ».

Un couple tellement isolé du monde qu’elle -long cheveux teints en noir- se laisse extirper des points noirs par son compagnon – un grand poilu en bermuda. Je détourne la tête.
Des copains, deux – sac à dos, barbus. Reviennent de la mer.
Station Dristor, touffeur presque tropicale.
Un regard sur la droite, sur les grues au-dessus des immeubles presque achevés. Un programme immobilier relativement luxueux. Si j’avais le temps, je visiterais. Les immeubles sont élevés sur une ancienne fabrique d’aiguilles dont j’ai, pendant des années, longé les portes en fer peintes en bleu, puis couvertes d’affiches, puis rouillées, puis repeintes, puis percées d’un guichet, puis invisibles dans le bazar ambiant de la transition roumaine. Je me demande à quoi ressemblaient les machines pour fabriquer des aiguilles.

23h55. Les services municipaux procèdent à l’arrosage des parterres de fleurs ; la grande intersection Mihai Bravu – Baba Novac n’a plus rien de chaotique. Il y règne un ordre presque helvétique. J’exagère juste un peu.

 

 

*Somogy et ICR 2007, trad. Luminiţa Brǎileanu, Dominique Ilea

**Editions Buchet Chastel 2005, trad. Laure Hinckel.

Cafés poèmes de Paris

Le mois de juin est placé sous le signe de la poésie à l’Institut Culturel Roumain de Paris. De sa tour d’ivoire, la muse descend pour un bain de foule avec un programme chargé.

Le 11 juin, l’Institut Culturel Roumain et cinq autres instituts culturels étrangers à Paris ont démarré, dans 26 cafés parisiens, le projet Café poèmes de Paris. Les clients y pourront écrire quelques vers voire un poème entier sur une carte spéciale, qu’ils déposeront dans une urne spéciale présente sur chaque site. Les meilleures créations seront choisis par un jury international et publiées dans une brochure à l’occasion de la Semaine des cultures étrangères (26 septembre – 4 octobre) du FICEP (Forum des instituts culturels étrangers à Paris).

Le 16 juin, l’Institut Culturel Roumain accueillera dans ses locaux le Festival franco-anglais de poésie pour la présentation au public d’un nouveau numéro de la revue poétique La Traductière. Il sera par la suite présent au 27ème Marché de la poésie (18-21 juin), place Saint-Sulpice. Près de 500 éditeurs y attendent plus de 50000 visiteurs pour cet événement où l’entrée est libre.

L’Institut Culturel Roumain invite trois jeunes poètes roumains pour des lectures. Răzvan Tupa, Ana Maria Sandu et Claudiu Komartin, des nouvelles voix parmi les plus originales du lyrisme roumain contemporain, liront leurs poèmes une première fois le 17 juin au Pen Club français (6 rue François Miron 75004 Paris) à 18h30, puis le 20 juin à 15h sur la scène du Marché de la poésie. 

Bucarest – chronique d’été 6

Lundi

 

Le tram – de nouveau. L’enfilade des boulevards portant le nom de princes régnants d’époques lointaines.

Je ne peux pas ne pas m’en souvenir : c’est là, sur la gauche, quelque part entre les stations de métro Ştefan Cel Mare et Piaţa Victoriei que se trouve une petite maison pas tout à fait anodine.  Dans les années 30, Eugène Ionesco y vivait avec sa mère et sa sœur Marinela. C’est au 52 du boulevard Ştefan Cel Mare. Ce lieu est aujourd’hui tout à anonyme. Aucune plaque ne mentionne rien. Et puis, après tout, pour quoi faire ?

Si je mentionne ce lieu, alors que je passe devant, c’est parce que cela me renvoie à l’excellent souvenir d’une enquête que j’ai menée en 1994 « sur les traces d’un lycéen roumain nommé Ionesco », d’ailleurs publiée dans l’Événement du Jeudi avec des fac-similés de ses carnets de notes… Une vraie réussite, cette enquête historico-littéraire. C’est Archavir Acterian, à l’époque âgé de 87 ans, qui a été ma source principale. J’ai rencontré aussi Barbu Brezianu et son épouse et même un ancien condisciple de Ionescu -très jaloux du lycéen précoce et non-conformiste, futur académicien français…

Archavir Acterian se souvenait parfaitement des discussions de leurs vingt ans, des sorties en groupe qui se terminaient souvent dans la mansarde de Mircea Eliade, professeur de certains de leurs amis. Les clowneries d’Eugène Ionesco, les éclats de rire d’Emil Cioran brillaient encore dans ses yeux. Il déployait ainsi devant  moi et pour moi l’immense scène du théâtre bucarestois des années 20 et 30. Archavir Actérian était prolixe, précis et d’une urbanité délicieuse. Il ébauchait en quelques mots le portrait des Emil Cioran, Mircea Eliade, Emil Botta, Petre Tutea, Mihail Sebastian et autres. Parmi tous ces garçons, il y avait aussi quelques filles. La sœur d’Archavir Actérian, Jeni, nous a laissé un journal magnifique. Je l’ai à la main, alors que je passe devant ce fameux numéro 52.  Quelle personnalité brillante ! Quels dialogues mémorables entre elle et Eugène Ionesco ! Je crois qu’ils étaient un peu amoureux. Surtout Eugène, dont personne n’offense la mémoire en racontant –comme me l’a raconté Archavir en ce jour du printemps 1994- qu’il avait à 20 ans un vrai cœur d’artichaut ! Toujours amoureux, toujours se languissant d’amour.

Archavir a utilisé cette expression roumaine à croquer : Eugène était « îndragostit lulea ». « Lulea », c’est une pipe. Dans cette expression, il n’est pas question de bouffarde, mais cela m’avait alors fait sourire… « Lulea », c’est très proche de « lalea », la tulipe, c’est un son très enfantin. Je trouvais que cela allait bien au personnage dont Archavir me faisait le portrait, à travers ses propres souvenirs. Archavir Acterian écrit d’ailleurs dans son propre journal (un beau témoignage, mais moins intéressant que celui de sa sœur) qu’Eugène le tannait avec ses histoires d’amour et qu’un jour il lui fit rencontrer une jeune fille qui était dans sa classe au lycée, Rodica : le début de l’histoire d’amour de toute une vie… et la paix pour son ami !

 

Le tram passe sous la Piaţa Victoriei et refait surface à deux pas de l’appartement où Gabriela Adameşteanu a longuement reçu l’équipe des Belles Étrangères, dont je faisais partie en tant que conseillère littéraire et interprète, en juin 2005. Le petit appartement impeccable, les photos de famille en noir et blanc au mur, la chambre de l’écrivain dont on devinait que le divan était le lieu où de nombreuses pages de roman furent écrites…. Et le tramway qui passe sous les fenêtres. En mars, Marily Le Nir a publié sa traduction du roman de jeunesse de l’écrivain : Vienne le jour, Drumul egal al fiecarei zile, en roumain. C’est un roman de formation. Letitia est le nom de l’héroïne. Elle est adolescente et elle étouffe, entre sa mère et son oncle. L’un et l’autre ploient à un moment ou à un autre sous la roue dentée de l’engrenage dictatorial. Letitia, elle, suffoque tout simplement. Et le lecteur la suit entre deux souffles.

Bucarest – chronique d’été 5

Entre le cinéma Scala et la librairie Carturesti, je tombe sur la rue Pictor Arthur Verona transformée, pleine de vie : ici se tient pour quelques jours un mini festival organisé par la Fondation Carturesti et l’Union des architectes.
Cela s’appelle : 


Le but est de militer pour rendre aux piétons ce morceau de quartier au centre de Bucarest.
Je dégaine mon téléphone portable pour saisir en images quelque chose de cette atmosphère légère qui plane dans ce coin de Bucarest.
Des ateliers pour les enfants tenus par des associations écolos, des artistes en plein happening, et surtout, la présence forte et intéressante des étudiants des facultés d’architecture et d’art donnent un air un peu échevelé à cette rue que je connais bien pour y avoir, notamment, pris une des plus sympathiques photographies de mon exposition montrée en 1995 à l’Institut français:


Un des stands les plus intéressants (et de nombreux groupes se forment pour discuter) concerne les « résidences nobiliaires extra-urbaines ». Un crève-coeur de voir ces palais de toutes tailles et tous styles en ruine.

De grands panneaux comme ces deux-là que je prends en photo retracent l’histoire de ces lieux charmants. 
Le plus souvent, ils ont été transformés en Coopérative Agricole de Production (l’équivalent du kolkhoze en URSS) par les autorités communistes et confiscatrices.

Plus léger, voici l’endroit où se délivrer du stress : planter un clou de charpentier, voilà qui permet d’aller mieux!

Et puis, rouler en « harley » écolo!, c’est tentant…

surtout, après avoir rangé sur l’étagère du salon un bocal… d’air pur!

Bucarest – chronique d’été 4

Calea Victoriei. Sur la gauche, la cour très sombre d’un de ces nombreux immeubles aux lignes Bauhaus. On y retrouve une époque attirée par la modernité, misant sur l’ultra-fonctionnel et adorant le luxe. J’ai l’impression de me retrouver dans l’antichambre d’un roman de Camil Petrescu. Fred, le héros de son roman Madame T. est sur le point de pousser la grille ; de son pas élastique, il traverse le puits de lumière et s’en va retrouver son amante… Aujourd’hui, la façade est chargée de suie mais le charme des lignes pures est toujours agissant. Je regrette à cet instant de n’avoir pas pris mon appareil photo. Dans deux semaines, quand je serai de retour, le fantôme de Fred Vasilescu me trouvera là, sous cette fenêtre ronde comme l’œil ébahi de son Emilia.

 

 

Ça y est, quelques pas encore et je me retrouve à l’abri de la chaleur torride : voici la cour ombragée de la Terasa Green Hours et surtout, la « librairie du fond de la cour » et la rédaction du journal 22, hebdomadaire fondé par le Groupe pour le Dialogue Social (GDS) dont le siège se trouve également là. Le GDS – la pépinière à idées, le chaudron du débat démocratique des années 90 ; le  poumon pensant de la vie intellectuelle roumaine.

Sur les vitres du rez-de-chaussée sont collés des dessins de Perjovski. Sa notoriété est aujourd’hui mondiale. Avec mon attirance ancienne pour les lettres comme on les rencontre dans l’espace urbain, je ne pouvais qu’aimer ses dessins dont le graphisme toujours simple est porté par le message. Avec le temps (je connais son travail depuis le début des années 90), le message a pris encore plus de place et de force qu’au début.

Je m’assois avec un Pepsi. Un article du journal que je feuillette me raconte qu’avant 1989, le Coca-Cola étant interdit pour cause d’anti-capitalisme, le Pepsi était devenue une « boisson de gauche »…

Je suis à Bucarest. C’est l’été. Je sirote ma boisson politisée.